Il propose de le remplacer par une assurance universelle garantissant un revenu aux personnes atteintes dans leur santé. Face à lui, le directeur de l'Office fédéral des assurances sociales, Yves Rossier, redoute qu'un tel système ne crée un «appel d'air considérable» qui augmenterait sensiblement les coûts.
Plaidoyer: Comment décririez-vous actuellement le fonctionnement du système suisse de sécurité sociale?
Yves Rossier: Il se rattache à la tradition des pays de l'Europe du Nord, où les prestations sociales sont élevées, en échange de conditions d'accès strictes. Le sud de l'Europe connaît un Etat social d'accès plus aisé, mais une baisse constante des prestations assurées. Je préfère l'approche nordique qui me paraît plus juste et plus digne à l'égard des bénéficiaires. Il est très facile d'obtenir une rente en Italie, mais, pour vivre, il faut cumuler cette rente et la pratique de deux activités lucratives. La voie des pays du Nord qui vise à maintenir l'Etat social me paraît meilleure. Effacer la causalité des prestations sociales me semble une mauvaise idée.
Philippe Nordmann: Je suis aussi un partisan de l'approche nordique, mais, pour moi, il est important que ce système repose sur le principe d'assurance, et reste donc un droit plutôt qu'un acte de charité. Les Etats-Unis s'orientent vers des prestations dépendant des ressources de la personne, et donc d'un système reposant sur la charité. En Suisse, il s'agit d'un droit reposant sur les cotisations, même s'il y a certains aspects mixtes, par exemple avec les prestations complémentaires qui dépendent des ressources de la personne.
Plaidoyer: Pourquoi ce système est-il si complexe?
Philippe Nordmann: Cette complexité folle s'explique par l'histoire. Comme avocat, il faut bien avouer qu'on en vit, car celui qui prétend à des prestations doit s'adresser à de multiples assureurs publics et privés. L'excellente couverture dont bénéficient les personnes victimes d'un accident en Suisse s'explique par l'histoire, puisque l'assurance accidents est née en 1918, alors que les victimes d'une grave maladie n'ont toujours pas de couverture obligatoire de leur perte de gain.
Yves Rossier: Cette complexité est naturelle, car elle est due à une société toujours plus diverse, du fait des parcours de vie, de l'origine familiale ou géographique. Je me méfie des tendances à vouloir tout simplifier: la complexité en elle-même n'est pas un mal, si elle reflète la diversité des situations auxquelles elle répond. Un système trop simplificateur ne serait pas indiqué. Si l'on prend l'assurance perte de gain, il est vrai que certains indépendants ne sont pas couverts, et la maladie peut représenter un événement pénible dans ces cas, mais il s'agit en réalité d'un petit trou. Un système de couverture généralisée me ferait craindre une forte augmentation des coûts. La maladie devient déjà une notion de plus en plus floue, à l'heure où l'Organisation mondiale de la santé définit la santé comme «un sentiment de bien-être au sens psychologique et social». Boucher ce genre de petits trous risque de créer un appel d'air considérable et de faire exploser les dépenses des assurances sociales.
Si l'on prend l'exemple du personnel de la Confédération, on constate que les intéressés ont droit à près de deux ans de salaire et d'assurance perte de gain en cas de maladie. Or, il y a beaucoup plus de burn-out à la Confédération que dans la restauration rapide, par exemple. Certains en déduiront que, dans la restauration rapide, on ne peut pas se permettre de souffrir de burn-out. Mais on peut aussi en conclure que
la couverture des employés de la Confédération crée un appel d'air qui entraîne une augmentation injustifiée des coûts. Et j'ai actuellement une assurance en faillite technique (l'Assurance invalidité ou AI), de telle sorte que les autres problèmes ne me paraissent pas prioritaires.
