La loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995 (ci-après LEg), entrée en vigueur le 1er juillet 1996, devait en particulier concrétiser le principe du salaire égal pour un travail de valeur égale, inscrit dans l’ancienne Constitution de 1874 à son art. 4, al. 2 in fine1.
Dans la disposition centrale qu’est son art. 3, la LEg a énoncé en bonne logique l’interdiction de la discrimination à raison du sexe dans le cadre professionnel, notamment en matière de rémunération. La difficulté pour les particuliers de saisir les tribunaux d’une problématique de discrimination salariale sur le seul fondement de la disposition constitutionnelle était justement l’un des écueils que l’introduction de la loi devait permettre de contourner. Sans vouloir minimiser l’impact positif de la LEg sur le marché du travail, force est de constater que l’interdiction de la discrimination salariale est encore régulièrement bafouée, selon les chiffres résultant de l’évaluation statistique des salaires2. Cette constatation avait déjà été dressée en 2006 dans le cadre d’un rapport relatif à l’évaluation de l’efficacité de la loi sur l’égalité3. A l’époque, le Conseil fédéral était parvenu à la conclusion que la LEg ne présentait pas de défauts majeurs et n’avait pas besoin d’être révisée de manière urgente.
L’égalité salariale en 2016
Dix ans plus tard, alors qu’on s’apprête à fêter les 20 ans de l’entrée en vigueur de la loi, la constatation est quelque peu différente: en effet, il est apparu que les divers moyens mis en place pour permettre aux entreprises de réaliser l’égalité des salaires, partant, de s’affranchir de la discrimination prohibée par l’art. 3 LEg, n’avaient pas rempli leur rôle. En particulier, la participation volontaire au «Dialogue sur l’égalité des salaires», mis en place par les partenaires sociaux et la Confédération, s’est avérée un échec dans la mesure où, entre sa mise en place en 2009 et son achèvement en 2014, peu d’entreprises, spécialement dans le domaine privé, ont finalement participé.
Fondée sur ce constat, la rumeur avait circulé, dans la presse notamment, que l’égalité salariale serait imposée par le biais de sanctions pécuniaires contre les employeurs. Le Conseil fédéral s’est certes convaincu qu’il fallait renforcer la LEg – les employeurs, privés en particulier, ne semblant pas disposés à veiller eux-mêmes au respect de l’égalité salariale –, mais sans aller aussi loin. Fort des différentes études qu’il avait fait réaliser4, le gouvernement a donc décidé, le 22 octobre 2014, de prendre de nouvelles mesures, soit d’obliger les employeurs à procéder régulièrement à une analyse des salaires.
L’avant-projet de modification de la LEg
L’avant-projet mis en consultation à la fin de 2015 insère ainsi dans la loi actuelle une section 4a nouvelle, introduisant en particulier les art. 13a à 13g, dont on résumera ici les grandes lignes.
Le principe est celui de l’obligation quadriennale d’une analyse des salaires, imposée aux employeurs occupant au moins 50 travailleurs en moyenne annuelle (art. 13a). Cette étude se fera à l’interne selon des méthodes reconnues par l’autorité compétente (art. 13b). Les employeurs soumis au Code des obligations5 feront vérifier leur analyse par un organe de contrôle externe (art. 13c) qui pourra être soit une entreprise de révision agréée au sens de la loi du 16 décembre 2005 sur la surveillance et la révision, soit un organisme d’autorégulation reconnu (art. 13d); une représentation des travailleurs ou une organisation formée selon l’art. 7 LEg6 pourront également constituer des organes de contrôle externe au sens des nouvelles dispositions (art. 13f). Le contrôle, limité à la procédure et non au contenu de l’analyse, fera l’objet d’un rapport à l’intention des organes dirigeants sur la manière dont l’analyse a été effectuée (art. 13e). Les employés devront être informés du résultat de l’analyse dans le délai d’un an depuis le dépôt du rapport (art. 13f).
L’avant-projet contient une variante qui, si elle était acceptée, constituerait la seule disposition à caractère punitif de la modification. L’art. 13ebis prévoit en effet que lorsque l’employeur n’a pas effectué d’analyse des salaires dans le délai prévu ou ne l’a pas fait contrôler, l’autorité compétente est informée et inscrit l’employeur en faute sur une liste accessible au public.
Les critiques, de part et d’autre
Du côté des employeurs, il semble se dégager, d’un récent sondage réalisé en 2015 pour le Centre patronal, que les entreprises ont la conviction de respecter déjà l’égalité salariale. Pourtant, selon les études effectuées, seul un tiers des entreprises a déjà évalué en son sein le respect de l’égalité salariale. Ce nonobstant, les employeurs paraissent considérer comme pertinent de mettre en place des mesures étatiques pour la contrôler. Cette manière de voir n’est pas toujours partagée par les associations patronales, selon lesquelles la conviction qu’ont les entreprises d’être en règle du point de vue de l’égalité salariale rend le fondement de l’avant-projet en grande partie erroné. Le problème de la charge de travail supplémentaire que les employeurs ne parviendraient pas à assumer financièrement est aussi invoqué fréquemment. En filigrane apparaît la crainte que cet avant-projet ne constitue un premier pas vers des mesures plus contraignantes.
