Quelle est l'indépendance dont bénéficient les observateurs des vols spéciaux, nommés notamment avec l'accord de l'Office fédéral des migrations (ODM), et chargés d'émettre des recommandations sur les vols affrétés par ce même ODM? La question ne trouble pas Laurent Krügel, ancien commandant de la police cantonale neuchâteloise et l'une des cinq personnes recrutées pour assurer cette fonction. «Nous n'avons subi aucune limitation sur les suggestions que nous pouvions faire, que ce soit envers le groupe composé d'un représentant de l'ODM, de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, d'un représentant des polices cantonales et d'un représentant des Services de migration des cantons, puis lors des propositions soumises au groupe spécialisé composé des Services cantonaux de migration, de représentants des chefs des polices cantonales et du Département fédéral de justice et police», confie-t-il.
Son constat: «quelques points sont perfectibles. Par exemple, certains avions utilisés pour les renvois sont de petits appareils qui ont de simples portes d'embarquement, ce qui peut constituer un danger si les personnes expulsées exercent une résistance et qu'elles se blessent.» De son côté, la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) avait recommandé que seuls des membres de la police de l'aéroport spécialement formés à cet effet soient habilités à entraver les personnes à rapatrier et à les conduire à bord de l'appareil. Cette recommandation est appliquée systématiquement.
«Aucun automatisme»
La quinzaine de vols accompagnés par un observateur pendant les six mois qu'aura duré l'expérience conduite par la FEPS n'étaient pas tous des rapatriements de niveau 4, qui prévoient l'usage de menottes et d'autres liens, voire le recours à la force physique. «Je n'ai jamais vu personne voyager en portant des langes, mais des policiers ont dit avoir vécu des choses de cette nature. Ce qui est vrai, c'est que les personnes expulsées peuvent être menottées et casquées si elles opposent une vive résistance», poursuit Laurent Krügel. Contrairement au président de la CNPT, Jean-Pierre Restellini, qui avait dénoncé, le 1er décembre dernier l'entrave complète du corps utilisée systématiquement dans certains renvois observés, ce qui contredit le principe de proportionnalité, Laurent Krügel n'a observé aucun automatisme: «Ce n'est nullement une mesure systématique. En outre, elle peut être adaptée en cours de route si la personne est calme, comme je l'ai vu faire dernièrement par le chef de l'escorte, qui a libéré un détenu muni de liens aux chevilles et s'est assuré que ses menottes ne l'empêchaient pas de manger.» De ce côté-là, on peut donc espérer une amélioration de la situation.
«Je crois que l'existence de notre regard d'observateurs extérieurs a pu conduire à éviter les gestes excessifs et a permis que le travail des policiers se fasse dans une ambiance plus retenue et modératrice. Je suis persuadé que cette approche est efficace, car les exécutants ont besoin d'être confrontés à un regard extérieur. Nous avions tous, en tant qu'observateurs, une approche soucieuse des droits de l'homme, et nous sommes trouvés confrontés à des personnes partageant cette préoccupation. Je n'ai personnellement jamais été confronté à des propos ou à des gestes excessifs et j'ai même apprécié l'attitude humaine des intervenants (mêmes repas et boissons proposés à tous, petit présent pour un enfant renvoyé qui avait son anniversaire, soin mis par un médecin à trouver un correspondant sur place qui puisse prendre le relais pour une patiente hospitalisée en psychiatrie). Certains points sont perfectibles, mais les policiers responsables d'escortes ont été satisfaits de la manière dont nous rendions compte de leur travail.» Tous les vols spéciaux comprennent un médecin. «Il arrive que, lorsque les personnes renvoyées sont trop agitées, on leur administre des gouttes de Dormicum, toujours avec leur accord», poursuit Laurent Krügel.