Philippe Nordmann: Contrairement à ce que vous indiquez, il y a un véritable problème généré par l'absence de couverture obligatoire du salaire en cas de maladie. D'après le Code des obligations, un employé a droit, en cas de maladie, à un maximum de six mois de salaire, mais, s'il est engagé depuis peu, ce droit se réduira à quelques semaines. Cette situation insatisfaisante est compensée parfois par les employeurs qui concluent des assurances perte de gain collectives. Toutefois, celui qui perd son travail ou qui œuvre dans un petite entreprise ne bénéficie souvent pas d'une telle protection. Ne parlons pas de l'assurance perte de gain de la LaMal qui a même supprimé son ancien plancher à 2 francs par jour: qui peut vivre avec un montant ne payant même plus un café? La réalité est que, dans ces cas, il n'y a plus d'assurance. En outre, les assureurs perte de gain privés sont rusés pour ce qui est des prestations versées: vous croyez être assuré à plus de 90% pour exercer telle ou telle profession et, dans les faits, l'assureur, en cas de maladie, va vous dire: «Vous n'êtes plus capable de pratiquer votre métier, nous vous fixons donc un délai de deux à six mois pour en trouver un autre, faute de quoi vous n'aurez plus droit à aucune couverture.» Le système actuel est très insatisfaisant.
Est-ce logique que je sois bien couvert si, à la suite d'un accident, je me retrouve dans un lit d'hôpital, et non si je suis hospitalisé à la suite d'une grave maladie? Les conséquences sociales sont lourdes dans un cas comme dans l'autre.
Plaidoyer: Cet argument semble pertinent, ne croyez-vous pas, M. Rossier?
Yves Rossier: Je ne conteste pas le problème du coût de l'assurance perte de gain privée. Je dis simplement que, si vous garantissez un revenu à toute personne atteinte dans sa santé, vous susciterez une avalanche de burn-out!
Philippe Nordmann: C'est la nature inadaptée du travail qui produit les burn-out!
Yves Rossier: Dans la fonction publique, on peut se le permettre. Dans la restauration, on n'a pas ce droit!
Philippe Nordmann: Vous savez bien que la maladie est définie par une ample jurisprudence du Tribunal fédéral, qui s'applique aussi au secteur de la restauration...
Plaidoyer: Il y aurait donc certaines incitations extérieures aux problèmes des patients eux-mêmes?
Yves Rossier: Comment expliquez-vous que la plupart des victimes du «coup du lapin» se trouvent à Zurich, où pratiquent aussi les avocats spécialisés dans la prise en charge de telles causes?
Philippe Nordmann: Ce sont ces arguments qui ont conduit à modifier la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de «coup du lapin». Ce n'est pas la faute des Romands s'ils ne disposent pas d'une association susceptible de les défendre en l'occurence, bien que ces situations y soient également fréquentes. Sur cent cas de «coup du lapin», je n'ai peut-être eu connaissance que de deux cas douteux.
Plaidoyer: Yves Rossier, accusez-vous ces victimes d'être des fraudeurs?
Yves Rossier: Je ne dis pas qu'il s'agit de fraudeurs. J'ai été invité à un congrès où l'on parlait des nouvelles maladies psychiques et la conclusion du gratin des praticiens était que 40% des Suisses souffrent de graves troubles psychiatriques, mais qu'ils n'en sont pas informés. Donc, il faut convaincre une grande partie d'entre nous que nous sommes des malades qui s'ignorent et nous inciter à consulter, alors que nous ne nous sentons pas souffrants? Si je vous fais part de tous mes soucis, parmi lesquels les débats difficiles à mener avec des contradicteurs peu aisés, un médecin pourrait les attribuer à des troubles psychiques, tant les diagnostics de santé sont aujourd'hui peu simples à établir.