A l’inverse, les défenseurs de l’égalité considèrent l’avant-projet comme trop timide, manquant en particulier de sanctions qui pourraient avoir un effet dissuasif marqué et de mesures à prendre en cas de constat de discrimination. Les critiques visent notamment le seuil de 50 employés retenu par l’avant-projet pour imposer l’obligation d’analyse des salaires. Ce chiffre est à mettre en lien avec le programme Logib, instrument de contrôle de l’égalité salariale mis à disposition gratuitement par la Confédération7, qui ne fonctionne que pour les entreprises ayant au moins une cinquantaine d’employés; il en découle une deuxième limitation, dans la mesure où l’utilisation de Logib nécessite que l’entreprise emploie au moins 10 femmes et 10 hommes. Toutes les petites structures échapperaient ainsi à l’obligation d’analyse des salaires8.
Qu’en penser, en prenant un peu de recul…
Une première constatation s’impose: l’avant-projet mis en consultation en 2015 ne constitue effectivement pas une
avancée spectaculaire pour contraindre les employeurs qui pratiquent encore des salaires discriminatoires à se mettre en règle. Les mesures proposées ne sont pas révolutionnaires, mais fondées en particulier sur les instruments de réalisation de l’égalité salariale expérimentés au Canada (Ontario), en Autriche et en Suède. En Europe, la Belgique a introduit en 2012 une loi9 obligeant les employeurs qui occupent en moyenne au moins 50 travailleurs à procéder au moins tous les deux ans à une analyse détaillée de la structure de rémunération et, s’il s’avère que la politique de rémunération n’est pas neutre sur le plan du genre, à y remédier avec la délégation du personnel ou un médiateur; on constate que cette obligation va plus loin que l’avant-projet, qui ne prévoit ni procédure ni mesures de correction des discriminations constatées, étant encore précisé que les analyses doivent être menées deux fois plus souvent.
Il est symptomatique de constater que l’Autriche, pays dans lequel la législation oblige les entreprises à réaliser une analyse des salaires et à établir un rapport tous les deux ans depuis 2011, est un Etat qui connaît un très fort taux de discrimination salariale. Toutefois, par opposition à l’avant-projet, la législation autrichienne ne prévoit aucune transparence, et en particulier aucune information aux collaborateurs. Or, la transparence est probablement une des idées-clés du succès de l’analyse obligatoire des salaires. Certes, pour les sociétés dont les comptes annuels doivent être publiés, en particulier les sociétés cotées en Bourse, l’absence de mention du résultat du contrôle de l’analyse des salaires dans les annexes permettra de comprendre rapidement que l’entreprise est dans son tort. Toutefois, c’est une minorité d’employeurs qui est soumise à l’obligation de publication des comptes. Les autres entreprises sont uniquement tenues d’informer les travailleurs du résultat du contrôle, dans un délai maximum d’un an après avoir reçu le rapport y relatif. Connaître les conclusions de l’analyse constitue cependant déjà un progrès par rapport à la situation actuelle, dans la mesure où l’existence avérée d’inégalités systématiques devrait donner aux collaborateurs une idée d’ensemble de la situation et leur permettre de saisir les tribunaux d’actions individuelles en présentant déjà des chiffres établissant une apparente ségrégation. On rappelle ici que l’art. 6 LEg prévoit un renversement du fardeau de la preuve lorsque l’employé rend vraisemblable la discrimination qu’il allègue. Or, l’établissement de la vraisemblance, dont le seuil reste bas, nécessite des informations qui devraient ressortir de l’analyse des salaires. S’il ne faut sans doute pas appréhender une avalanche de procès individuels, les organisations au sens de l’art. 7 LEg devraient pouvoir utiliser les résultats communiqués pour intenter des actions en constatation, préludes à des demandes personnalisées de réadaptation des salaires. Les employeurs qui les craignent ne peuvent être que ceux qui ont le sentiment de ne pas respecter la LEg.
Dès lors, pour permettre véritablement une bonne application de la LEg, la variante au projet que constitue l’art. 13ebis apparaît comme tout à fait intéressante, vu l’aspect dissuasif qu’elle comporte. On rappelle que la publication d’une liste des entreprises qui refusent de se soumettre à la législation existe aussi dans le domaine du travail au noir10 et des travailleurs détachés11: il n’y a pas de raison que la discrimination salariale ne puisse, elle aussi, être portée à connaissance du public. A défaut, on donnerait à penser que les femmes, en particulier celles qui sont domiciliées en Suisse, méritent moins d’égards que les travailleurs résidant à l’étranger et que la lutte contre la discrimination salariale n’est finalement pas un objectif vraiment digne de protection.