plaidoyer: Les lois cantonales révisées en Suisse romande à la suite des drames de Marie et d’Adeline restreignent-elles excessivement le secret médical en prison?
Dominique Sprumont: Oui, clairement. On s’en prend au secret médical, alors qu’aucun lien de causalité n’a été établi entre les affaires que vous mentionnez et une éventuelle rétention d’information par les thérapeutes. Et, si la Conférence latine des chefs de départements de justice et police a recommandé la levée du secret médical dans certaines circonstances, elle n’en a pas fait une obligation. A Genève, le rapport de Bernard Ziegler rendu après le décès d’Adeline a conclu que ce sont les autorités d’application des peines qui ont failli à leur responsabilité en matière de suivi des détenus dangereux, mais c’est le secret médical qui a été mis en cause. Il ne faisait que l’objet d’une sorte d’obiter dictum dans le rapport précité, mais il s’est trouvé au centre de l’attention, alors que les mesures prises à l’interne pour faire respecter le droit et les procédures ne sont guère parvenues à la connaissance du public.
La réglementation préexistante du secret médical était-elle suffisante?
Oui. L’obligation de lever le secret médical prévue par les révisions cantonales est avant tout une décision politique. Elle n’améliore pas la protection de la population, elle est même contraire aux intérêts de la justice et de notre sécurité. Car la raison d’être de ce secret est de protéger le rapport de confiance entre le détenu et son médecin, afin que la relation thérapeutique ait une chance d’aboutir. Le cadre actuel vise déjà à faire baisser la dangerosité, en prévoyant des mesures thérapeutiques et un contrat thérapeutique entre le juge, le médecin et le détenu, sans parler des commissions de dangerosité et du recours aux experts. Or, en demandant aux médecins traitants de signaler tout fait en relation avec la dangerosité, on fait d’eux des experts, ce qui est contraire à leur mandat. Et il faut savoir qu’en pratique, les médecins ne ferment pas les yeux sur la dangerosité: dans les situations extrêmes où un patient représente une menace pour autrui, ils font usage de l’art. 17 CP (état de nécessité) pour faire un signalement aux autorités. J’ai connaissance de plusieurs cas de ce genre dont certains ont même été médiatisés.
Comment interpréter ces nouvelles lois cantonales pour respecter au mieux la règle du secret médical?
Les textes adoptés vont généralement moins loin que le voulaient les initiants. Dans le canton de Vaud, les circonstances donnant lieu à une levée du secret médical correspondent au concept de l’état de nécessité du Code pénal, tandis que le Valais est moins explicite. A Genève, il subsiste une obligation de signalement, mais avec le consentement du détenu lui-même ou, à défaut, l’accord de la Commission de levée du secret médical.
En appliquant trop à la lettre les révisions cantonales, on irait à l’encontre de la politique criminelle mise en place pour faire baisser la dangerosité de certains détenus. Je conseille aux médecins de ne rien changer dans leur pratique: ils ont le droit fédéral pour eux, n’étant pas obligés de témoigner dans tous les cas (art. 171 CPP). C’est une question de responsabilité professionnelle: qu’ils continuent de privilégier la relation avec leur patient détenu, à moins qu’un signalement à l’autorité ne leur paraisse répondre à un objectif supérieur de sécurité publique. Un arrêt du TF* précise d’ailleurs qu’il est contraire au droit fédéral d’obliger de manière générale un thérapeute d’informer les autorités des infractions commises par un patient.
Dans quels domaines encore observez-vous un affaiblissement du secret médical?
Je constate des atteintes de plus en plus importantes dans le domaine de l’assurance maladie. La perméabilité entre la gestion de l’assurance sociale et celle de l’assurance privée pose problème. Et le Tribunal fédéral n’y trouve guère à redire**. Mais la transmission d’informations de la base à la complémentaire risque de provoquer un retour de manivelle, par exemple quand l’assuré voudra conclure une assurance perte de gain. Les conflits d’intérêts gangrènent le bon fonctionnement du système, et plusieurs tentatives de séparer les assurances privées et publiques ont malheureusement échoué.
Mais c’est parfois l’assuré lui-même qui livre des informations sur sa santé, par exemple sur Facebook ou en utilisant des applications. La personne ne peut plus, par la suite, retirer le consentement à l’usage qui est fait de ses données. Des entreprises s’en emparent pour les commercialiser, par exemple auprès de cliniques basées aux Etats-Unis. Et ces données peuvent être associées avec d’autres informations personnelles en circulation (déplacement, habitudes de consommation, etc.), c’est le big data.
Le droit suisse est-il impuissant à cadrer les activités des sociétés du big data?
