Le Centre suisse de compétence pour les droits humains a fêté ce printemps sa première année d'activité. Ce réseau d'instituts universitaires suisses, qui a son centre dans les murs de l'Université de Berne, où enseigne son directeur Walter Kälin, professeur de droit international et de droit constitutionnel et expert du Comité des droits de l'homme de l'ONU (organe chargé de surveiller l'application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les Etats parties), est un projet pilote qui a cinq ans pour convaincre de son utilité. Financé à raison d'un million par an par la Confédération, ce centre n'est pas une institution indépendante et autonome selon les principes de Paris, soit les critères de l'ONU définissant le cadre d'une véritable institution nationale des droits humains. Il faudra pour cela convaincre le Parlement. Walter Kälin est confiant: «Il y a un an, certains cantons étaient très critiques et doutaient de la nécessité de créer un organe supplémentaire. Nous sommes en train de nous imposer par la qualité de notre travail.» Christine Kaufmann, professeur de droit public à Zurich et responsable du domaine «droits humains et économie» du Centre suisse de compétence pour les droits humains, confie que sensibiliser les entreprises helvétiques aux droits de l'homme prendra du temps et nécessitera de multiples contacts, puisqu'il s'agit essentiellement de PME. Interview croisée.
Plaidoyer: Des entreprises, telles Novartis et ABB, avaient salué la création du Centre suisse de compétence pour les droits humains, parce qu'elles devaient, pour l'heure, chercher conseil auprès d'organismes étrangers en la matière. Vous ont-elles désormais approchés et, plus globalement, quels mandats avez-vous reçus du secteur privé?
Christine Kaufmann: Novartis Foundation et ABB nous ont contactés pour des échanges de vue, mais nous n'avons pas encore reçu beaucoup de mandats privés, même si les grandes entreprises suisses sont conscientes de l'importance de prendre en compte le respect des droits de l'homme dans le cadre de leur politique. Ces grandes entreprises pensaient à une institution nationale indépendante, comme il en existe au Danemark mais pas encore en Suisse. Le tissu économique, dans notre pays, est composé essentiellement de PME et il faut aller à leur rencontre pour les sensibiliser, ce qui prend beaucoup de temps. Nous avons eu un mandat du groupe de Thoune (un groupe de banques internationales) visant à introduire les principes définis par John Ruggie (délégué du secrétaire général de l'ONU s'agissant de la responsabilité des entreprises). Il s'agit de développer, d'intégrer à sa politique sur le terrain des principes relatifs au respect des droits de l'homme, d'identifier donc les points de son activité qui peuvent poser problème à cet égard et d'effectuer un contrôle périodique sur les points sensibles. Nous avons un rôle de conseiller visant à expliquer ce que signifient ces principes. Changer la culture de l'entreprise, surtout lorsque la chaîne de production inclut nombre d'intervenants à l'étranger, prend du temps, tout comme les expliquer aux collaborateurs. Pour l'heure, ce type d'interventions n'apporte pas au centre une source de financement supplémentaire.
Walter Kälin: Nous avons aussi conseillé, l'année passée, un organisateur de voyages. Nous n'avons pas rencontré d'entreprises inquiètes de ce que notre expertise pourrait révéler publiquement en matière de manque aux droits de l'homme. Elles peuvent d'ailleurs nous demander de les conseiller en toute confidentialité, car nous ne sommes pas tenus au monitoring de leurs activités.
Plaidoyer: Quels ont été les effets de l'avis de droit recommandant aux négociateurs de l'accord de libre-échange de la Suisse avec la Chine d'intégrer les critères liés aux droits humains dans les négociations, relevant qu'une protection accrue des brevets pouvait nuire au droit à l'alimentation du peuple chinois?
Walter Kälin: Nous avons fait cet avis de droit pour un groupe d'ONG et ignorons ce qui s'est passé durant ces négociations, qui sont secrètes. Ce sont les limites de notre travail d'expert, destiné à ceux qui s'y intéressent et qui n'est pas l'œuvre d'une institution nationale en matière de droits de l'homme. Cependant, nous montrons notre utilité par la qualité de notre travail, qui a jusqu'alors rencontré de bons échos.
Plaidoyer: Dans quel domaine êtes-vous satisfaits des avancées réalisées cette année?
