Comparer des statistiques criminelles à l’échelle européenne, le professeur de criminologie à l’Université de Lausanne (UNIL) Marcelo Aebi y travaillait en 1996 déjà, dans le cadre de l’European Sourcebook of crime and criminal justice, un projet auquel l’ UNIL est partie prenante. C’est donc tout naturellement qu’il est devenu, en 2002, après avoir obtenu son doctorat en Suisse, le responsable du projet «Space», pour «Statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe». «L’idée est qu’il est théoriquement possible de produire des statistiques comparables pour les 47 pays membres du Conseil de l’Europe, portant sur les questions pénitentiaires. Nous le faisons ici, à l’Ecole des sciences criminelles, avec nos correspondants dans tous les pays. Cela ne va pas de soi: les pays de common law, par exemple, connaissent un verdict de culpabilité qui implique des mesures de probation préalables à la peine. La Suisse compte de son côté les personnes sous détention administrative, alors que la plupart des autres pays les ignorent dans leur statistique. Elle enregistre aussi chaque mouvement des détenus (sortie, audience). Sans parler des difficultés induites par le fédéralisme: la Suisse alémanique ne connaît pas la surpopulation qui mine les prisons romandes, et l’espace prévu dans chaque cellule pour un détenu peut varier d’une région à l’autre, car ces données ne sont pas fixes sur le plan fédéral, sauf pour les mineurs.»
Légère baisse des détenus
La dernière enquête publiée ce printemps a montré une baisse de 6,8% du nombre de personnes détenues dans les prisons européennes entre 2014 et 2015, bien que la surpopulation carcérale soit toujours un problème dans 15 pays. Le taux d’incarcération, utile pour juger du niveau de répression de la lutte contre la criminalité, s’est aussi réduit de 124 à 115,7 détenus pour 100 000 habitants. «La particularité de la Suisse est un taux très élevé de détenus étrangers (71%), mais aussi de détenus âgés, pour lesquels une alternative à la détention pourrait être exploitée plus qu’elle ne l’est actuellement, notamment en aménageant les peines vers un assouplissement progressif.» Certes légèrement au-dessous de la moyenne européenne (82 détenus pour 100 000 habitants), le taux d’incarcération helvétique est resté stable (-2% entre 2014 et 2015).
«Il est intéressant de voir que les pays connaissant les taux les plus bas sont les voisins nordiques de la Suisse: l’Allemagne, qui a un taux d’incarcération de 77%, la Hollande (53%) qui utilise beaucoup les courtes peines de prison décriées en Suisse et les peines alternatives, comme le bracelet électronique ou le travail d’intérêt général (TIG). En Suisse, il semblerait qu’on utilise le TIG moins longtemps et moins fréquemment qu’avant, lorsqu’il ne représentait pas une sanction en soi, mais une forme d’exécution de la peine.» Marcelo Aebi déplore le manque de curiosité des responsables pénitentiaires et des politiques de notre pays pour les expériences menées par ses voisins européens: «La Suisse a peu tendance à regarder ce qui se fait ailleurs. Or, on peut remarquer que les pays nordiques qui investissent le plus dans l’administration pénitentiaire (gardiens, prise en charge), comme la Suède (354 euros par détenu en 2014) ou la Norvège (348 euros) sont aussi ceux qui ont le plus bas taux d’incarcération (58,6 en Suède, 56,1 au Danemark et 54,8 en Finlande). En revanche, les pays de l’Est, qui appliquent de très longues peines, sont aussi parmi les plus pingres s’agissant des dépenses journalières consenties pour un détenu (moins de 20 euros en Roumanie, par exemple).»
Internement ignoré
Une autre caractéristique de la Suisse est que «les cas parvenant devant les tribunaux sont devenus de plus en plus rares: depuis le nouveau CPP, il s’agit de moins de 4% des affaires. Cela traduit un changement de la manière dont la justice est administrée: le grand nombre d’ordonnances pénales fait que les personnes ont très souvent purgé leur peine au moment où nous en faisons l’analyse.»
L’explosion des mesures thérapeutiques dans les statistiques pénales helvétiques peut aussi être questionnée face à la pratique de pays qui, comme l’Espagne, ne connaissent pas des mesures de sécurité tel l’internement. Un internement est souvent exécuté en Suisse, faute de place, derrière les barreaux, ce qui n’est pas satisfaisant. «L’Espagne est plus pragmatique: soit le détenu est en état d’exécuter une peine de prison, et il la fait jusqu’à sa libération, soit il est considéré irresponsable et placé dans un hôpital.»
Près d’un quart des détenus de notre pays exécutent des peines liées au trafic de stupéfiants, soit 24%, un taux supérieur à ce qu’il est en moyenne européenne (19%). Ces sanctions entraînant le prononcé de longues peines jouent un rôle majeur dans la surcharge des prisons helvétiques.
ROS: prudence
Marcelo Aebi se montre prudent au sujet de la nouvelle tendance de gestion des détenus, intitulée «Orientation vers le risque/ROS», un concept d’exécution des sanctions basé sur les risques individuels de récidive présentés par les condamnés, que le concordat de la Suisse du Nord-Ouest et centrale a décidé d’adopter en introduisant les instruments correspondants dans les cantons germanophones à partir du 1er janvier 2018: «Un doctorant de l’Ecole, Aurélien Schaller, rédige une thèse sur l’évaluation des risques et les instruments utilisés à cet effet, qui sont souvent brevetés par des psychologues. Il serait simpliste de croire que de tels instruments règlent l’ensemble de la problématique. Une vraie expérimentation devrait comprendre un groupe testant cet outil et un groupe témoin ne l’utilisant pas. En outre, il faut trouver le bon compromis entre une approche actuarielle et une approche psychologique pour que l’analyse soit faite finement.» Dès 2019, la Suisse romande, qui s’est montrée plus réservée à cette approche, devrait pouvoir tester cette offre. Elle a été éprouvée dans le cadre d’un projet-pilote de la Confédération dans les cantons de Zurich, de Lucerne, de Thurgovie et de Saint-Gall. Si les cantons romands ne devaient pas adopter le concept, leurs collaborateurs continueront de pouvoir bénéficier des formations continues générales, soit sans lien avec ROS.