On se trouve à une période charnière, où les outils traditionnels de la protection des données, comme la loi sur la protection des données (LPD), ne suffisent plus. Avec les sociétés du big data, on a perdu le contrôle. Elles ne travaillent pas avec des données identifiables, donc elles échappent à la LPD. Mais en utilisant des algorithmes qui associent une foule d’informations, elles peuvent reconstituer des profils de personnalité. Donc de nouveau tomber sous le coup de la LPD! Dans une vision optimiste des choses, on pourrait imaginer reprendre le contrôle de la situation. Il faudrait notamment prévoir que toute donnée collectée ou stockée en Suisse soit soumise à la loi suisse, même si elle est traitée ou collectée à l’étranger.
La loi en préparation sur le dossier électronique du patient préserve-t-elle suffisamment les données personnelles?
Cette loi règle la protection des informations médicales circulant entre professionnels de la santé et patients, mais elle ne comprend malheureusement pas de règles de base s’appliquant à l’activité d’entreprises privées, vendant, par exemple, des logiciels pour créer des dossiers patients sur le «cloud». Et ni la loi sur le dossier électronique du patient, ni la loi sur la recherche impliquant des êtres humains ne comprennent de chapitre sur les biobanques, qui récoltent des échantillons biologiques à des fins de recherche.
Les biobanques ne font-elles pas de la recherche dans un intérêt public?
Incontestablement. Elles étudient, par exemple, les interactions entre les facteurs génétiques et environnementaux. Pour cela, elles associent des données administratives et cliniques aux échantillons biologiques, ce qui permet d’identifier le patient. Les règles habituelles de la responsabilité civile et de la protection des données (comme le consentement du patient) s’appliquent, mais il manque un cadre spécial pour ce genre d’activité, tel qu’il en existe, par exemple, en France et en Grande-Bretagne. Car dans ce domaine, la notion de donnée personnelle au sens de la LPD est dépassée: le matériel biologique utilisé, qui comprend des informations génétiques, ne concerne pas seulement la personne qui les livre, mais aussi sa famille et sa descendance.
En l’absence d’une législation appropriée en Suisse, des biobanques privées se développent. Elles sont en train de privatiser les échantillons biologiques, dont le flux est mal maîtrisé. C’est regrettable, dans un pays comme la Suisse, qui fait beaucoup de recherche scientifique. En l’absence de prise de conscience aux niveaux politique et administratif, on reste dans une vision de la protection des données à l’ancienne. Espérons ainsi que la future révision de la LPD, qui devrait être mise en consultation cet automne, puisse apporter un début de réponse à ces défis.
Révisions cantonales en Suisse romande
Quatre cantons romands ont revu, récemment, leur réglementation du secret médical en prison.
Vaud: Lorsqu’un état de nécessité l’exige, les professionnels de la santé informent leur médecin responsable des faits importants dont ils ont connaissance et qui pourraient porter atteinte à la sécurité de la personne détenue ou de tiers. Ces faits importants sont définis dans la loi et précisés dans des directives. Le médecin responsable transmet ces informations à la direction de l’établissement ou à l’Office d’exécution des peines et en informe le médecin cantonal. (Extrait de l’art. 33e de la loi sur l’exécution des peines, en vigueur depuis septembre 2015.)
Valais: Le médecin psychiatre et le psychologue en charge d’un condamné dont le caractère dangereux est présumé sont tenus d’informer le médecin psychiatre membre de la Commission de dangerosité sur les faits pertinents du point de vue de la sécurité publique. (Extrait de l’art. 28b de la loi d’application du Code pénal suisse, en vigueur depuis juillet 2015.)
Genève: Les thérapeutes peuvent communiquer aux autorités compétentes tout fait pertinent de nature à influencer la peine ou la mesure en cours, permettant d’évaluer le caractère dangereux d’une personne condamnée. Ils doivent le faire sur requête des autorités. Quand le détenu refuse la levée du secret professionnel, les thérapeutes saisissent la Commission du secret professionnel. (Extrait de l’art. 5A de la loi d’application du Code pénal, en vigueur depuis avril 2016).
Une initiative populaire a été lancée par l’Association des médecins du canton de Genève pour contrer cette révision. Elle demande de supprimer l’obligation faite aux médecins d’informer les autorités et l’obligation de saisir la Commission du secret professionnel.
Jura: Les thérapeutes sont libérés du secret professionnel quand il s’agit d’informer l’autorité compétente sur des faits importants pour l’appréciation de la dangerosité d’une personne. (Extrait de l’art. 20a de la loi sur l’exécution des peines et mesures, en vigueur depuis avril 2015.)