Le 20 septembre 2017, le Tribunal fédéral (TF) a rendu, dans une affaire vaudoise, un arrêt de principe sur la question de l’usage des informations tirées d’internet en procédure: selon notre Haute Cour, sur internet, seules les informations bénéficiant d’une empreinte officielle (par exemple, Office fédéral de la statistique, inscriptions au Registre du commerce, cours de change, horaire de train des CFF, etc.) peuvent être considérées comme notoires, puisque facilement accessibles et provenant de sources non controversées. Dans tous les cas, une certaine prudence s’impose dans la qualification d’un fait comme étant généralement connu du public, dans la mesure où il en découle une exception aux principes régissant l’administration des preuves2.
La présente contribution se propose d’examiner la portée et les conséquences de cet arrêt en procédures pénale, civile et administrative.
Les faits et le droit
En procédures pénale (art. 6 CPP3) et administrative (art. 12 PA4), les autorités doivent établir d’office les faits conformément à la maxime de l’instruction. En revanche, en procédure civile, en principe et sauf exception prévue par la loi, la procédure ne porte que sur les faits allégués et prouvés par les parties (art. 55 CPC5), conformément à la maxime des débats.
Quant au droit, il est toujours appliqué d’office. L’utilisation d’internet et des différentes ressources ou moteurs de recherche juridiques disponibles demeure donc possible6. L’administration, le procureur ou le juge n’ont dès lors pas à interpeller les parties sur leurs recherches juridiques, y compris en ligne, et l’arrêt du 20 septembre 2017 n’a aucune conséquence à cet égard.
La distinction – pas toujours simple en pratique – entre les faits et le droit est dès lors fondamentale pour l’emploi d’internet dans une procédure. Lorsque le droit suisse est en cause, l’usage des recherches juridiques, notamment par internet, est libre. Lorsque les faits sont concernés, différentes règles que nous examinerons après sont applicables. Corboz a défini les faits de manière synthétique: «Le fait est tout ce que le juge ne peut pas savoir par la seule connaissance du droit. Les règles générales et abstraites, qu’elles soient d’origine législative, réglementaire ou jurisprudentielle, ne fournissent jamais directement le fait. Celui-ci doit être apporté au juge par le truchement des allégués et de l’administration des preuves.»7
Sont notamment des questions de fait: le calcul d’un revenu hypothétique8, ce que les parties voulaient ou savaient9, la causalité naturelle10 ou encore la pose d’un diagnostic en matière d’invalidité11. Sont en revanche, notamment, des questions de droit: l’interprétation d’un contrat selon le principe de la confiance12, y compris la manière dont il doit ainsi être compris13, la causalité adéquate14, l’existence ou l’absence de légitimation passive ou active15, l’existence d’une société simple16 ou encore l’application de tables d’invalidité17. A cet égard, les distinctions établies par le TF en application des articles 105 (questions de fait) et 106 (question de droit) de la loi sur le Tribunal fédéral peuvent être employées pour déterminer dans quel contexte on se trouve pour l’usage des informations provenant d’internet.
Les faits notoires
En application de l’article 151 CPC, les faits notoires ou notoirement connus du tribunal et les règles d’expérience généralement reconnues ne doivent pas être prouvés. L’art. 139 al. 2 CPP contient une règle similaire, à teneur de laquelle il n’y a pas lieu d’administrer des preuves sur des faits non pertinents, notoires, connus de l’autorité pénale ou déjà suffisamment prouvés. Les faits notoires n’ont pas non plus besoin d’être prouvés en procédure administrative18.
Selon le TF, les faits notoires, qu’il n’est donc nécessaire ni d’alléguer ni de prouver, sont ceux dont l’existence est certaine au point d’emporter la conviction du juge, qu’il s’’agisse de faits connus de manière générale du public ou seulement du juge. Pour être notoire, un renseignement ne doit pas être constamment présent à l’esprit; il suffit qu’il puisse être contrôlé par des publications accessibles à chacun, notamment sur internet19. Lorsqu’un fait est notoire, les parties n’ont pas à s’exprimer dessus avant qu’il ne soit judiciairement établi dans une décision ou un jugement.
C’est sur ce point que l’arrêt du 20 septembre 2017 est fondamental. Il (dé-)limite de manière importante quelles informations provenant d’internet peuvent être considérées comme notoires et, ainsi, être utilisées sans devoir d’interpellation des parties sur leurs contenus. A cet égard, le TF pose comme principe que ce qui vient d’internet ne peut pas être considéré comme notoire, sauf si ces informations bénéficient d’une empreinte officielle20.
Sont ainsi notoires et peuvent être constatés par une administration ou un juge dans une décision ou un jugement, sans interpellation préalable des parties:
•le taux de conversion d’une monnaie21;
•les éléments statistiques publiés sur le site internet de l’Office fédéral (ou cantonal) de la statistique22;
•les publications sur le site officiel de la Feuille officielle suisse du commerce23;
•les indications figurant au Registre du commerce (ou au Registre foncier), et accessibles en ligne24.
Ne sont, en revanche, pas des faits notoires et ne peuvent dès lors pas être employés directement par le juge:
•les informations provenant de l’encyclopédie en ligne Wikipédia25;
•le taux du LIBOR26 ou les taux Euribor et T4M27;
•des calculateurs en ligne destinés à déterminer un salaire médian ou des charges sociales28;
•la distance en kilomètres entre deux localités calculée grâce à un site internet29;
•des articles de presse consultés sur internet30.
