La corruption, véritable «cancer d’une société» lorsqu’elle se généralise, «pervertit totalement les relations économiques», «mine la confiance du public» et «sape la crédibilité» sur laquelle repose l’ordre juridique1. La Suisse, régulièrement perçue comme l’un des dix pays les moins corrompus, est relativement épargnée par la corruption2. Comme le rappelle le Conseil fédéral, elle «possède toutefois aussi certaines caractéristiques qui exigent une attention particulière. Son économie est largement globalisée et très engagée sur les marchés internationaux, où les standards en matière de lutte contre la corruption sont parfois déficients». Par ailleurs, elle «abrite de nombreuses fédérations sportives internationales qui gèrent souvent des intérêts économiques et financiers très importants et dont les décisions ont, par le passé, parfois été entachées par des scandales de corruption»3. On songera bien entendu à cet égard aux récents scandales qui ont touché la FIFA, notamment dans la procédure d’attribution des Coupes du monde de football en 2018 et 2022.
Avant la révision du Code pénal, les normes pénales réprimant la corruption étaient souvent considérées comme adéquates dans l’ensemble. Elle ont tout de même fait l’objet de certaines critiques, notamment au sein du Parlement et de la part d’instances internationales. Si la corruption des agents publics était déjà réprimée dans le Code pénal, la corruption privée n’était directement visée que par les art. 4a et 23 LCD. L’art. 4a let. a LCD prévoit qu’agit de façon déloyale celui qui «aura offert, promis ou octroyé un avantage indu à un employé, un associé, un mandataire ou un autre auxiliaire d’un tiers du secteur privé, en faveur de cette personne ou en faveur d’un tiers, pour l’exécution ou l’omission d’un acte en relation avec son activité professionnelle ou commerciale et qui soit contraire à ses devoirs ou dépende de son pouvoir d’appréciation». La lettre b vise, quant à elle, celui qui, «en tant qu’employé, en tant qu’associé, en tant que mandataire ou en tant qu’autre auxiliaire d’un tiers du secteur privé, aura sollicité, se sera fait promettre ou aura accepté, en sa faveur ou en faveur d’un tiers, un avantage indu pour l’exécution ou l’omission d’un acte en relation avec son activité professionnelle ou commerciale et qui soit contraire à ses devoirs ou dépende de son pouvoir d’appréciation». Avant la révision, l’art. 23 LCD prévoyait la possibilité de poursuivre pénalement ces infractions sur plainte, en infligeant une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire.
Un lien artificiel
L’ancrage de la répression pénale de la corruption privée dans la LCD a été régulièrement critiqué, puisqu’il avait pour conséquence qu’un acte de corruption privée ne pouvait, sauf dans des cas particuliers, être sanctionné que s’il remplissait les conditions d’application spécifiques de cette loi. Il devait ainsi, selon la clause générale de l’art. 2 LCD, être trompeur ou contrevenir de toute autre manière aux règles de la bonne foi, et influer sur les rapports entre concurrents ou entre fournisseurs et clients. Par conséquent, un acte de corruption privée n’ayant aucune influence sur ces rapports ne pouvait, en principe, être puni. Depuis l’entrée en vigueur de ces normes, aucune condamnation n’a apparemment été prononcée4.
Le rattachement à la LCD, perçu comme «artificiel, voire incohérent»5, posait notamment problème en matière sportive, l’application de la LCD aux actes de corruption concernant les élections internes ou l’attribution de grandes manifestations sportives comme les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football, étant douteuse, et l’expérience ayant montré que les mécanismes de contrôle interne de ces organismes peuvent se révéler insuffisants6.
C’est cette problématique qui a donné lieu, particulièrement en lien avec les révélations de corruption au sein de la FIFA et avec l’impossibilité de les poursuivre, à une initiative parlementaire7, qui demandait que l’infraction de corruption privée soit détachée de la LCD pour être intégrée dans le Code pénal, et qu’elle soit poursuivie d’office. L’un des buts principaux de la procédure de révision qui suivit fut, ainsi, de clarifier la position des fédérations sportives internationales, pour les inclure sans ambiguïté dans le champ d’application de l’infraction de corruption privée.
Une protection renforcée
Les nouveaux art. 322 octies et novies CP reprennent presque à l’identique le texte de l’art. 4a LCD, sans modifier les éléments constitutifs des infractions visées8, et les peines encourues sont identiques à celles de l’art. 23 LCD. En détachant l’infraction de corruption privée de la LCD, et en prévoyant la poursuite d’office, excepté pour les «cas de peu de gravité», la révision renforce effectivement, sur le principe, la lutte contre la corruption privée. Elle permettra une répression plus efficace de ces infractions, et notamment de sanctionner les organisations sportives même lorsque leurs actes ne tombent pas sous le coup de la LCD9.
On précisera que comme l’art. 4a LCD, les deux nouvelles dispositions ne visent que les actes permettant d’octroyer des «avantages indus». L’art. 322 decies CP précise que ne constituent pas des avantages indus «les avantages autorisés par le règlement de service ou convenus par contrat» (let. a) ou «les avantages de faible importance qui sont conformes aux usages sociaux» (let. b). On regrettera, comme certains participants à la procédure de consultation10, le caractère trop imprécis de la formulation de la lettre b, laissant subsister un certain flou.
