L'énumération des compétences de la Ire Cour de droit public du Tribunal fédéral ressemble à une liste à la Prévert, allant de certains droits fondamentaux à l'aménagement du territoire, en passant par les droits politiques, la circulation routière ou encore la procédure pénale. Dans son travail quotidien, le président Jean Fonjallaz, 55 ans, PS, passe ainsi de gros dossiers, tels que le CEVA (ligne CFF Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse), Google Street View ou la validité de la votation sur la révision de l'imposition des entreprises à des recours contre des décisions incidentes de procédure pénale (détention provisoire, séquestre, consultation du dossier pénal), mais aussi contre des arrêts confirmant le classement de poursuites pénales. Avec l'entrée en vigueur, le 1er janvier 2011, du Code de procédure pénale (CPP), un nombre accru de cas sont soumis à cette Cour. Elle a ainsi enregistré 1450 recours environ au cours des douze derniers mois, dont plus de la moitié relève du domaine pénal. En comparaison, ce chiffre était de 1370 pour l'année 2011. En revanche, la réorganisation judiciaire fédérale introduite en 2007 n'a eu qu'une incidence réduite sur l'activité de la Ire Cour de droit public.
Plaidoyer: Avez-vous ressenti les effets de la réorganisation judiciaire fédérale, qui visait notamment à décharger les juges fédéraux?
Jean Fonjallaz: La Loi sur le Tribunal fédéral (LTF) a eu un effet positif pour notre Cour en matière d'entraide pénale internationale, en limitant les recours aux cas revêtant une importance particulière. Cela représente un soulagement pour nous, car nous n'avons plus à nous pencher sur des dossiers banals déjà examinés par l'Office fédéral de la justice et le Tribunal pénal fédéral, portant, par exemple, sur la transmission de documents bancaires dans le cadre d'une escroquerie commise à l'étranger. Mais, pour le reste, nous n'avons pas ressenti une décharge significative dans notre travail depuis l'entrée en vigueur de la LTF. Les exceptions aux recours en matière publique énumérées à l'art. 83 LTF concernent surtout nos collègues de la IIe Cour de droit public. Et nous n'avons pas observé de véritable changement dans la plupart de nos domaines de compétences.
Votre Cour a-t-elle davantage été marquée par l'introduction du Code de procédure pénale fédérale?
En effet. Les affaires relatives aux mesures de contrainte nous occupent et nous préoccupent tout particulièrement. Notre Cour est attentive à protéger les droits fondamentaux des prévenus, tout en préservant l'intérêt public à la recherche de la vérité et à l'avancement du procès pénal. L'équilibre entre ces deux pôles n'est pas toujours aisé à déterminer. Nous sommes en outre surchargés par des recours contre les jugements cantonaux confirmant les décisions de classement des poursuites pénales. En extrapolant sur la base des chiffres des cinq premiers mois de l'année, j'estime que nous aurons à examiner environ 400 recours en matière de classement en 2012, soit une centaine de plus qu'en 2011. Cela tient au fait que le législateur a élargi la qualité pour recourir contre ces décisions. Auparavant, seules les victimes au sens de la loi sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI) pouvaient saisir le TF, à savoir les personnes ayant subi une atteinte directe à leur intégrité physique ou psychique. Désormais, la voie de recours est ouverte à tous les lésés, sans limites relatives au type ou à la gravité de l'infraction, mais avec quelques exceptions tout de même, notamment si l'auteur de l'infraction est un agent de l'Etat. Ces affaires sont souvent frustrantes pour les citoyens, car beaucoup de ces conflits portent sur des questions de fait qui, sauf exception, ne peuvent être revues par le TF, le législateur lui ayant assigné le contrôle de l'application du droit. Cette ouverture de la qualité pour recourir a provoqué un appel d'air, notamment en ce qui concerne les affaires économiques (gestion déloyale, par exemple). Il faut dire que ce type de procédure est souvent inclus dans la stratégie «civile» des parties. D'une part, la plainte pénale fait pression sur un ancien partenaire commercial. D'autre part, il est plus facile d'accéder aux pièces détenues par la partie adverse ou tout autre tiers par le biais d'un procès pénal que par une action civile. Ces affaires ont ainsi un caractère plus civil que pénal et sont souvent complexes sur le plan factuel. Nous devons également traiter un grand nombre de querelles de voisinage (par exemple, des insultes dans la chambre à lessive...) qui sont certes importantes pour les personnes impliquées, mais pour lesquelles le TF n'est pas équipé sur le plan de la procédure. Nous avons même dû examiner le classement d'une plainte pour dommages à la propriété dirigée contre une entreprise à laquelle il était reproché d'avoir mal fixé au mur un tampon servant à accrocher un pot de fleurs... Et, finalement, nous nous retrouvons avec beaucoup trop de dossiers dans lesquels nous devons revoir les faits sous l'angle restreint de l'arbitraire, alors que le Parlement nous a donné pour mission première l'application des droits fondamentaux et du droit fédéral. La solution, ce serait que le Parlement limite notre pouvoir d'examen aux cas importants, un peu comme cela a été fait pour l'entraide pénale internationale.
