plaidoyer:Certaines règles imposées aux avocats créent-elles un trop fort désavantage par rapport aux autres professionnels du conseil juridique?
Jérôme Gurtner: Dans un sens, les règles professionnelles offrent aux avocats un avantage concurrentiel, puisqu’elles assurent une protection de leurs clients. Mais d’un autre côté, certaines limitations désavantagent les avocats par rapport à d’autres acteurs du droit. Je pense aux restrictions en matière de publicité et à l’interdiction faite aux sociétés d’avocats d’admettre des non-avocats comme associés ou actionnaires. Je suis favorable à la multidisciplinarité des sociétés d’avocats, qui leur permettrait d’innover, mais dans un cadre juridique qui reste à créer. Les associés non-avocats devraient être réglementés, tout comme la société d’avocats elle-même. Je propose dans ma thèse de doctorat un modèle de réglementation inspiré de solutions qui existent à l’étranger.
Pierre-Dominique Schupp: C’est en premier lieu la concurrence entre les avocats eux-mêmes qui est de plus en plus importante, quand on observe qu’ils sont quatre fois plus nombreux aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans. Ensuite, d’autres acteurs du droit prennent il est vrai de plus en plus de place, comme les fiduciaires et les assurances de protection juridique. Mais je ne crois pas que les limitations de la publicité ou l’interdiction de la multidisciplinarité des études soient un frein à notre développement. Dans le projet de loi sur la profession d’avocat élaboré par la FSA, une participation modérée de non-avocats dans les sociétés d’avocats était proposée, pour autant que leur activité soit en lien avec celle des avocats. Une telle évolution ne peut se faire sans un changement de loi. Le projet de la FSA a été abandonné, mais cette ouverture se fera peut-être un jour, dans le respect des spécificités de notre profession.
plaidoyer:Les sociétés d’avocats peuvent collaborer avec des spécialistes d’autres disciplines, sans pour autant en faire des associés ou des actionnaires?
Pierre-Dominique Schupp: En effet. Passablement d’études ont des employés non-avocats, par exemple un expert-comptable ou un fiscaliste, et personne ne le conteste. On peut répondre à la demande des clients avec les moyens existants. Certains pensent qu’il faut les intéresser au résultat en les associant. Je pense pour ma part qu’il y a d’autres manières de les fidéliser. Je ne crois pas non plus que l’image de la société d’avocats est en jeu sur ce point.
Jérôme Gurtner: N’oublions pas que les avocats suisses sont de plus en plus en concurrence avec leurs confrères à l’étranger. Comme une large majorité de pays assouplit les règles en matière de multidisciplinarité ou de publicité, les avocats suisses finissent par s’en trouver désavantagés. En faisant ma thèse de doctorat, j’ai constaté que de nombreux pays ont adapté leur législation en prévoyant une multidisciplinarité des sociétés d’avocats. Il faut éviter que la Suisse s’isole avec une solution restrictive et figée.
Pierre-Dominique Schupp: Attention, cependant, à ne pas franchir la ligne rouge des principes régissant la profession. Il n’est pas envisageable d’accepter dans une société d’avocats des investisseurs animés par des motifs purement économiques: ce serait contraire à l’exigence d’indépendance. Et les modèles étrangers ne sont pas toujours à imiter: à Londres, par exemple, le modèle ABS (alternative business structure) limite le secret professionnel de l’avocat, lequel est un droit du client.
Jérôme Gurtner: Il faut éviter, en effet, d’ouvrir les sociétés d’avocats à de purs investisseurs passifs. Le modèle des ABS, qui représente la forme de libéralisation la plus poussée (des études d’avocats peuvent être cotées en Bourse), n’est ni souhaitable ni transposable en Suisse. Il existe cependant des alternatives. La Suède connaît un système intéressant, qui autorise moins de dix pour cent d’actionnaires non-avocats, qui doivent être directeurs du cabinet d’avocats. Cela permet d’attirer des gestionnaires d’entreprises, dont les sociétés d’avocats ont bien besoin. A l’avenir, avec le développement des décisions fondées exclusivement sur un traitement algorithmique, les avocats devront pouvoir s’associer avec des spécialistes en intelligence artificielle, des informaticiens ou des data scientist.
plaidoyer:Le Tribunal fédéral n’a pas admis la multidisciplinarité des sociétés d’avocats, mais le canton de Zurich a passé outre. Est-ce problématique?
