Une reconnaissance tardive
Le 1er janvier 1981, de nouvelles dispositions du Code civil relatives à la privation de liberté à des fins d’assistance sont entrées en vigueur1. Jusqu’alors, le droit prévoyait diverses mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux (MCFA)2. De nombreux abus, dont l’ampleur exacte est encore inconnue, ont été commis, notamment en raison de l’absence d’une surveillance adéquate de la Confédération.
Durant plusieurs décennies, la problématique a été passée sous silence, les victimes restant ainsi le plus souvent livrées à elles-mêmes. Après le dépôt infructueux de différents objets parlementaires, le sujet a été récemment médiatisé, suite à l’initiative de groupes d’intérêts et de particuliers. Après deux cérémonies commémoratives, au cours desquelles plusieurs représentants des autorités fédérales et cantonales ont présenté leurs excuses aux victimes, une Table ronde a été instituée. Constituée de représentants des victimes et de plusieurs autorités et institutions, elle a pour objectif général de faire la lumière sur les souffrances et les injustices subies. La création en avril 2014 d’un fonds d’aide immédiate a permis de verser 8,7 millions de francs à 1117 victimes de MCFA se trouvant dans une situation financière précaire3. L’initiative «Réparation de l’injustice faite aux enfants placés de force et aux victimes de mesures de coercition prises à des fins d’assistance (initiative sur la réparation)»4, déposée le 19 décembre 2014 par un comité interpartis, a abouti en moins de deux mois. Bénéficiant d’un large soutien populaire et politique, elle a mis en évidence, après des décennies de silence et d’évitement, un changement de mentalité et une volonté de réparation de la société5.
Le Conseil fédéral, considérant que l’initiative ne permet pas d’atteindre tous les objectifs visés et entraînerait de trop longs délais de mise en œuvre au vu de l’âge et de l’état de santé des victimes, a élaboré un contre-projet indirect6. Moins de dix mois après l’approbation du Message, le Parlement a adopté, le 30 septembre 2016, la loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981 (LMCFA)7, provoquant le retrait conditionnel de l’initiative sur la réparation. Si l’initiative est définitivement retirée et si aucun référendum n’est demandé d’ici au 26 janvier 2017, la loi entrera en vigueur le 1er avril 2017.
Comme l’indique l’art. 1 al. 1 LMCFA, la loi «vise à reconnaître et à réparer l’injustice faite aux victimes des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux antérieurs à 1981 en Suisse». En ce sens, en réponse à une préoccupation première des victimes et à une exigence centrale de l’initiative sur la réparation8, l’art. 3 LMCFA précise expressément que «la Confédération reconnaît que les victimes ont subi une injustice qui a eu des conséquences sur toute leur vie».
Contributions de solidarité
La loi prévoit notamment le versement aux victimes qui en feront la demande de contributions de solidarité «au titre de la reconnaissance et de la réparation de l’injustice qui leur a été faite» (art. 4 al. 1 et 3 LMCFA). Le montant total s’élèvera au maximum à 300 millions de francs. La somme est inférieure aux 500 millions requis par les initiants, qui prévoient que 20 000 à 25 000 victimes demanderont réparation. Sur la base des expériences acquises dans le cadre de l’aide immédiate, le Conseil fédéral a en effet estimé que seules 12 000 à 15 000 victimes auront droit à un versement.
Les victimes peuvent solliciter auprès de l’Office fédéral de la justice le versement d’une contribution de solidarité depuis le 1er décembre 2016 et jusqu’au 31 mars 2018. Au terme de ce délai, les 300 millions seront répartis à parts égales entre les victimes qui se seront manifestées (art. 4 al. 4 LMCFA).
En choisissant d’attribuer la même somme à chaque victime, alors que l’initiative sur la réparation demandait un échelonnement des contributions selon la gravité de l’injustice subie, le Conseil fédéral a voulu éviter d’effectuer une distinction entre des «victimes de première classe et des victimes de seconde classe», qui ne rendrait selon lui pas réellement compte de la souffrance de chaque victime, apparaîtrait forcément injuste et arbitraire, et pourrait déclencher des querelles entre les personnes concernées et toucher leur sensibilité. Il s’est en outre appuyé sur des motifs d’égalité de traitement et d’égalité des droits9.
La Commission des finances du Conseil national a intégré dans le texte légal une limitation de la contribution de solidarité à 25 000 fr. par victime (art. 7 al. 1 LMCFA). Symbolique au regard des souffrances subies, cette contribution n’est pas conçue comme une réparation du tort moral au sens propre, mais plutôt comme «un geste de bonne volonté en signe de réparation et de solidarité»10, qui vise notamment à compenser, très partiellement, les préjudices financiers subis, notamment en raison du travail forcé effectué sans rémunération équitable et des pertes d’opportunités de formation. La loi rend ainsi un «brin de justice» aux victimes11, dont certaines ont qualifié la contribution de «dérisoire», voire de «miettes pour se donner bonne conscience»12. On précisera au surplus que les victimes ne pourront faire valoir d’autres prétentions à indemnisation ou réparation du tort moral (art. 4 al. 2 LMCFA). Elles ne pourront pas non plus léguer ou céder leur droit à la contribution, mais le montant tombera dans la masse successorale en cas de décès après le dépôt de la demande (art. 4 al. 5 LMCFA).
