A l'heure actuelle, hormis la loi sur la circulation routière, aucune autre loi ne règle la consommation d'alcool sur le plan national1. Pour les enfants et les adolescents, seules certaines lois scolaires traitent de ce sujet, en interdisant - de manière floue - la consommation d'alcool «durant la scolarité». Dès lors, face aux alcoolisations des adolescents, certaines voix, dans les milieux de la prévention, s'élèvent pour imposer une interdiction de consommation plus claire. De mon point de vue, cette interdiction aurait pour conséquence de générer des consommations sauvages, cachées du regard des adultes, hors contrôle social. Impossible dès lors de faire de la prévention, de repérer précocement ces consommations, d'interpeller les adolescents sur leurs pratiques, puisque celles-ci, étant interdites, deviendraient alors peu visibles. Les conséquences de cela, nous les connaissons déjà avec le cannabis: les adolescents ne peuvent être pris en charge et accompagnés que lorsque leur consommation est devenue visible et réellement problématique, que leur situation de vie s'est dégradée, alors qu'il aurait fallu entrer en dialogue avec eux plus tôt.
S'agissant des adultes, la ville de Coire a innové en interdisant la consommation d'alcool dans l'espace public entre minuit et 6heures du matin. Cette décision a été prise pour des questions de sécurité publique, les abus d'alcool générant des nuisances sociales: bruit, actes de vandalisme et violences, déchets. L'ordre public est menacé, il s'agit de réagir à cela. Reste à définir la manière d'appliquer cette loi. De ce point de vue, celle-ci est emblématique des limites et enjeux de la pénalisation de la consommation d'alcool. Quelle va être la proportionnalité des sanctions? En posant de telles interdictions, touche-t-on vraiment les personnes concernées, celles qui perturbent l'ordre public? Les personnes ayant un comportement adéquat seront-elles prétéritées par ces interdictions? La consommation problématique d'alcool est le fait d'environ 20% de la population adulte; imposer des restrictions de consommation, n'est-ce donc pas aller à l'encontre des libertés individuelles? Est-ce une déresponsabilisation, une infantilisation de la population? A l'inverse, la consommation d'alcool ne pouvant être considérée comme un droit fondamental, pourquoi ne pourrait-on pas en restreindre la pratique? Ce débat éthique porte en lui un thème central, celui des responsabilités collective et individuelle. La réflexion doit aussi prendre en compte le fait que, pour certaines personnes, le choix de boire ou non n'est plus possible, parce qu'elles sont devenues dépendantes de l'alcool, qu'elles sont alcooliques. Dans une perspective de santé publique, pénaliser la consommation d'alcool aurait donc pour conséquence de punir aussi des individus malades, dans l'incapacité d'adopter le «bon» comportement. Pour autant, peut-on sanctionner différemment les individus, selon qu'ils sont malades ou non? Sont-ils responsables de leurs actes ou pas? Qui va en décider, la justice ou la médecine? En restera-t-on aux problèmes liés à l'alcool ou s'attaquera-t-on ensuite à tous les comportements dommageables à la santé avec, pour seule réponse sociétale, celle de sanctionner? Le débat est ouvert.
1Si l'on excepte l'art. 136 CP visant la protection de la jeunesse, ndlr.
Michel Graf, Master of Public Health, directeur d'Addiction Suisse, Lausanne