Philippe Nordmann: Mon expérience est exactement inverse. J'ai, dans mon bureau, des gens qui s'accrochent jusqu'au bout pour conserver leur emploi, quand bien même ils souffrent de troubles qui suffiraient à les mettre hors-jeu. Les troubles somatoformes douloureux font l'objet d'une jurisprudence sévère du Tribunal fédéral, qui fait dire à ces personnes: «Vous souffrez certes d'un trouble, mais qui n'est pas invalidant; donc accrochez-vous à votre travail.» Si ces personnes suivent ce conseil, persévérer malgré ces troubles peut conduire à une réelle invalidité. Actuellement, la tendance est d'encourager les quarts de rentes, le recyclage. Mon projet qui renonce à la notion même d'invalidité au profit de l'incapacité de gain va dans le sens d'un accompagnement vers un retour au travail, chaque fois que c'est possible.
Plaidoyer: Est-il vrai que ces invalides n'ont droit à rien ou presque?
Yves Rossier: Non, je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. Ce n'est pas en changeant les mots qu'on modifie les faits. Il faut reconnaître que l'intégration devrait être le but de l'Etat social; or, nous constatons que les écoles spécialisées accueillent de 50 à 60% d'étrangers. C'est la preuve de l'incapacité de notre société à intégrer ces gens, à l'école d'abord, sur le lieu de travail ensuite.
Philippe Nordmann: Je suis d'accord, l'intégration est le meilleur moyen de diminuer les prestations des assurances sociales et privées. Ma proposition vise les personnes qui avaient un travail et tombent sérieusement malades, justifiant certaines prestations temporaires. Il n'est pas question de les éloigner de leur travail, mais de leur fournir un revenu de remplacement en cas de perte de gain, évitant toute la complexité de coordonner des assurances différentes, y compris la loi sur la prévoyance professionnelle (LPP). Où je vous rejoins c'est qu'on a peut-être trop de prestations basées sur la loi sur l'assurance accidents (LAA) en cas d'incapacité, une loi que le Conseil fédéral entend d'ailleurs réviser.
Plaidoyer: Quel est le moyen de freiner les abus en matière d'assurance accidents?
Yves Rossier: Lorsque les accidents du travail augmentent dans un secteur et que les primes suivent le même mouvement, cela incite les employeurs à faire davantage attention et à prendre des précautions pour protéger leur personnel. J'ai peur que mettre en place une assurance universelle, garantissant un revenu à toute personne atteinte dans sa santé, entraîne une définition extrêmement large de la maladie, difficile à contester sur la base d'un certificat médical.
Plaidoyer: N'y a-t-il pas cependant certaines aberrations dans le système actuel de sécurité sociale?
Yves Rossier: Bien sûr! Une personne au chômage m'a ainsi écrit que l'assurance chômage la considérait comme inapte au placement pour raison de santé, mais que l'assurance invalidité la jugeait capable de travailler. De tels cas représentent peut-être 2% de la totalité des situations qui nous sont soumises. Je suis d'accord de dire qu'il faut faire en sorte qu'ils n'existent plus, mais je n'approuve pas pour autant de mettre à bas tout un système qui fonctionne pour une minorité de situations problématiques.
Plaidoyer: C'est tout de même un domaine où interviennent de nombreux assureurs privés?
Philippe Nordmann: En effet! Qu'on pense à l'assurance perte de gain, la complémentaire LAA, les assureurs privés LPP pour le décès ou l'invalidité du travailleur. Si je devais expliquer ce système, je dirais qu'il s'agit de la machine à Tinguely! De plus, la terminologie est stigmatisante, car aucun d'entre nous n'a envie de devenir un invalide.
Yves Rossier: Je peux comprendre cet argument, même si, dans 95% des cas, si l'on bénéficie d'une rente AI, on en reste bénéficiaire à vie. Bien que nous ayons eu, l'an passé, autant de révisions de rentes à la hausse qu'à la baisse, il n'en reste pas moins que, si vous décrochez du marché du travail durant un, deux ou trois ans, plus on vous maintient à l'écart, plus vos chances de vous réinsérer seront minces. C'est pourquoi, nous nous efforçons, pour toutes les mesures autres que la rente, d'intervenir avant un an. J'ai été moi-même surpris de voir que le plus gros volume des cas de détection précoce venait des assurés eux-mêmes.
