Les risques de la nouvelle loi sur les profils d’ADN
Adoptée par le Parlement le 17 décembre 2021, la loi sur les profils d’ADN a fait couler beaucoup d’encre. Les principales modifications, nommément l’introduction du phénotypage et la formalisation de la recherche en parentèle, ont fait réagir de nombreuses organisations, à l’instar de l’Ordre des avocats de Genève (ODAGE), des Juristes Démocrates Suisses (JDS) ou encore de humanrights.ch, qui ont dénoncé un projet de loi insuffisamment encadré.
Malgré les réserves des organisations lors de la consultation, la loi entrera en vigueur l’an prochain, le délai référendaire étant échu au 7 avril 2022. La loi aura notamment pour objectif de mettre à jour un texte datant de 2005 en y intégrant les derniers développements technologiques.
La nouvelle loi prend toutefois acte de certaines réserves: les méthodes sont ainsi limitées à certains crimes graves (258a et 258b nCPP), et la recherche en parentèle est subordonnée à l’insuccès des mesures d’instruction prises au préalable. Cette limitation a été saluée par la gauche.
Certains restent toutefois sceptiques quant à l’introduction de ces méthodes, les garde-fous étant insuffisants selon eux, notamment au niveau du phénotypage.
Un projet critiqué dans ses fondements
L’un des éléments principaux de la réforme, soit le phénotypage, est l’objet des plus fortes critiques. Présentée comme un alignement au progrès de la génétique forensique, l’intégration de la méthode dans la loi sur les profils d’ADN a fait monter au créneau nombre de défenseurs des droits humains.
Tant humanrights.ch que les JDS indiquent que le phénotypage pourrait mener à un profilage racial. Dans un communiqué de presse du 21 septembre 2021, humanrights.ch pointe du doigt les risques de discrimination systématique. En effet, les bases de données forensiques contiennent plus de données relatives aux personnes issues de minorités que de données sur des individus appartenant à la population majoritaire. À l’appui de ces affirmations, humanrights.ch se base sur les conclusions d’une équipe de chercheurs. Logiquement, les résultats du procédé ne feront avancer l’enquête qu’en cas de caractéristiques physiques inhérentes à une minorité, tel que le relève Tino Plümecke, sociologue et expert du profilage racial et de la classification humaine: «Dans nos pays, cela s’applique principalement aux caractéristiques des minorités ethnicisées et racisées. Le risque est donc grand que le profilage racial se produise et que ces minorités fassent l’objet d’une suspicion généralisée». Ces critiques n’ont pas été prises en compte dans la loi, et des craintes quant à une focalisation sur les minorités ethnicisée subsistent. L’avocate genevoise Anna Sergueeva, qui a corédigé la prise de position de l’Association des juristes progressistes genevois, confirme: «Nous avons demandé que le terme d’origine biogéographique soit clairement défini, en vain. Dans une société dont la majeure partie des membres sont issus de la migration, cela est problématique.»
Et de rappeler que la technique du phénotypage comporte un certain degré d’incertitudes, la marge d’erreur pouvant atteindre 30% dans certains cas. Le Conseil fédéral mentionne, dans son Message concernant la modification de la loi sur les profils d’ADN du 4 décembre 2021, qu’il appartient aux autorités d’enquête d’évaluer la prise en compte d’éléments moins sûrs: «Quant à savoir quel degré doit atteindre la valeur de probabilité d’un résultat de test individuel pour être utilisable dans le cadre d’investigations, il ne s’agit pas là d’une question scientifique mais d’une décision tactique des enquêteurs tenant compte de tous les autres aspects pertinents dans l’affaire». Les autorités pénales tempèrent et considèrent, à l’instar du Conseil fédéral, que le phénotypage ne sera qu’un élément de preuve supplémentaire. C’est justement cette latitude laissée aux autorités d’enquête qui laisse songeurs certains avocats: ils estiment que le phénotypage pourrait prendre le pas sur d’autres éléments de l’enquête. Ce point de vue est contesté par les autorités pénales, ce que Carole Delétra, cheffe de la section ASTRA au Ministère public vaudois, relève: «Je ne vois pas de risque d’utilisation excessive du phénotypage. Le phénotypage est déjà utilisé dans de nombreux pays sans qu’il soit démontré qu’il y ait eu des abus. Cela reste un moyen de preuve à disposition des autorités suisses utilisé uniquement en cas d’infractions graves. Cela limite le risque». Autant dire que seule la pratique permettra d’établir si cette nouvelle méthode sera appliquée de sorte à limiter tout abus. Ces craintes d’abus proviennent de visions diamétralement opposées concernant l’usage de l’ADN dans les procédures pénales.
L’ADN vu comme la reine des preuves
Me Anna Sergueeva estime que l’ADN est aujourd’hui considéré comme la reine des preuves, avec les dérives en découlant: «Je le constate dans ma pratique. Dès lors qu’une concordance d’ADN est retrouvée sur les lieux d’une infraction, le ministère public rend généralement une ordonnance pénale, ou dresse un acte d’accusation.» Carole Delétra défend un tout autre point de vue. Selon elle, l’ADN est une preuve parmi d’autres. Elle rappelle que la pertinence de la trace dépend du lieu où elle se trouve: «S’agissant d’une effraction dans un restaurant, par exemple, la trace trouvée sur une table aura évidemment bien moins de valeur que si elle a été trouvée sur la fenêtre qui a été brisée pour pouvoir entrer. On met en perspective cet élément en ne se basant pas uniquement sur l’ADN.» Cet avis n’est pas partagé par l’avocate Anna Sergueeva, qui relève que des actes d’accusation ont été établis sur la base de traces d’ADN trouvées sur des objets sans liens directs avec l’infraction commise. Tout dépend donc de la lecture des rapports d’expertise par les autorités d’instruction puis par les juges. Autant dire qu’il est difficile d’en déduire une pratique générale. Tout au plus peut-on espérer une analyse critique des juges et du Ministère public quant aux résultats d’une analyse d’ADN. Pour l’heure, des statistiques font défaut quant aux échanges avec des experts et les Ministères publics. Difficile de savoir, dès lors, si ces outils sont utilisés avec recul par les autorités pénales. Carole Delétra souligne que les rapports sont lus et analysés: «Nous sommes informés de la fiabilité des résultats. Tant le Ministère public que les juges font la part des choses».
