plaidoyer: Quelles étaient vos attributions en tant que médiateur pour les personnes figurant sur la liste du Comité des sanctions contre l’EIIL (Daech) et Al-Qaïda?
Daniel Kipfer: Le médiateur examine les sanctions au cas par cas. Il ne remplit pas qu’une fonction judiciaire, mais peut être, tour à tour, juge, diplomate, procureur ou encore avocat de la défense.
Vos rapports d’activité à l’intention de l’ONU déplorent le manque d’indépendance du médiateur.
Certains pays, dont l’Allemagne, avaient demandé d’instaurer un tribunal pour examiner les sanctions prises à l’encontre des individus. En vain. Le poste de médiateur a été créé en lieu et place d’un tel tribunal. On attend du médiateur qu’il soit impartial et indépendant. Encore faut-il que les exigences inhérentes à l’indépendance d’un juge soient remplies.
Pourquoi l’indépendance est-elle déficiente?
Un mandat judiciaire doit être établi pour une durée minimale ou indéterminée. Sur le principe, j’ai été nommé pour trois ans et demi. Mais, en pratique, mes contrats ne duraient parfois qu’un, deux ou six mois. La pression est forte lorsqu’on ne sait pas si on pourra encore travailler le mois suivant.
Mon salaire n’a, par ailleurs, jamais vraiment été garanti contractuellement. Quant au Bureau du médiateur, il n’existe pas en tant qu’unité indépendante de l’ONU. Il fait partie administrativement du département qui conseille le Conseil de sécurité en matière de sanctions. Enfin, le médiateur n’a aucun remplaçant: s’il tombe malade, est victime d’un accident ou quitte sa fonction en respectant le délai de préavis extrêmement court (dix jours), toutes les procédures sont suspendues.
Dans les faits, avez-vous pu travailler de manière indépendante?
Oui, personne n’a jamais essayé de me mettre la pression.
Le médiateur ne remplit-il pas la fonction d’un voile de pudeur?
Non, personne n’a jamais interféré avec mon travail. Dans les faits, le médiateur a un certain pouvoir. Ses décisions, qui ne sont formellement que des recommandations, ne peuvent être écartées que si les quinze membres du Comité des sanctions les rejettent. Cette procédure est unique au sein de l’ONU. Jusqu’à présent, les quelque cent recommandations émises ont toutes été suivies.
La procédure applicable aux sanctions individuelles reste toutefois problématique. Il est en effet contestable que le Conseil de sécurité soit autorisé à ordonner des sanctions sans offrir aux personnes concernées une voie de droit. Il est évident, ici, que le politique prime sur la protection des droits fondamentaux.
Combien de recommandations avez-vous émises?
Pendant ces trois ans et demi, j’ai travaillé sur 20 cas, dont 18 ont fait l’objet d’un rapport final et 16 d’une décision. Le service existe depuis douze ans. En moyenne, deux tiers des demandes des personnes sanctionnées ont été acceptées.
Les obstacles à franchir pour déposer une demande sont-ils nombreux?
Non, il suffit d’envoyer un courriel au médiateur pour qu’une procédure soit ouverte. Le hic, c’est que certaines personnes ne sont même pas au courant qu’elles figurent sur la liste des sanctions.
Y a-t-il des cas qui vous ont particulièrement déconcerté?
Oui, mon dernier dossier par exemple. Il s’agissait d’un politicien influent d’un pays arabe. Accusé de soutenir Al-Qaïda, il a été placé sur la liste des sanctions. Ses comptes bancaires ont alors été gelés et il n’a plus eu le droit de voyager. Toutes les informations disponibles provenaient de services de renseignement secrets. Nous avons lancé la procédure et entamé les recherches. Pour ce faire, nous avons utilisé des données accessibles au public, rencontré le requérant ainsi que deux politiciens de haut rang de son pays et enfin consulté des experts de l’ONU pour la région. La conclusion s’est vite imposée: les informations des services secrets ne pouvaient qu’être fausses. Je me suis demandé pourquoi cet homme était dans le collimateur de plusieurs services secrets. Soit il s’agissait d’une erreur – découlant d’un manque de compréhension des réalités locales –, soit il s’agissait d’un sabotage visant à placer un adversaire politique sur la liste des terroristes et, ainsi, à le neutraliser en diffusant de fausses informations.
À quel point Al-Qaïda est-il encore actif aujourd’hui?
On dit que Al-Qaïda n’est plus que «le point de rencontre des services secrets». Il y a du vrai dans cette phrase.
Les informations fournies par les services secrets suffisent-elles pour justifier une inscription sur la liste des sanctions?
Dans les pays européens, les jugements pénaux donnent lieu à des demandes d’inscription sur la liste. Une procédure conforme à l’État de droit précède chaque inscription. La situation devient problématique lorsque le référencement repose uniquement sur des informations fournies par les services secrets. C’est souvent le cas, notamment pour les demandes des États-Unis. Le Bureau du médiateur a conclu des accords avec de nombreux États sur l’accès aux documents des services secrets. Cela pose problème du point de vue du droit d’être entendu, car il ne peut souvent pas partager ces informations avec le requérant. Par le passé, la pratique du médiateur était conforme au principe d’équité. Il serait indéfendable de justifier le rejet d’une demande basée uniquement sur des informations des services secrets dont le requérant n’a pas connaissance.
Que se passe-t-il lorsqu’un pays refuse de fournir des informations?
Il est arrivé que je ne reçoive pas de réponse, même après plusieurs relances. J’ai alors supposé que le pays ne souhaitait plus maintenir la personne concernée sur la liste. On m’a parfois menti. Au Proche-Orient, par exemple, j’ai voulu interroger un témoin. Les autorités m’ont reçu sur place, mais n’ont pas voulu me dire où il se trouvait. Elles m’ont répondu: «Vous pouvez le rencontrer, mais nous vous le déconseillons. Les personnes figurant sur une telle liste sont dangereuses. Nous les surveillons, mais nous n’avons pas de contact avec elles.» J’ai dû partir les mains vides. Le témoin de l’époque était également sur la liste et avait lui-même déposé une demande. Lorsque je l’ai interviewé par vidéoconférence, il s’est avéré que la réalité était différente: la police le contactait chaque semaine!
Avez-vous pu améliorer la procédure?
Oui, à plusieurs égards. Auparavant, le demandeur ne recevait qu’un résumé du rapport final. Il est désormais possible de lui remettre une copie partiellement caviardée.
Les personnes concernées peuvent-elles faire appel à un avocat?
Oui, c’est quelque chose que j’ai pu obtenir dès le début de mon mandat: tous les requérants ont désormais droit à un représentant juridique. Le médiateur lui-même n’a pas de budget pour financer une défense officielle et la grande majorité des requérants n’est pas en mesure de désigner un avocat pour contester la sanction. Cependant, soixante avocats de l’Association des avocats de la défense, basée à La Haye, se sont déclarés prêts à prendre des mandats probono.
Vous êtes de retour à Bellinzone en tant que juge pénal fédéral. New York vous manque-t-il?
Les conditions cadres à l’ONU étaient particulières, le travail extrêmement intéressant. J’ai eu des contacts inoubliables et le rôle de médiateur semblait être fait sur mesure pour moi. J’aime cependant aussi être juge.
Plus d’infos: un.org/securitycouncil/fr/ombudsperson