Walter Kälin: Nous avons pu établir de bons contacts avec les cantons en général, dont certains étaient à l'origine très sceptiques. Nous avons effectué quatre études pour la Confédération, parmi lesquelles l'une portait sur le suivi des recommandations adressées à la Suisse dans le cadre des examens périodiques universels du Conseil des droits de l'homme. Résultat: les cantons ne sont pas satisfaits, car la Confédération accepte des recommandations sur des thèmes qui sont de leurs compétences sans les avoir consultés auparavant. Une autre étude examinait la procédure de mise en œuvre des recommandations des organes des traités en Suisse. Ici, les cantons critiquent le manque de coordination parmi les départements fédéraux. En outre, la rédaction de rapports à l'intention des comités ne fait pas l'objet de calendriers clairs, ce qui fait que les cantons tardent à répondre aux questionnaires qui leur sont adressés. Il faudrait une procédure institutionnalisée réunissant à la fois la Confédération et les cantons pour effectuer un bon suivi des recommandations et s'assurer de leur mise en œuvre.
Plaidoyer: Certaines ONG doutaient, à vos débuts, de la capacité du centre, issu du monde académique, à apporter des conseils concrets en matière de droits de l'homme à des entreprises du secteur privé confrontées à des problèmes pratiques sur le terrain. Que leur répondez-vous aujourd'hui?
Walter Kälin: Les instituts qui font partie de notre réseau ont une longue expérience de la gestion de problèmes pratiques, que l'on pense à l'Institut du fédéralisme de Fribourg (qui délègue ses experts dans des pays en conflit comme le Soudan, ndlr.) ou de l'Institut Forum suisse des migrations de l'Université de Neuchâtel qui a toujours travaillé sur le terrain. Nous avons aussi une lettre d'information sur les développements actuels en matière de droits de l'homme, montrant par exemple en quoi les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme concernant d'autres pays sont importantes pour la Suisse. Il ne s'agit pas d'un service destiné aux seuls juristes, mais aux directeurs des services cantonaux des étrangers, par exemple, ou à des personnes de l'Administration fédérale, du secteur privé et des ONG. Nos quelque 3000 abonnés prouvent qu'il existe une demande pour un tel service.
Christine Kaufmann: La section économie et droits humains de l'édition actuelle de notre lettre d'information est destinée aux entreprises suisses et leur explique la portée de la nouvelle stratégie définie par la Commission européenne pour renforcer la responsabilité sociale des entreprises pour ses effets sur la société ainsi que les directives révisées de l'OCDE (2011) destinées aux multinationales, portant notamment sur le devoir d'observer les droits de l'homme dans leur activité. Ces nouveaux textes ont été discutés par economiesuisse, mais les entreprises de taille modeste veulent savoir ce qui leur est concrètement utile dans leur activité quotidienne. Huitante pour cent du tissu économique suisse est composé de PME et attend une clarification de ces textes de la part de la Confédération.
Plaidoyer: Quel autre acteur a sollicité vos services?
Walter Kälin: Par exemple, les commissions fédérales. La Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) nous a ainsi priés de la conseiller sur les limites que les droits humains imposent aux méthodes et au traitement des détenus utilisés lors des vols spéciaux. La Commission fédérale pour les questions féminines va publier fin juin une brochure pour informer les avocats de la procédure de communication individuelle prévue par le Protocole facultatif se rapportant à la Convention de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Cedaw) et nous co-organisons le lancement de cette brochure. La Suisse a ratifié ce protocole en 2008, mais à ce jour, aucune communication individuelle concernant notre pays n'a été déposée, car ce moyen de se plaindre d'une violation des droits des femmes, après épuisement des voies de recours internes, est encore méconnu des juristes.
Plaidoyer: Walter Kälin, qu'apporte au fonctionnement du centre votre position d'expert de longue date au sein du Comité des droits de l'homme de l'ONU?
Walter Kälin: Je dirais plutôt que mon rôle au sein du centre nourrit mon travail au sein du comité des droits de l'homme de l'ONU. Pour les organes de traités, c'est une vraie difficulté de faire des recommandations ciblées, suscitant l'intérêt de la société civile et des Etats auxquels elles sont destinées. Si vous vous bornez à recommander à un Etat «de prendre toutes mesures adéquates» propres à éliminer, par exemple, le manque d'indépendance des autorités traitant des plaintes déposées contre la police, personne ne va s'y intéresser. Il vaut mieux recommander des mesures concrètes qui ont fait leurs preuves dans d'autres pays confrontés aux mêmes problèmes, et mon travail au niveau suisse me facilite cette tâche.
Plaidoyer: Souhaitez-vous voir le centre se transformer en véritable institution autonome des droits humains en Suisse, en 2015?
Walter Kälin (il sourit): En tant que directeur du centre nommé par la Confédération, je n'ai pas d'opinion à ce sujet. Mais, à titre personnel, je le souhaite ardemment et je sais que l'année qui vient sera décisive pour montrer la valeur ajoutée d'une telle institution.