N'y a-t-il pas une difficulté pratique à distinguer les cas importants des autres?
Oui, sans doute, mais il faut trouver une base de critères simples qui ne prêteraient pas à discussion. En premier lieu, il serait judicieux de prévoir que tous les lésés, même ceux qui l'ont été du fait d'un agent de l'Etat, puissent recourir. En outre, le TF devrait obligatoirement entrer en matière chaque fois que le lésé a subi une atteinte à son intégrité corporelle, sexuelle ou psychique (le législateur pourrait prévoir un catalogue d'infractions) ou qu'il fait valoir sérieusement une violation d'un droit fondamental. Au surplus, le TF aurait la faculté d'entrer en matière s'il constate d'emblée une application manifestement erronée du droit ou de la jurisprudence qui aurait des conséquences significatives pour le lésé.
Quelles questions particulièrement délicates avez-vous eu à régler dans l'application du CPP?
Nous avons eu beaucoup de problèmes à résoudre avec la détention provisoire, particulièrement avec le risque de récidive. Selon le CPP (art. 221 al.1 lit. c), ce risque ne peut être retenu que si le prévenu a commis des infractions du même genre. Sur cette base-là, la mise en détention provisoire de l'auteur présumé d'un homicide dont le casier judiciaire était vierge et dont il ressortait d'éléments concrets du dossier qu'il était effectivement susceptible de récidiver a amené notre Cour à procéder à une interprétation large de la norme précitée, dans le cadre de l'art 5 CEDH, en combinaison avec l'art. 221 al. 2 CPP qui a trait à la détention provisoire fondée sur la menace du passage à l'acte (ATF 137 IV 13). Peu après, nous avons eu une affaire qui concernait un père, jamais condamné pour des infractions contre l'intégrité sexuelle, soupçonné d'avoir notamment violé sa propre fille et, selon des éléments du dossier, susceptible de récidiver (1B_133/2011). Ces deux personnes ont été maintenues en détention.
Un autre sujet nous a beaucoup occupés: le droit de recours du Ministère public contre la levée de détention provisoire. Nous avons établi qu'il pouvait l'exercer devant le Tribunal cantonal, alors que ce n'est pas expressément prévu par la loi. Nous avons estimé que, en vertu du principe de l'unité de la procédure inscrit dans la LTF et de l'intérêt public à la poursuite pénale (sécurité, recherche de la vérité), il fallait prévoir la même voie de recours pour le procureur que pour le détenu qui, lui, peut s'adresser au Tribunal cantonal (ATF 137 IV 22, 137 IV 237, 1B_442/2011 destiné à la publication). Cela nous a valu les critiques d'une partie de la doctrine!
Pourquoi ne réglez-vous pas davantage de questions de procédure pénale de manière incidente (par obiter dictum)?
Le CPP comporte de nombreuses normes aux contours incertains ou imprécis et le TF a pour mission, notamment, de favoriser l'application uniforme du droit fédéral. Cependant, le TF reste soumis à ses propres règles de procédure (LTF) qui n'ont guère été coordonnées avec le CPP. Dès lors, en ce qui concerne les innombrables décisions incidentes de procédure pénale, le TF ne peut entrer en matière qu'en cas de risque de «préjudice irréparable», au sens de l'art. 93 LTF, condition qui n'est souvent pas réalisée. Cela dit, dans quelques procédures, nous avons émis un obiter dictum, car le problème posé nous semblait mériter une réponse qui favorise une application uniforme du droit fédéral. Il n'est cependant pas possible de procéder systématiquement par cette voie, parce que, notamment, le TF s'exposerait à formuler des règles qui pourraient se révéler discutables ou erronées dans d'autres situations concrètes.