Des délais d’effacement trop longs
Le deuxième élément de la réforme concerne les délais d’effacement des profils d’ADN dont la durée a été notablement étendue dans la nouvelle loi. Les opposants à la révision ont rappelé que lesdits délais dépassaient le délai de prescription de l’action pénale, ce qui ne va pas sans poser de problème. Me Anna Sergueeva s’en inquiète: «Il faut préciser que ce délai est disproportionné». L’utilité pratique d’une extension temporelle aussi importante laisse songeur. Or, les autorités de poursuite pénale constatent pour leur part que le délai de conservation permettra de mettre en œuvre un phénotypage ou une recherche en parentèle compte tenu de la temporalité d’une enquête pénale, ces méthodes n’étant pas pratiquées en premier lieu. Il est toutefois difficile de justifier des délais allant jusqu’à 40 ans… Un point critiqué vu les préoccupations d’un individu quant aux utilisations susceptibles d’être faites d’informations détenues par les autorités. D’après la Cour européenne des droits de l’homme, il en découle une atteinte au droit à la vie privée, garanti par l’article 8 CEDH, raison pour laquelle une limitation temporelle est justifiée. Pour tempérer ces délais très larges, la loi interdit l’analyse d’éléments sensibles, tels que la santé ou les qualités inhérentes à la personnalité.
Des avantages pour le calcul des délais
Le rapport du Conseil fédéral relève que la révision sur la durée de conservation était utile, car son calcul est actuellement très compliqué: pour l’heure, le délai est modifié en fonction de l’exécution de la peine. Cela amène les autorités compétentes à procéder à plusieurs modifications de date de conservation. Carole Delétra opine: «C’est un casse-tête pour toutes les autorités qui doivent s’occuper de cette conservation. Le fait que la durée de conservation soit fixée dans le jugement condamnatoire est bienvenu.» La procureure défend également l’idée d’une durée de conservation des échantillons d’ADN: «De manière générale, si un prélèvement est conservé plus longtemps, cela évite un deuxième prélèvement d’ADN. Je pense que cette durée de conservation peut aider les autorités pénales et éviter à des personnes d’être soumises à plusieurs prélèvements d’ADN.»
Atteinte à la vie privée
La recherche en parentèle a d’ores et déjà été discutée dans un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni, la Cour arrête qu’un tel procédé constitue une atteinte au droit à la vie privée: «Selon la Cour, le fait que les profils ADN fournissent un moyen de découvrir les relations génétiques pouvant exister entre des individus suffit en soi pour conclure que leur conservation constitue une atteinte au droit à la vie privée de ces individus.» Les opposants au projet de la loi sur les profils d’ADN se sont joints à ces considérations.
L’avocate Anna Sergueeva note que les impacts sur la famille peuvent être importants. Elle rappelle que le lien biologique ne correspond pas forcément au lien familial au sens juridique et social et regrette qu’une protection spécifique des droits procéduraux des proches génétiques n’ait pas été prévue. Une inquiétude justifiée, puisque certains proches génétiques pourraient ne pas avoir connu le suspect, notamment des suites d’un don de sperme. L’AJP s’interroge donc à juste titre sur le droit de refuser de témoigner au sens de 168 CP en pareil cas.
Un outil contesté
La recherche en parentèle aurait été avalisée par le Tribunal pénal fédéral dans le cadre d’un règlement de différend entre Fedpol et le Ministère public genevois en 2015 (BB.2015.17). Dans le présent cas, la méthode avait été admise en l’absence d’interdiction expresse dans la loi. Cette décision avait été considérée par les autorités pénales comme un blanc-seing alors qu’il s’agissait d’un cas isolé. Ce que l’AJP souligne dans sa prise de position au projet de loi. Ces dernières années, l’application de la pratique au niveau international n’a donné lieu qu’à une vingtaine de recherches, lesquelles n’ont pas forcément été utiles à la suite de l’enquête. Les opposants au projet de loi le confirment et doutent de l’efficacité de la mesure. Carole Delétra relève que ce moyen est particulièrement chronophage. De ce fait, il sera rarement utilisé.
Des sûretés et des risques
En conclusion, le Parlement a encadré la pratique en ancrant des limitations dans le projet de loi. Ainsi, l’utilisation des méthodes de la recherche en parentèle et du phénotypage ne sera possible que pour certaines infractions. Et la recherche en parentèle ne pourra être initiée que si les autres moyens d’enquête n’ont pas permis de faire avancer le dossier. Il a toutefois été décidé de laisser une marge de manœuvre importante aux utilisateurs de ces nouvelles techniques d’investigation. Le Conseil fédéral pourra étendre par voie d’ordonnance la liste des caractéristiques apparentes pouvant être identifiées par le biais d’un phénotypage. En sus, aucune limitation du degré de parenté n’est prononcée quant à la recherche en parentèle. Autant dire que les avocats seront amenés à avoir un regard critique quant à ses nouvelles techniques pour éviter que ces moyens d’investigations deviennent le lieu de discrimination et de violation des droits humains. y