L’utilisation des informations tirées d’internet en procédure
Lorsque des faits, qui ne peuvent pas être considérés comme notoires, sont établis par la consultation d’un ou de plusieurs sites internet, le TF exige – comme pour tout moyen de preuve – qu’ils soient portés, préalablement au rendu de la décision, à la connaissance des parties, afin que celles-ci puissent faire valoir leur droit d’être entendues (art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale)31.
L’arrêt du 20 septembre 201732 ne va donc pas entraîner de révolution: les informations tirées d’internet peuvent être employées, mais, comme pour tout moyen de preuve, dans le respect du droit d’être entendu.
Les parties demeurent totalement libres d’alléguer des informations provenant d’internet, soit en produisant des impressions des pages pertinentes, soit même en se limitant à indiquer l’URL à consulter33.
Quant à l’administration ou au Ministère public, il leur suffit de verser au dossier les éléments pertinents provenant d’une consultation de pages internet. Charge ensuite aux parties de se déterminer, le cas échéant, sur ces informations dans le cadre de la procédure après avoir consulté le dossier, étant toutefois rappelé, à cet égard, que l’autorité qui verse au dossier de nouvelles pièces dont elle va se prévaloir dans la décision qu’elle va rendre sous peu doit en aviser les parties34, en particulier lorsque l’administré n’a aucune raison de venir consulter le dossier, car il ne s’attend pas au versement de nouvelles pièces, mais à la notification d’une décision35 ou lorsque la nouvelle pièce contient des éléments d’appréciation inconnus de l’administré et importants pour la solution au litige36.
En revanche, le juge qui va statuer sur un dossier en se fondant sur des faits – qui ne sont pas notoires au sens de la définition rappelée précédemment – provenant d’informations tirées d’internet qui ne figurent pas déjà au dossier doit interpeller les parties sur celles-ci et les laisser s’exprimer37.
Conclusion
L’arrêt du 20 septembre 201738 ne consacre pas une interdiction d’utiliser internet en procédure. Il pose uniquement une clarification bienvenue – et sollicitée par la doctrine39 – sur la procédure à suivre pour utiliser ces informations. S’il s’agit de recherches juridiques ou de faits notoires, l’administration, le procureur ou le juge peut librement se servir de ces informations, sans avoir à interpeller les parties. Cependant, pour les autres éléments factuels, le TF rappelle uniquement que – comme pour tout moyen de preuve – les parties doivent pouvoir s’exprimer sur les informations récoltées. Au vu de l’extrême difficulté de trier le bon grain de l’ivraie sur internet, la définition restrictive des faits notoires susceptibles d’être tirés d’une consultation d’internet, la limitant à des sources officielles, doit être saluée. En définitive, le juge peut même «googler» dans le cadre de son travail, mais il a tout intérêt à le faire au début de la procédure pour éviter de devoir réinterpeller les parties au moment où il rédige son jugement. y
1Chargé de cours à l’Université de Genève, Premier procureur à Genève. La présente contribution n’engage que son auteur.
2ATF 143 IV 380.
3Code de procédure pénale suisse.
4Loi fédérale sur la procédure administrative.
5Code de procédure civile.
6Roland Infanger, Darf ein Richter googeln? Insbesondere unter dem Aspekt der Gerichtsnotorietät, in: «Justice – Justiz – Giustizia», 2017/4, N. 9.
7Bernard Corboz, ad art. 105 No 25 in: Commentaire de la LTF, Berne, 2014.
8ATF 143 III 233, c. 3.2; ATF 141 V 343, c. 3.4.
9ATF 143 III 239, c. 5.2.1.
10ATF 143 III 242, c. 3.7; ATF 141 V 51, c. 8.1.
11ATF 132 V 393, c. 3.2.
12ATF 141 V 162, c. 3.3.2.
13ATF 142 III 239, c. 5.2.1.
14ATF 143 III 242, c. 3.7; ATF 141 V 51, c. 8.1.
15ATF 142 III 782, c. 3.1.4.
16ATF 142 III 782, c. 3.1.2.
17ATF 142 V 178, c. 2.5.9.
18ATF 138 II 557, c. 6.2.
19ATF 143 IV 380, c. 1.1.1.
20ATF 143 IV 380.
21ATF 135 III 88, c. 4.1.
22TF 5A_435/2011 du 14.11.2011,
c. 9.3.3; TF 9C_748/2009 du 16.4.2010, c. 4.5.
23 TF 5A_62/2009 du 2.7.2009, c. 2.1.
24 ATF 138 II 557, c. 6.2.
25ATF 143 IV 380, c. 1.3.
26ATF 134 III 224, c. 5.2
27ATF 143 III 404, c. 5
28TF 6B_102/2016 du 9.2.2017, c. 3.
29TF 4A_509/2014 du 4.2.2015 in: SJ 2015 I 385, c. 2.
30TF 6B_734/2016 du 18.7.2017, c. 1.
31ATF 143 IV 380, c. 1.4.
32ATF 143 IV 380.
33Cf. Meinrad Vetter, Daniel Peyer, Bekannte Tatsachen – unter besonderer Berücksichtigung des Internets, in: Recht im digitalen Zeitalter, Festgabe Schweizerischer Juristentag 2015 in: St.Gallen, Zurich, 2015, 759, pp. 771-772.
34ATF 132 V 387, c. 3.1; ATF 124 II 132, c. 2b. Cf. aussi CrEDH, arrêt de la 5e Chambre No 6341/10 «Saridas contre Turquie» du 7.7.2015.
35TF 1P.671/2000 du 11.12.2000, c. 2.
36TF 2P.209/2006 du 25.4.2007, c. 2.3.
37ATF 143 IV 380, c. 1.4.
38ATF 143 IV 380.
39Cf. Denis Piotet, note in: JT 2013 III 51.