«Présence modératrice»
Alors que la CNPT avait déploré les tensions inutiles résultant des refoulements pratiqués par surprise, en pleine nuit, Laurent Krügel relève en particulier «la présence modératrice dont a fait preuve le directeur de Frambois lors d'un renvoi effectué à une heure et demie du matin. Il s'est absolument refusé à ce que la police entre la première auprès de la personne renvoyée, préférant lui expliquer personnellement les choses de manière détaillée. Alors que la personne expulsée demandait qu'on ne lui impose pas de casque, les policiers ont admis sa demande et tout s'est passé dans le calme.» Tout irait donc pour le mieux? «Bien sûr, la contrainte imposée à ces personnes est importante et l'émotion ressentie lors de ces vols est intense. Mais je pense que ces renvois se font globalement moins mal qu'on peut le lire dans les médias», conclut Laurent Krügel, prêt, tout comme ses collègues, à assurer la fonction d'observateur au-delà de la phase expérimentale.
Reprendre le monitoring des vols
«Nos observations dataient de la période s'écoulant d'octobre 2010 à juillet 2011 et il se peut que, sur leur base, la police et l'Office fédéral des migrations aient tenté d'améliorer les choses déclare le président de la CNPT Jean-Pierre Restellini. Si les pratiques critiquables ne sont plus systématiques, elles perdurent cependant. Mais le principal problème réside dans le fait que les observateurs choisis par l'ODM, la FEPS et l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés ont été mandatés par l'office même qu'ils doivent contrôler. Je pense qu'il est important de conserver des garanties d'indépendance et je suis en pourparlers avec le Département fédéral de justice et police pour reprendre le monitoring de l'ensemble de ces vols.» La CNPT n'en assumerait pas elle-même directement le contrôle: «Nous ne pouvons, avec une douzaine de membres, assumer une telle charge. L'idée est que nous choisissions, instruisions et surveillions les observateurs choisis, qui seraient rémunérés directement par notre commission. Pour cela, il faut également que j'obtienne les moyens nécessaires», précise Jean-Pierre Restellini. Une telle rémunération directe serait un autre gage d'indépendance pour ces observateurs.
Comment la Suisse se situe-t-elle en matière de pratique des renvois en Europe? «Des rumeurs affirment que la Suisse se distingue par les mesures sécuritaires strictes appliquées durant ces vols», commente Jean-Pierre Restellini, qui assure, au sein du Conseil de l'Europe, la vice-présidence du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans ce cadre, il attend les résultats d'un groupe spécial récoltant des informations sur la manière dont se déroulent les vols spéciaux dans les Etats membres. Au début de mars, une réunion plénière a permis de récolter déjà une trentaine de réponses portant sur des Etats européens. Le président de la CNPT a également l'intention de participer en tant qu'observateur à des vols Frontex, organisés par l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures. Cette agence met à la disposition des Etats membres la logistique nécessaire pour organiser des expulsions conjointes (vols groupés afin d'expulser les migrants récalcitrants). Le problème du respect des droits fondamentaux lors de ces opérations et leur hermétisme aux regards extérieurs ont déjà été soulignés par le passé1.
La professeure de droit à l'Université de Lucerne, Martina Caroni, fait également partie, au même titre que Laurent Krügel, des observateurs ayant observé dans le cadre du projet pilote de six mois une quinzaine de vols depuis l'été 2011. Si elle partage son constat que «très peu de pratiques sont critiquables au regard de la CEDH, sur certains points, et notamment la proportionnalité de certaines mesures de contention, nous avons fait des remarques». S'agissant de l'indépendance des observateurs, elle juge «que nous avons pu faire des propositions parfaitement librement» et que «l'important, à mes yeux, était que la FEPS mandate les observateurs, et non l'ODM». Rappelons que la FEPS a abandonné son mandat en fin d'année, entre autres en raison de l'incompréhension rencontrée chez de nombreux protestants engagés dans l'aide aux requérants d'asile.
«Il serait certainement préférable que la CNPT assume ce rôle d'encadrement, poursuit Martina Caroni. Dès lors que l'on passe du projet pilote au projet définitif, il est certainement important de préciser la question de l'indépendance des observateurs vis-à-vis de l'ODM», conclut-elle.
1 Voir par exemple «Agence Frontex: quelles garanties pour les droits de l'homme?» Etude réalisée par Sara Casella Colombeau, Marie Charles et alii avec le soutien du groupe des Verts/ALE au Parlement européen, novembre 2010, http://europeecologie.eu /IMG/pdf/dossier_frontex.pdf, p. 8