Le 28 février 2022, le Conseil fédéral a décidé de reprendre les sanctions de l’Union européenne (UE) contre la Russie. Il a ainsi déjà bloqué les avoirs de 1093 personnes et de 80 entreprises et organisations, selon le Département fédéral de l’économie (DEFR). La liste des sanctions n’a, quant à elle, pas fini de s’allonger.
Ces sanctions trouvent leurs fondements dans l’article 184 al. 3 de la Constitution fédérale. En effet, cette disposition permet au Conseil fédéral d’édicter des ordonnances limitées dans le temps pour «sauvegarder les intérêts du pays». Le Conseil fédéral a en l’occurrence promulgué l’ordonnance du 4 mars 2022 instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine.
Les articles 1 et 2 de la loi fédérale sur l’application de sanctions internationales (loi sur les embargos) autorisent plus spécifiquement le gouvernement à adopter des mesures de coercition décidées par l’ONU, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou encore par «les principaux partenaires commerciaux de la Suisse». Ces mesures de coercition économique doivent servir au respect du droit international public, en particulier des droits de l’homme.
Enfin, selon l’article 41 de la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité de l’ONU peut exiger de la Suisse qu’elle reprenne certaines «mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée». En l’occurrence, le Conseil de sécurité n’a pas pris de sanctions dans le cadre de la guerre en Ukraine. À l’inverse des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou encore de l’UE qui en ont pris contre la Russie dès le début du conflit.
Les critères des sanctions restent secrets
Le Conseil fédéral a largement repris les sanctions décidées par l’UE, en tant que «partenaire commercial important». Selon le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et le rapport du Contrôle parlementaire de l’administration (CPA), la Suisse ne décrèterait toutefois ni «directement ni sans examen préalable» les sanctions en question. Le Conseil fédéral procèderait ainsi à une pesée des intérêts qui «tient compte des objectifs de la politique extérieure de la Suisse ainsi que de sa neutralité».
Le Conseil fédéral décide donc au cas par cas s’il reprend «entièrement, partiellement ou pas du tout» les sanctions décidées par l’UE. Et sur quels critères concrets s’appuie-t-il pour sanctionner de manière si ciblée des personnes, des entreprises et des organisations? Interpellés à plusieurs reprises par nos collègues alémaniques de plädoyer, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) et le Département de l’économie ne répondent pas. Le SECO note simplement que la décision est prise «sur la base de critères de politique étrangère, de politique économique extérieure et de critères juridiques». La question de savoir pourquoi untel est sanctionné reste donc un secret d’État.
Il est des domaines où la Suisse a décidé de ne pas suivre l’UE. L’un des exemples les plus emblématiques est celui des chaînes d’État russes, comme RT (anciennement Russia Today) et Sputnik, qui peuvent continuer à être captées en Suisse. Le Conseil fédéral ne s’est en effet pas rallié à la censure de la chaîne décidée par l’UE. Son argument: «même si ces chaînes sont des outils de propagande et de désinformation», il est plus efficace de contrer les propos mensongers par des faits plutôt que de les interdire.
Professeur zurichois spécialisé dans les marchés financiers Samuel Kern Alexander rappelle que la Suisse «reprend la plupart des sanctions de l’UE depuis les années 1990». Une constatation que confirme le rapport du Conseil fédéral sur la pratique des sanctions en 2017: depuis 1998 (guerre de Yougoslavie), la Suisse s’associe en principe aux sanctions de l’UE. Selon le DFAE, ce n’était que partiellement le cas pour les sanctions contre l’Iran, la Corée du Nord et la Russie.
Motif de la sanction «bon contribuable en Russie»
L’ordonnance sur l’Ukraine prévoit des mesures de restriction du commerce des «biens militaires, des biens de luxe, des biens destinés à des raffineries de pétrole ou encore des biens destinés au secteur de l’énergie». Elle comporte aussi d’importantes «sanctions financières ainsi que des interdictions d’entrée et de transit». Le 27 avril 2022, le Conseil fédéral a mis en œuvre le cinquième paquet de mesures de l’UE, touchant ainsi plus de deux cents personnes et organisations supplémentaires. Ce paquet contenait également un embargo sur le charbon, la houille, le bois, le ciment ainsi que sur des produits tels que les fruits de mer, le caviar et la vodka. Dernier en date, le sixième paquet de sanctions de l’UE a été adopté le 3 juin 2022. La Suisse l’a repris le 10 juin suivant.
Il n’est pas nécessaire qu’une entreprise appartienne directement à l’État russe pour qu’elle soit placée sur la liste des sanctions. Les entreprises privées ou les personnes qui paient des impôts élevés en Russie sont également concernées. Selon l’ordonnance du Conseil fédéral, les personnes listées ne peuvent pas entrer en Suisse. En outre, les banques doivent bloquer leurs avoirs. Exemple avec Viktor Rashnikov. Propriétaire et président du conseil d’administration de l’entreprise Magnitogorsk Iron & Steel Works (MMK), ce milliardaire russe figure parmi les personnes sanctionnées en avril dernier. Motif de la sanction: «la société MMK est l’un des plus gros contribuables de Russie. Sa charge fiscale a récemment augmenté, ce qui a entraîné une hausse considérable des recettes de l’État russe». Il s’agit donc d’un «entrepreneur russe de premier plan, actif dans des secteurs économiques qui constituent une source de revenus importante pour le Gouvernement russe».
