1. Introduction
En quelques années, le Tribunal fédéral a rendu trois arrêts de principe au sujet de la recherche automatisée de véhicules et de la surveillance du trafic.
Le 7 octobre 2019, il a annulé la condamnation d’un automobiliste amendé dans le canton d’Argovie au motif que le droit cantonal ne contenait pas de base légale justifiant le recours à la surveillance automatisée du trafic.
Le 29 novembre 2022, il a limité l’usage de la recherche automatisée de véhicules et de la surveillance du trafic prévu par les modifications de la loi soleuroise sur la police, exigeant que celles-ci ne soient utilisées que si les autres méthodes n’aboutissent pas.
Enfin, le 17 octobre 2024, le Tribunal fédéral a annulé une partie de la nouvelle loi lucernoise sur la police au motif qu’elle violait la répartition de la compétence entre les cantons et la Confédération et qu’elle prévoyait un recours trop large à la recherche automatisée de véhicules et à la surveillance du trafic.
Ces arrêts se sont essentiellement attachés à examiner la question de l’usage de cette technologie au regard du respect du droit fondamental à la protection des données (art. 13 Cst. et 8 CEDH), le Tribunal fédéral rappelant, notamment, le principe cardinal de la protection de la personnalité. Ils contiennent des rappels utiles en matière de contrôle du trafic, mais aussi du stationnement (où de nombreux cantons agissent sans doute sans base légale suffisante lors de contrôles automatisés, notamment pour l’usage de «ScanCar» pour les amendes de stationnement), ou encore au sujet de la reconnaissance faciale.
C’est d’ailleurs cet aspect qui a été mis en avant dans une publication parue dans le dernier numéro du pendant alémanique de la présente revue, relevant que le contrôle automatisé du trafic se poursuivait sans droit dans certains cantons, nonobstant ces arrêts du Tribunal fédéral.
L’arrêt du 17 octobre 2024 met toutefois au jour une autre difficulté, qui n’a guère été identifiée lors de l’unification fédérale de la procédure pénale fédérale: quand commence une procédure pénale (et donc la compétence législative fédérale) et jusqu’où un canton peut-il légiférer en matière d’activité policière sans empiéter sur la procédure fédérale?
2. L’arrêt du 17 octobre 2024
Dans l’arrêt lucernois du 17 octobre 2024, le Tribunal fédéral consacre une partie de son considérant 3 à cette dernière problématique.
Il relève que les activités de police judiciaire relèvent exclusivement de la compétence fédérale (art. 15 CPP et 123 Cst.), les cantons demeurant compétents pour les autres activités policières (art. 57 Cst.), notamment toutes les activités de recherches préventives d’infractions. À cet égard, il juge que la législation lucernoise est problématique, car elle introduit un système de contrôle automatisé du trafic dans le but de poursuivre des infractions, éléments qui relèvent de la procédure pénale et devraient donc être appréhendés par une loi fédérale.
3. La problématique de la répartition des compétences
Selon l’art. 123 al. 1 Cst., la législation en matière de procédure pénale relève de la compétence de la Confédération, qui a exercé cette compétence en adoptant le CPP. En revanche, les cantons restent compétents en matière de gestion de la sécurité (art. 57 Cst.).
La réglementation de la police est ainsi pour partie de la compétence de la Confédération et pour partie de la compétence des cantons. Si les tâches de police administrative et de sécurité relèvent des cantons, toute la réglementation des tâches de police judiciaire, soit les activités d’enquête sur les infractions (art. 15 CPP), relève de la compétence exclusive de la Confédération.
En application de ces principes, le Tribunal fédéral a ainsi jugé que:
• Les cantons restent compétents pour prendre des mesures en matière de lutte contre les violences sportives, car il s’agit de mesures policières.
• Les cantons peuvent adopter des mesures intervenant avant même la présomption qu’une infraction a été commise, par exemple par l’intervention de policiers n’indiquant pas leur fonction dans des forums sur internet, car il s’agit de recherches préventives. Le CPP devient toutefois applicable aussitôt qu’un début d’infraction est constaté.
• Pour déterminer si une mesure sert à enquêter sur une infraction ou s’il s’agit d’une simple mesure de sécurité, il faut se fonder sur sa finalité. Ainsi, si la loi a pour but de détecter et prévenir une infraction, elle relève du droit cantonal (comme la mesure soleuroise de contrôle du trafic), alors que si elle a pour objectif de poursuivre les infractions (comme la mesure lucernoise de contrôle du trafic), elle relève d’une compétence fédérale exclusive.
4. Besoin de clarification, voire d’évolution?
La distinction ainsi faite entre mesure policière et mesure de procédure pénale est, à notre sens, excessivement théorique, voire artificielle.