Les contributions de solidarité seront financées par la Confédération ainsi que par des contributions volontaires provenant des cantons et d’autres sources (art. 9 al. 1 LMCFA). Elles ne pourront ni être imposées à titre de revenu ni être saisies en cas de poursuites et n’entraîneront pas non plus de réduction du droit à l’aide sociale (art. 4 al. 6 LMCFA)13.
Archivage, étude scientifique et information
La loi prévoit que les autorités fédérales, cantonales et communales devront veiller à la conservation des dossiers afférents au MCFA (art. 10 al. 1 LMCFA). L’archivage est essentiel pour les victimes, qui doivent pouvoir établir un dossier pour prouver leur qualité de victime, et qui ont souvent besoin, pour se reconstruire, de pouvoir reconstituer leur histoire. Par le passé, de nombreux documents relatifs aux MCFA ont été détruits, notamment à l’occasion de déménagements ou de changements de responsables14 ou encore, parfois, dans le but de protéger les victimes elles-mêmes15.
Mêmes lorsqu’elles existent encore, les pièces, souvent dispersées entre divers services et institutions, ne sont pas toujours faciles d’accès. La loi précise que toute personne concernée pourra «accéder aisément et gratuitement» à son dossier, que ses proches pourront également y accéder après son décès (art. 11 al. 1 LMCFA) et que les archives cantonales et d’autres archives publiques devront les soutenir dans la recherche des dossiers (art. 12 al. 1 LMCFA).
Enfin, parmi les autres mesures envisagées figure la réalisation d’une «étude scientifique complète» au niveau national (art. 15 al. 1 LMCFA), dont les résultats seront publiés (al. 3), diffusés et utilisés (al. 4). Cette étude devrait permettre de faire «toute la lumière sur ces sinistres événements», de répondre à un «devoir de mémoire» et de contribuer à éviter que de tels abus se reproduisent16.
Le statut de victime
La loi définit les victimes comme les personnes concernées par des MCFA «qui ont subi une atteinte directe et grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle ou au développement mental» (art. 2 let. d LMCFA), notamment parce qu’elles ont été soumises à des violences physiques ou psychiques (ch. 1), à des abus sexuels (ch. 2), au retrait et à l’adoption forcés de leur enfant (ch. 3), à des tests médicamenteux, stérilisations et avortements forcés ou pratiqués sans que la victime en ait eu connaissance (ch. 4 et 5) ou, encore, à une exploitation économique (ch. 6). La loi vise aussi «la stigmatisation sociale» (ch. 8), se référant en particulier «à la situation de personnes placées dans des établissements pénitentiaires sans qu’elles aient commis d’infractions dans le but de refaire leur éducation», ou encore aux «enfants placés dans des exploitations artisanales ou agricoles qui étaient mis au ban à l’école parce que leur hygiène corporelle et leurs vêtements étaient négligés»17.
A l’appui de sa requête, le demandeur devra «rendre vraisemblable» son statut de victime, et joindre à sa demande les dossiers et autres documents de nature à le démontrer (art. 5 al. 2 LMCFA) dont, par exemple, des décisions de justice, des dossiers d’orphelinats ou des rapports de tuteurs.
Une tendance internationale
La problématique des abus commis en matière de MCFA s’est posée dans de nombreux pays qui se sont, à l’image de la Suisse, engagés dans des démarches de reconnaissance et de réparation, notamment en commandant des études, en présentant des excuses par l’intermédiaire d’autorités politiques, en adoptant des mesures visant à préserver le souvenir des événements et en mettant en place des services de consultation. En matière de contributions financières, certains pays se sont montrés nettement plus généreux que la Suisse. Tel est notamment le cas de l’Irlande, qui a versé un montant total de plus de 1,2 milliard d’euros et indemnisé certaines victimes à hauteur de 300 000 euros18.
1RO 1980 31.
2Voir, plus en détail, Conseil fédéral, Message du 4 décembre 2015 concernant l’initiative populaire «Réparation de l’injustice faite aux enfants placés de force et aux victimes de mesures de coercition prises à des fins d’assistance (initiative sur la réparation)» et son contre-projet indirect (loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981), FF 2016 87 (ci-après Message), p. 106.
3Voir www.fuersorgerischezwangsmass
nahmen.ch/fr/2016-07-05_mm_fondaide.html.
4FF 2015 969.
5Voir sur ces points Message pp. 92 ss.
6Soit de rang législatif et non constitutionnel, voir Message pp. 96 et 102.
7FF 2016 7677.
8Message p. 109.
9Voir Message pp. 100 ss.
10Message p. 100.
11Formule de Rebecca Ana Ruiz, BOCN 2016 658.
12Voir notamment Marianne Steiner, citée in Christine Wuillemin, Les anciens enfants placés peuvent, dès à présent, demander une indemnisation pour les injustices subies, La Liberté, 19 décembre 2016, p. 3 et, dans le même sens, la déclaration de Daniel Cevey, Procès-verbal de la 13e séance de la Table Ronde (TR) du 17 octobre 2016, www.fuersorgerische zwangsmassnahmen.ch/pdf/RT_13_Protokoll_fr.pdf, pp. 17 s.
13Voir aussi Message p. 111.
14Voir Message pp. 114 s.
15Voir Joëlle Droux, émission Infrarouge, Enfants placés: la Suisse doit-elle payer?, 19.03.2014, disponible sur rts.ch, 33’45’’.
16Laurence Fehlmann Rielle, BOCN 2016 652.
17Message pp. 108 s.
18Voir notamment, plus en détail, Message pp. 94 s.