La majorité des personnes sanctionnées sont des parlementaires de la Chambre basse de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie (Douma), des fonctionnaires issus de presque tous les ministères, ainsi que des directeurs d’entreprises d’État. À ceux-ci s’ajoutent des membres du Conseil de sécurité nationale, des hauts fonctionnaires, des militaires ainsi que des hommes d’affaires. Il arrive aussi que les sanctions visent l’entourage familial de ces personnes. Anastasia Ignatova est bien placée pour le savoir. Cette dernière est la belle-fille du président du conseil d’administration de l’entreprise publique russe Rostec, Sergei Chemezov. Elle a été sanctionnée car, «en tant que belle-fille de Sergei Chemezov, Anastasia Ignatova possède d’importantes valeurs patrimoniales issues de sociétés offshore».
Deux demandes de retrait
Alexander Pumpiansky vit à Genève. Il est le fils de Dmitri Pumpiansky, un milliardaire et magnat de l’acier. Ce dernier ainsi que sa femme ont été sanctionnés. Étant naturalisé, leur fils n’est pas soumis à des restrictions de voyage. Ses comptes sont par contre bloqués. Selon la Tribune de Genève, le Genevois ne vit que de l’argent liquide qu’il possède encore. Il critique le fait d’être «considéré comme coupable sans avoir la possibilité de se défendre ou de s’expliquer». Les personnes sanctionnées ne peuvent-elles vraiment rien faire contre leur inscription sur la liste?
Selon le porte-parole du SECO, Fabian Maienfisch, il n’est pas possible d’entendre les personnes concernées au préalable. Les sanctions doivent être prononcées sans préavis, afin de garantir leur efficacité. Une fois la sanction prononcée, les personnes, entreprises et organisations peuvent toutefois déposer une demande de radiation de la liste auprès du Département fédéral de l’économie (DEFR). Ce dernier l’examinerait et rendrait une décision susceptible de recours. En cas de rejet de la demande de radiation, la personne concernée peut faire appel auprès du Tribunal administratif fédéral. Jusqu’à présent, le DEFR a reçu deux demandes de radiation. «Mais comme aucune décision n’a été rendue, il n’y a pas encore eu de recours possible».
Ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Genève, Grégoire Mangeat représente des parties dans des affaires de blanchiment d’argent, de corruption et d’autres cas de criminalité économique. Il souhaiterait que le SECO respecte les droits constitutionnels des personnes concernées ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme lors de l’application de sanctions. Il pense notamment aux droits formels des parties, dans le cadre de la procédure administrative. Sur le fond, l’avocat précise que les personnes concernées pourraient invoquer une erreur sur la personne, la non-participation à l’invasion de l’Ukraine ou une violation du principe de proportionnalité.
Un avis que partage Samuel Kern Alexander. Le professeur zurichois rappelle en effet que le principe de proportionnalité exige que les mesures soient appropriées, nécessaires du point de vue personnel, temporel et spatial, mais aussi raisonnablement acceptables pour la personne concernée. Rendu en 2012, l’arrêt Nada c. Suisse de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a d’ailleurs fixé les limites à ne pas franchir. y
Le secret professionnel des avocats prime sur l’ordonnance
L’article 16 de l’ordonnance sur l’Ukraine prévoit que «les personnes et les institutions qui détiennent ou gèrent des avoirs ou qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs prévu à l’art. 15, al. 1 doivent le déclarer sans délai au SECO». La déclaration doit mentionner «le nom du bénéficiaire ainsi que la nature et la valeur des avoirs et des ressources économiques concernés».
Cela vaut-il aussi pour les avocats? L’ordonnance «ne prévoit pas que les avocats soient exemptés de l’obligation de déclarer», répond le porteparole du SECO, Michael Wüthrich. La question de savoir dans quelle mesure cette obligation est compatible avec le secret professionnel de l’avocat a été soumise à examen.
La Fédération suisse des avocats a en effet chargé le professeur de droit pénal fribourgeois Marcel Niggli de traiter cette question. Sa réponse: une restriction du secret professionnel selon l’article 321 du Code pénal est, si elle est faite par le biais d’une ordonnance, «inadmissible et trop vague du point de vue du droit pénal». Cela vaut d’autant plus pour une éventuelle restriction du secret professionnel de l’avocat au sens de l’article 13 de la loi sur les avocats. «Pour justifier une restriction, il faudrait une base légale claire et explicite», explique le professeur dans son rapport. À la question de savoir ce que devrait faire un avocat qui prend connaissance, de manière incidente, de valeurs patrimoniales, après l’entrée en vigueur de l’ordonnance, Marcel Niggli répond: «Il ne doit pas le signaler, dans la mesure où il ne détient ou ne gère pas lui-même de valeurs patrimoniales en question. Il n’est pas non plus tenu de refuser un mandat correspondant, dans la mesure où celui-ci ne comprend pas la détention ou la gestion de valeurs patrimoniales.» En revanche, l’avocat doit, en vertu de ses obligations professionnelles, attirer l’attention d’un client existant ou futur sur l’article 16 de l’ordonnance sur l’Ukraine.
Enfin, à la question de savoir si les honoraires d’un avocat en vue d’une représentation dans une procédure de contrôle juridique du blocage de fonds peuvent être payés à partir desdits fonds bloqués, Marcel Niggli répond clairement par l’affirmative.