Quel bilan tirez-vous de l'unification de la procédure pénale?
Cette unification est globalement une bonne chose: il était temps que les personnes concernées par une procédure pénale soient traitées de la même manière dans toute la Suisse. Les premiers articles du CPP fixent les principes directeurs; ils concrétisent les droits fondamentaux. Ils occupent une place centrale et cadrent bien l'activité des procureurs et des juges. Le rôle accru du procureur, qui mène l'enquête et soutient l'accusation, offre opportunément la continuité dans le suivi du procès, puisque le dossier ne change en principe pas de mains en cours de procédure. A l'audience, le procureur connaît aussi bien le dossier que la défense, ce qui n'était pas toujours le cas auparavant, en particulier dans les grands procès d'ordre économique et financier, lorsque le juge d'instruction menait l'enquête et que le procureur soutenait l'accusation devant l'autorité de jugement.
N'a-t-on pas accordé un pouvoir excessif au procureur?
Le procureur ou/et le juge d'instruction avaient déjà beaucoup de pouvoirs auparavant. On a surtout explicité les pouvoirs du Ministère public, avec des dispositions nouvelles qui énumèrent ses compétences. En contrepartie, les prévenus peuvent recourir contre la plupart des opérations de procédure. Il est ainsi clair que celui qui en a les moyens économiques pourra mieux se défendre que les autres. C'est un problème, il faut le reconnaître.
Et le formalisme, la «paperasse» induits par le CPP?
Il est vrai que ce code occasionne un surcroît de travail pour la police et le Ministère public, dont on a dû augmenter les effectifs. Cette charge est en partie inhérente au système choisi par le législateur, car, désormais, la plupart des opérations d'administration des preuves sont effectuées pendant la phase préliminaire, ce qui explique en partie la «paperasse» à ce stade (les preuves, qui pourront être prises en compte plus tard par le juge du fond devant satisfaire au principe de sécurité). C'est là un gros changement pour la majorité des cantons, à des intensités certes variables et, en particulier, pour tous les cantons romands.
Par ailleurs, le CPP introduit fort heureusement davantage de formalisme en matière de mesures de contrainte et de détention provisoire, ce qui, s'agissant du droit fondamental que constitue la liberté, est la moindre des choses, dans un Etat de droit. Auparavant, il arrivait que des tribunaux cantonaux motivent lapidairement, soit en quelques lignes, une telle mesure de contrainte. Le TF retournait alors le dossier dans le canton, puisque les raisons de la mesure demeuraient obscures. Maintenant, les décisions sont motivées et aucun dossier n'a été retourné depuis des mois. Il n'empêche que, de manière générale, le législateur pourrait vraisemblablement trouver des allégements quant aux contraintes administratives introduites par le CPP. La Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats s'en préoccupe déjà.
Créer un appel contre les jugements du TPF
«Il est paradoxal que les prévenus dont le cas a été porté devant le Tribunal pénal fédéral disposent de moins de droits que ceux dont l'affaire a été examinée par un tribunal cantonal», remarque Jean Fonjallaz. Il n'est en effet pas possible d'interjeter un appel contre une décision du TPF,
le TF ne pouvant examiner les faits uniquement sous l'angle de l'interdiction de l'arbitraire. Le problème a été soulevé par le conseiller aux Etats Claude Janiak, dans le cadre d'une motion proposant d'étendre le pouvoir de cognition du TF à l'examen des faits.
Jean Fonjallaz propose une autre solution: «Si la Confédération ne veut pas créer une autorité d'appel, le législateur pourrait confier à certains tribunaux cantonaux le rôle de juridiction d'appel à l'encontre des jugements du TPF. Cette compétence est peut-être problématique sous l'angle institutionnel (contrôle juridictionnel d'une autorité fédérale par une autorité cantonale), mais le législateur a déjà chargé les Tribunaux des mesures de contrainte des cantons de Berne, de Zurich, de Vaud et du Tessin (cantons du siège et des antennes du MPC) de fonctionner à ce titre dans les procès relevant de la procédure fédérale. Ces citoyens seraient ainsi traités de la même façon, peu importe qu'ils soient impliqués dans une procédure cantonale ou fédérale.»