Premièrement, le glissement d’une mesure préventive (relevant du seul droit cantonal) à une mesure de procédure pénale (relevant du seul droit fédéral) est loin d’être évidente en pratique. Elle peut en outre dépendre du domaine.
Alors qu’en matière de stupéfiants, au vu du champ extrêmement large de l’infraction (cf. art. 19 LStup), le début d’infraction est pratiquement immédiat, la situation est différente lorsque les actes préparatoires sont appréhendés (cf. art. 260bis CP) ainsi que dans les autres cas, où il faut attendre un commencement d’infraction, sous la forme d’une tentative (art. 22 ss. CP) pour que le droit fédéral commence à s’appliquer.
Autant dire qu’un policier sera souvent bien incapable de savoir quand il passe d’une mesure à une autre, avec tous les risques procéduraux que cela implique. La distinction est ainsi essentiellement théorique, car la mesure policière ne va pas connaître de temps mort entre le passage de l’activité soumise au droit cantonal et celle relevant du CPP.
Deuxièmement, la différence entre les cas soleurois et lucernois est emblématique s’agissant du côté artificiel de la distinction. La même mesure d’examen automatisé du trafic est une fois considérée comme conforme à la répartition des compétences (cas soleurois) et une fois non (cas lucernois), en fonction des seules indications figurant dans les travaux préparatoires cantonaux. Cela démontre que la distinction entre police de sécurité et police judiciaire est fine.
En définitive, il convient en réalité d’admettre que toutes les mesures de surveillance de l’espace public, de surveillance du trafic, ou encore de surveillance des personnes visent un double objectif: assurer la sécurité des biens et des personnes – ce qui relève de la police de sécurité et donc d’une compétence exclusivement cantonale (art. 57 Cst.) – et offrir les outils (et les données) nécessaires à la poursuite des infractions – ce qui relève d’une activité de police judiciaire et donc d’une compétence exclusivement fédérale (art. 123 Cst.). Ces mesures sont en effet systématiquement, dans le débat public, et à tort ou à raison sur le plan criminologique, motivées par les deux aspects: augmentation de la sécurité et facilitation de la répression.
À notre sens, il n’existe qu’un moyen réaliste pour sortir de cette quadrature du cercle, étant précisé que nous excluons d’emblée d’attribuer, par une modification constitutionnelle, à la Confédération l’entier des tâches de sécurité au détriment des cantons.
Une telle approche semble en effet fondamentalement contraire à l’art. 43a al. 1 Cst., qui prévoit que la Confédération n’assume que les tâches qui excèdent les possibilités des cantons ou qui nécessitent une réglementation uniforme par la Confédération. Or, en l’espèce, il existe une difficulté à distinguer les compétences fédérales et cantonales, mais nullement un besoin d’intervention de la Confédération.
À ce jour, il a toujours été considéré que l’art. 123 al. 1 Cst. octroie une compétence exhaustive et non limitée aux principes à la Confédération en matière de procédure pénale. Il faudrait faire évoluer cette interprétation afin de retenir qu’au vu de la coexistence, dans la Constitution fédérale, des art. 57 et 123 Cst., le constituant n’a pas souhaité attribuer l’entier de la réglementation des tâches de police judiciaire à la Confédération, en retenant qu’il existe en la matière une compétence concurrente des cantons et de la Confédération.
Une telle approche permettrait aux cantons de continuer à légiférer en matière de tâches policières sans que des problèmes de compétence ne paralysent le législateur, étant précisé que le CPP serait applicable à toutes les enquêtes proprement dites. En revanche, dans le domaine très large de l’activité policière, les cantons pourraient continuer, comme ils l’ont fait à ce jour, à légiférer pour donner à la police les outils dont elle a besoin, la limite devant être posée par le respect des droits fondamentaux, en particulier le droit à la vie privée, et non par des questions de répartition (artificielle) de compétences.
5. Conclusion
Les derniers arrêts rendus par le Tribunal fédéral démontrent que la distinction entre l’activité de police de sécurité, soumise au seul droit cantonal, et l’activité de police judiciaire, soumise au seul droit fédéral, est délicate, voire artificielle.
Il conviendrait ainsi de faire évoluer l’interprétation des art. 57 et 123 Cst., afin de retenir qu’il existe une compétence concurrente entre les cantons et la Confédération afin de légiférer dans les domaines, notamment, du contrôle du trafic, du stationnement ou encore de la reconnaissance faciale. Une telle évolution permettrait d’éviter une complexité toujours plus grande en matière de législation relative à la sécurité.
Notes de bas de page voir PDF.