La maxime «nul n’est censé ignorer la loi» occupe cependant une place importante dans le raisonnement juridique et implique que le droit soit rendu accessible à chacun via sa publication.
Cet adage a donné lieu à un débat doctrinal, certains auteurs le considérant comme une fiction, alors que d’autres l’assimilent à une présomption. Le débat porte donc sur la question de savoir si cette maxime légitime le faux ou affirme une probabilité. Pierre Moor2 tient le principe «nul n’est censé ignorer la loi» pour une fiction, rejoignant ainsi la conception défendue par le Conseil fédéral dans son Message du 29 juin 1983 concernant une loi fédérale sur les recueils de lois et la Feuille fédérale3. Selon Claude Du Pasquier4 ou Jean Rivero5,en revanche, cet adage exprime une présomption. Le Tribunal fédéral, quant à lui, le qualifie invariablement de principe ou de présomption, la justifiant par un souci d’éviter les «contestations sans fin sur le degré de connaissance des textes» et les «controverses interminables sur la bonne ou la mauvaise foi des administrés»6. Cette qualification différenciée révèle naturellement une distance à la réalité plus marquée lorsque cet adage est tenu pour une fiction. Mais, au fond, de quelle réalité parlons-nous? A l’instar de notre Haute Cour, la quasi-totalité de la littérature juridique voit – tout du moins implicitement – dans l’adage «nul n’est censé ignorer la loi», l’expression de l’idée selon laquelle «chacun est censé connaître toutes les lois».
Charles Huberlant donne cependant à cette maxime une portée sensiblement plus réduite: l’adage signifierait uniquement que la loi a force obligatoire à l’égard de tous, y compris à l’égard de ceux qui l’ignorent, et que l’on ne peut se soustraire à l’application de la loi en invoquant l’ignorance de celle-ci. Suivant le raisonnement de cet auteur, il s’agit d’admettre que des mesures complémentaires (à la publication) accompagnent la mise en œuvre du principe «nul n’est censé ignorer la loi», dont la rigueur est par ailleurs tempérée par quelques exceptions7.
Mesures complémentaires
Parmi les mesures d’accompagnement tendant à faire connaître la loi, l’auteur cite l’information qui doit être fournie aux administrés en matière de recours. Le Tribunal fédéral considère plutôt comme un renversement de l’adage «nul n’est censé ignorer la loi», l’obligation de mentionner la voie de droit dans un jugement ou une décision, étant donné «qu’en règle générale le justiciable l’ignore»8. S’exprimant sur l’usage des formules officielles imposées, en certaines circonstances, par le droit du bail à loyer, notre Haute Cour mène une réflexion similaire: ce type de notification «repose sur l’idée que le locataire peut ignorer les droits que lui confère la loi»9.
Quant à l’obligation d’information incombant à certaines autorités, au sens de la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI), elle constitue également un renversement de la maxime en question10. Le Tribunal administratif fédéral partage ce raisonnement s’agissant du devoir d’information du requérant d’asile, à charge de l’autorité, tel que prévu par la loi sur l’asile (LAsi)11.
Cependant, il n’apparaît pas que la jurisprudence fédérale considère la présomption «nul n’est censé ignorer la loi» comme réfragable. Le législateur réduit lui-même la portée de l’adage en faveur de certains justiciables généralement vulnérables, et il n’incombe nullement à l’intéressé (destinataire du jugement ou de la décision, locataire, victime d’infraction, requérant d’asile) d’apporter la preuve contraire de cette présomption.
Exceptions
L’adage auquel nous nous intéressons n’est pas absolu: quiconque se prévaut d’une erreur invincible peut en effet écarter l’application de la loi. L’erreur sur l’illicéité – autrefois dénommée erreur de droit – prévue par le Code pénal suisse relève de cette logique: en cas d’erreur inévitable, si «l’auteur ne savait ni ne pouvait savoir qu’il agissait de manière illicite», le tribunal doit l’acquitter, puisque «même un homme réfléchi et avisé ne pouvait éviter l’erreur»12.
Les renseignements inexacts donnés par une administration peuvent également être la source d’une «erreur invincible». Pour que l’administration soit liée par les informations erronées qu’elle a fournies, malgré un texte légal contraire, il faut néanmoins que cette erreur n’ait pas été reconnaissable par l’administré ou son représentant13.
A notre sens, ces exceptions n’impliquent pas la réfragabilité de la présomption «nul n’est censé ignorer la loi». Le législateur se charge ici – comme dans le cas des mesures complémentaires – d’opérer un aménagement de ce principe.
Conclusion
Au fil de ces quelques lignes se dégage l’image contrastée de sujets de droit potentiellement omniscients mais vraisemblablement ignorants. Néanmoins, ce ne sont pas des êtres de chair et de sang qui sont censés connaître la loi: les acteurs juridiques dont il est question sont issus d’une construction de la réalité sociale14. L’adage «nul n’est censé ignorer la loi» – tout comme ses limites – recèle une finalité essentielle, et doit donc être appréhendé d’un point de vue téléologique15: l’objectif de cette maxime est bien d’assurer la pleine effectivité du système juridique.