Plaidoyer: Certains avocats affirment toutefois que l'Etat ne fait rien pour réintégrer concrètement les invalides sur le marché du travail.
Yves Rossier: C'est faux. Des solutions, telles que l'accès aux mesures préliminaires ou le placement à l'essai d'invalides (pendant les six premiers mois, l'AI paie le 100% du salaire) existent. Cependant, on ne peut pas faire du bon travail en imposant aux gens de travailler les uns avec les autres.
Philippe Nordmann: Je pense qu'un peu plus de publicité pourrait être faite à l'endroit des employeurs qui se préoccupent de ces questions en embauchant des invalides, tels qu'IKEA Aubonne. La jurisprudence du Tribunal fédéral ne nous simplifie pas la tâche, s'agissant de l'«approche théorique»: cette approche revient à dire qu'il existe sur le marché du travail «une vaste palette d'emplois simples et répétitifs dans l'industrie qui pourraient convenir». J'ai par exemple un client qui ne peut ni se pencher ni tourner la tête de droite à gauche. Il souffre d'un cancer du côlon et doit passer aux toilettes et pouvoir se laver toutes les vingt minutes. Qu'est-ce que cela veut dire que de prétendre qu'une large gamme d'emplois lui est ouverte? Je suis aussi choqué de voir des offices AI se glorifier de la baisse des rentes accordées, car cela ne veut pas dire que la population va mieux pour autant.
Plaidoyer: Qu'en pensez-vous, Yves Rossier? Cette baisse est-elle due à une amélioration de la santé des Suisses ou à un affaiblissement de la couverture sociale?
Yves Rossier: Je suis largement d'accord avec ce qui vient d'être dit par Me Nordmann. L'an passé, nous avons pu remettre sur le marché du travail quelque 1700 personnes, alors que nous versons quelque 18000 rentes par an en Suisse. Avec les nouvelles mesures, nous espérons pouvoir réintégrer 3000 personnes par an. Je préférerais bien sûr ne pas être tenu à des limites, mais nous avons reçu du Parlement le mandat impératif de trouver un milliard deux cent millions d'économies à l'expiration d'un financement supplémentaire de sept ans. Nous pourrions bien sûr baisser toutes les rentes de 40%, mais nous préférons réévaluer toutes les rentes accordées aux personnes les plus jeunes et retirées du marché du travail depuis peu. Leur rente continuera d'être versée, même s'ils sont placés auprès d'un employeur durant deux ans. Pendant cette période, ils seront appuyés par toute une palette de mesures favorisant leur réinsertion. Il faut bien voir qu'une prestation AI est en moyenne de 3500 francs, montant qui n'est pas négligeable. Ce qui est déterminant pour nous désormais, c'est d'assurer une réinsertion effective.
Philippe Nordmann: J'aimerais que vous compreniez que mon but n'est pas d'augmenter les cas d'assurance, puisque mes clients ne souhaitent pas être invalides. Nous tirons à la même corde.
Yves Rossier: Je crains que le principe des vases communicants ne suffise pas à régler le problème et ne permette pas de tenir le cadre budgétaire fixé par le peuple et les cantons, qui est, je le répète, d'économiser plus de 1 milliard de dépenses.
Yves Rossier, 49 ans, né à Delémont (JU), est directeur de l'Office fédéral des assurances sociales. Il a auparavant travaillé comme directeur du secrétariat de la Commission fédérale des maisons de jeux et conseiller scientifique du conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz. Il est père de cinq enfants.
Philippe Nordmann, 66 ans, né à Fribourg, est avocat à Lausanne et auteur du texte «Une réforme importante de la sécurité sociale suisse: proposition d'une assurance universelle garantissant un revenu aux personnes atteintes dans leur santé», paru dans la lettre trimestrielle de Pro Mente Sana N° 48, juin 2010. Il est membre des Juristes progressistes vaudois, du Parti socialiste et père du conseiller national Roger Nordmann.