Comme l’art. 4a LCD, les nouvelles normes ne s’appliquent qu’aux activités commerciales et professionnelles. Au sein des fédérations sportives, elles visent tant les fonctions d’employés que celles de dirigeants, même exercées à titre accessoires, «afin de couvrir aussi les fonctions qui ne seraient pas exercées à plein temps, tout en étant rémunérées comme une activité professionnelle»11.
Une portée limitée par le Parlement
Comme le souligne le Conseil fédéral, l’absence vraisemblable de condamnation prononcée depuis que l’art. 4a LCD est entré en vigueur «ne peut guère être interprétée comme une absence totale de corruption privée en Suisse»12, mais «laisse plutôt penser que la condition de la plainte constitue un obstacle excessif pour la poursuite pénale, par exemple lorsque les acteurs concernés du secteur privé (généralement des employeurs), après avoir découvert l’infraction, s’arrangent à l’amiable avec l’auteur pour éviter toute publicité négative»13. Dans la plupart des cas de corruption privée, aucune des parties directement impliquées n’a intérêt à saisir la justice pénale, et les tiers lésés ne réalisent pas ou pas tout de suite qu’ils le sont14. La corruption constitue une infraction trop grave pour pouvoir laisser sa poursuite à la libre disposition des particuliers, comme c’est le cas pour un dommage à la propriété simple ou pour un vol dans le cadre familial15.
La poursuite d’office de la corruption privée, adoptée dans la plupart des pays voisins de la Suisse16, constituait donc, aux yeux du Conseil fédéral, un élément central de la révision. Lors de la consultation, cette question de la suppression de la condition de la plainte constitua le seul point réellement controversé du projet. Si les cantons se sont, en très large majorité, prononcés en faveur d’une poursuite d’office, les partis, les associations économies et les autres organisations ont été plus partagés17.
Comme l’ont proposé certains participants, le Parlement a amoindri la portée de la révision en adoptant une solution intermédiaire. Il a ainsi ajouté aux deux nouvelles dispositions un alinéa 2, selon lequel «dans les cas de peu de gravité, l’infraction n’est poursuivie que sur plainte». Cette solution de compromis adoptée par le Conseil national18 a fait l’objet de plusieurs critiques, aucun motif ne justifiant, pour certains, que les cas de «peu de gravité» ne puissent être poursuivis que sur plainte19.
La distinction entre poursuite d’office et poursuite sur plainte répondait notamment au souci d’éviter l’engorgement des procureurs. On pourra y rétorquer que la notion d’avantage indu, bien qu’assez large, est suffisamment encadrée pour exclure de sa portée la plupart des cas ne méritant pas d’être incriminés20. En outre, certains ont considéré21 que la distinction est superflue, l’art. 52 CP permettant déjà à l’autorité de renoncer à poursuivre les «cas bagatelle»22, et pourrait entraîner une certaine insécurité juridique23.
On ajoutera, sur un plan plus général, que la distinction opérée, mise en parallèle avec la poursuite d’office prévue pour d’autres infractions contre le patrimoine, peut donner le désagréable sentiment que, selon le législateur, la corruption est «un peu moins grave ou un peu plus admissible pour autant qu’elle se passe dans certaines limites»24.
En pratique, la création d’une catégorie d’infractions mineures qui ne seront poursuivies que sur plainte risque de poser des problèmes d’application. Il sera en effet malaisé de trouver des critères permettant aux autorités pénales de poursuite de déterminer, au début de la procédure, si elles peuvent ouvrir et mener une enquête d’office ou si elles doivent attendre le dépôt d’une plainte25.
Pas de protection des lanceurs d’alerte
La grande majorité des cas de corruption privée ne sont jamais découverts. La plupart des cas mis au jour découlent des révélations de lanceurs d’alerte (whistleblowers), qui sont les plus à même de les découvrir et de les signaler26.
En droit positif, aucune réglementation ne protège de manière généralisée les lanceurs d’alerte, bien que plusieurs révisions soient en cours27. Durant la procédure de consultation, plusieurs participants ont demandé sans succès que la question soit incluse dans la révision, et que les lanceurs d’alerte puissent bénéficier d’une protection légale efficace, notamment contre les licenciements28.
Jusqu’à ce que les révisions en cours aboutissent à un réel renforcement de la position des lanceurs d’alerte, certains ont craint que leur faible protection ait pour conséquence que la quasi-totalité des cas de corruption resteront cachés, limitant singulièrement la réelle portée de la révision29.
La situation pourrait être améliorée par l’existence d’Integrity Line30, une plateforme mise en ligne en septembre 2015, permettant de signaler de manière anonyme des cas de corruption à la Police judiciaire fédérale. Selon un premier bilan prometteur, entre le lancement de la plateforme et la fin de juin 2016, 72 annonces d’actes de corruption ont été effectuées, dont 43 anonymement, et le site a été visité 5000 fois31.