En 2011 (ATF 137 V 210), le Tribunal fédéral n’a pas remis fondamentalement en cause la dépendance économique des experts de l’AI à l’institution qui les mandate, mais il a néanmoins exigé des correctifs pour garantir leur indépendance: entre autres, l’attribution des mandats d’expertises pluridisciplinaires selon le principe du hasard, l’amélioration des exigences de qualité et le renforcement des droits de participation de la personne assurée.
Quatre ans plus tard, le constat est mitigé: des correctifs ont certes vu le jour, mais leur application est semée d’embûches. Une plateforme pour le choix aléatoire a été mise sur pied, sous le nom de «suissemed@p», mais elle est engorgée: en Suisse romande, le choix d’un expert prend facilement un an, d’après les témoignages que nous avons recueillis. Les exigences de qualité n’ont guère progressé, de l’aveu même de l’Office fédéral des assurances sociales. Quant aux nouveaux droits de participation de l’assuré, ils peinent à se concrétiser, et ne peuvent faire l’objet d’un recours au TF. Six avocats romands spécialisés dans les assurances sociales nous ont livré leurs expériences.
Ils sont unanimes à déplorer la lenteur de la plateforme «suissemed@p», évoquant des délais de six mois, un an, voire un an et demi pour le choix de l’auteur d’un expertise pluridisciplinaire.
A tel point que certains développent des stratégies pour obtenir une expertise mono- ou bi-disciplinaire, qui échappe à la plateforme, quitte à demander l’intervention d’un expert supplémentaire après coup. A tel point, aussi, que des avocats renoncent parfois à recourir contre le choix d’un spécialiste, pour éviter de rallonger la procédure de manière démesurée. A Genève, des parties se sont entendues pour échapper à «suissemed@p», mais elles ont échoué au TF. Et, dans le Jura, un avocat a recouru en vain au Tribunal cantonal pour déni de justice, alors que le processus de choix avait duré un an et demi: il s’est vu répondre que le système n’est pas en cause, mais que ce sont les centres d’expertises qui sont trop peu nombreux.
Experts recherchés
L’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) reconnaît l’engorgement de suissemed@p. A la fin de 2014, 1900 mandats d’expertises attendaient encore d’être attribués (dont environ 250 datant de 2013). Depuis le début de 2015, un nouveau principe, «first in, first out», devrait remédier partiellement au retard, en faisant en sorte que les demandes soient traitées selon leur ordre d’arrivée. «Le problème de capacité de la plateforme est essentiellement dû au manque de centres d’expertises, déplore Ralf Kocher, chef du secteur procédures et rentes du domaine AI à l’OFAS. Il est plus aigu en Suisse romande. Nous essayons de sensibiliser les cantons pour qu’ils encouragent la création de tels centres dans les hôpitaux publics et universitaires.»
Amélioration formelle
L’ ATF 137 V 210 fait la promotion d’une recherche consensuelle de l’expert et prévoit que, en cas de désaccord entre les parties, l’assuré puisse demander qu’une décision soit rendue, sujette à recours. «Cette amélioration est d’ordre formel et n’introduit pas un choix paritaire de l’expert, déplore Gilles-Antoine Hofstetter, avocat à Lausanne. Seuls les motifs de récusation et de prévention peuvent être invoqués, comme par le passé. Or, c’est souvent le choix même de l’expert qui scelle le sort d’un litige. Et, malheureusement, les tribunaux n’admettent toujours pas que les relations commerciales des médecins avec l’AI portent atteinte à leur impartialité.»
Son confrère Philippe Graf, avocat à Lausanne, regrette également que le droit d’être entendu ne soit très souvent que formel: «Il y a une nouvelle possibilité de contester le choix de l’expert, comme une nouvelle arène, mais cette arène est souvent vide. Ce qui peut être utile, c’est le fait même, pour l’assuré, de provoquer une décision sujette à recours. L’Office AI peut alors, même si c’est rare, modifier son choix. Mais, après un éventuel recours cantonal, on ne peut pas monter au TF, sauf en disposant d’un motif de récusation (ATF 138 V 271). Le TF juge en effet qu’il est suffisant de pouvoir se plaindre devant lui de la violation du principe de concertation quant au choix de l’expert à la toute fin de l’instruction du cas, dans le cadre d’un recours contre la décision de refus ou d’octroi limité de prestations AI. Il est alors souvent trop tard, puisque l’expertise a déjà été faite.»
Charles Poupon, avocat à Delémont, n’a pas constaté non plus de réel changement dans la participation au choix de l’expert, tout au plus une certaine standardisation pour la contestation de ce choix: «On nous donne le nom des médecins et leur spécialité, avec un délai de dix jours pour demander leur récusation pour des motifs formels. Car, avec l’ATF 137 V 210, c’est peine perdue de vouloir remettre en cause l’indépendance d’un centre d’expertises de l’AI devant un tribunal.»
Manque de dialogue
Thierry Sticher, avocat à Genève, et Alain Ribordy, avocat à Fribourg, regrettent également la faible marge de manœuvre dans la contestation de l’expert. Et ils n’observent pas de modification notable de la pratique s’agissant du droit de poser des questions complémentaires, prévu par l’ATF 137 V 210. «Auparavant, rien n’empêchait l’assuré de compléter le questionnaire. Ses questions étaient la plupart du temps prises en compte», relève Thierry Sticher. «On peut compléter un questionnaire préformulé, mais encore faudrait-il que les collaborateurs de l’AI développent l’habitude de discuter, ce qui n’est pas encore très fréquent, regrette Alain Ribordy. Pourtant, l’esprit de l’ATF 137 V 210 était que l’assuré n’est pas qu’un objet d’instruction, mais un partenaire, avec lequel il faut tenter de se mettre d’accord. C’est aussi dans l’intérêt de l’assurance, puisque cela limite les recours contre ses décisions.»
A Genève, la pratique de la Chambre des assurances sociales est réputée plus favorable aux assurés, car l’instruction y est minutieuse et prévoit d’entendre les experts quand cela est nécessaire. «On est bien lotis, commente Thierry Sticher, car la Chambre genevoise des assurances sociales entend les témoins, en particulier les différents médecins et en tient compte. Je regrette parfois que le TF ne s’intéresse pas tellement aux déclarations des médecins en audience, ce que je trouve décourageant, car ils y font parfois des déclarations plus utiles que certains avis écrits, qui peuvent paraître préformés. Parfois même, ces avis se ressemblent, d’une manière troublante d’un dossier à l’autre.»
Mieux en LAA
Pour Alexandre Guyaz, avocat à Lausanne, l’absence de culture du dialogue à l’AI est surtout patent dans la nomination des auteurs d’expertises mono- ou bi-disciplinaires (les pluridisciplinaires étant tributaires de suissemed@p). «Le TF voulait donner la parole à l’assuré, mais l’AI ne joue pas vraiment le jeu. Pourtant, elle n’a pas de raison de refuser une contre-proposition de l’assuré, quand celui-ci donne la préférence à un médecin reconnu par l’AI. Cela permettrait, à terme, d’améliorer la qualité des expertises en forçant les experts les plus contestés à adapter leurs méthodes.»
Alexandre Guyaz constate, en revanche, une participation accrue de l’assuré dans l’assurance-accidents, domaine auquel s’applique également l’ATF 137 V 210: «Le dialogue avec l’assuré y est plus développé et les assureurs davantage désireux d’éviter que la nomination de l’expert soit contestée devant le Tribunal cantonal. Le gestionnaire de l’assurance privée a un pouvoir décisionnaire plus grand que celui de l’AI, qui s’en tient généralement à la personne proposée par le Service médical régional.»
Transparence accrue
Parmi les correctifs, demandés par le TF en 2011, figurait également une transparence accrue concernant les liens économiques des centres d’expertises. Ainsi, l’OFAS a rendu obligatoires plusieurs mentions, dont les partenaires du centre, la liste des médecins avec leurs qualifications et leurs autorisations de pratiquer ainsi que la liste des clients. Mais impossible de savoir quelle part du revenu d’un médecin provient des expertises.
Pas encore de contrôle de qualité
De l’aveu même de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), le contrôle de la qualité des expertises réclamé par le TF n’a pas encore pu être mis en place. Pour le chef du secteur «procédures et rentes» du domaine AI, Ralf Kocher, c’est même une «lacune du système suisse». Mais, ajoute-t-il, «l’AI ne peut pas élaborer de directives seule. Elle a besoin du soutien des sociétés médicales et des centres universitaires. C’est aux médecins de dire aux médecins ce qu’on attend d’eux.» Pour l’heure, seul le domaine de la psychiatrie s’est doté de lignes directrices obligatoires pour ses expertises. Elles ont été élaborées sous l’égide de la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie (SSPP).
Pour les autres domaines, un groupe de travail composé de médecins spécialistes est à l’œuvre. Par ailleurs, un autre groupe dirigé par l’OFAS est en train d’élaborer les exigences formelles (structure et forme de l’expertise, formulation adéquate des questions, etc.).
Toujours sur demande du TF, le tarif forfaitaire rémunérant les expertises pluridisciplinaires a été remplacé par un tarif différencié selon le nombre de disciplines et le travail requis. Mais les centres d’expertises sont loin d’en sortir perdants… Au lieu d’une somme fixe de 9000 fr., le coût se situe dans une fourchette allant de 9000 fr. (pour trois disciplines) à 15 000 fr. (pour six disciplines)…