Jérôme Gurtner: Je trouve choquant qu’une autorité administrative zurichoise cite une décision du Tribunal fédéral avant de dire qu’elle n’en tient pas compte. Cela met à mal les institutions de notre pays. Qu’une autorité de première instance agisse ainsi quand un mécanisme permet de faire recours, passe encore. Mais en l’occurrence l’autorité de surveillance savait que l’avocat concerné ne ferait pas recours puisqu’il avait obtenu gain de cause.
Pierre-Dominique Schupp: C’est en effet un très mauvais message. Et l’autorité zurichoise ne fonde sa décision que sur des motifs économiques. Avec le risque de dépasser la ligne rouge des principes de la profession d’avocat, qui se verraient sacrifiés sur l’autel de l’évolution des marchés.
plaidoyer: Autre phénomène d’une profession en mutation: la présence croissante des avocats sur des plateformes en ligne. Faut-il saluer cette évolution?
Pierre-Dominique Schupp: Cela dépend de quoi on parle. Tant qu’il s’agit d’annuaires en ligne recensant des avocats avec leur accord, il n’y a rien à redire. Cela devient plus problématique quand une plateforme aide à trouver des clients par du démarchage, et encore plus lorsqu’elle permet de donner des conseils en ligne. Il faut alors veiller à ne pas mettre en péril les règles de la profession, comme l’indépendance et le secret professionnel. Mais étant donné la variété des plateformes existantes, il est parfois difficile de savoir si ces règles sont respectées. Et quand l’avocat se renseigne auprès des responsables, il n’obtient pas toujours de réponse claire.
Jérôme Gurtner: Les lignes directrices de la FSA pour les plateformes se basent essentiellement sur celles émises par le Conseil des barreaux européens (CCBE), sans tenir suffisamment compte des spécificités suisses. Par exemple, l’exigence d’indépendance structurelle de l’avocat au sens de l’art. 8 al. 1 let. d de la loi sur la libre circulation des avocats (LLCA) n’est pas mentionnée. Pourtant, dans un arrêt récent concernant une plateforme pour avocats, le TF a considéré que les conditions générales étaient problématiques au regard de l’indépendance structurelle, car elles protégeaient davantage les intérêts de la plateforme que ceux de l’avocate (ATF 145 II 229, c. 6.5). Après avoir passé en revue les conditions générales de plusieurs plateformes, je trouve qu’elles imposent beaucoup d’obligations aux avocats, et leur accordent très peu de droits, ce qui peut compromettre leur indépendance. Par exemple, il est souvent précisé que la plateforme peut modifier les CGA en tout temps ou qu’elle n’est pas responsable des conséquences d’une panne. Certaines plateformes interdisent aux avocats d’utiliser d’autres plateformes concurrentes ou de mettre en place un système comparable sur leur site internet.
Pierre-Dominique Schupp: Quand un avocat veut collaborer avec une plateforme, il est supposé prendre connaissance de vingt pages de CGA. Qui est suffisamment outillé pour les évaluer? Serait-ce le travail des autorités de surveillance? Les avocats se trouvent un peu seuls face aux plateformes. Et ce qui m’inquiète aussi, c’est que certains d’entre eux ne voient pas où est le problème. Ils posent par exemple des documents sur des sites gérés par des tiers sans savoir si le secret professionnel est vraiment garanti.
Jérôme Gurtner: Il revient à mon sens aux autorités de surveillance de contrôler les CGA des plateformes sur lesquelles les avocats sont inscrits. De plus, à l’instar de ce qui se passe en France 1, les Ordres des avocats devraient créer leur propre plateforme, dans le respect des règles de la profession. Leurs membres pourraient y accepter la demande d’un client et le conseiller sans risquer d’enfreindre leurs obligations. Face à la demande du public, les avocats doivent s’adapter pour être présents en ligne, tout en maintenant leur indépendance vis-à-vis des plateformes: un rapport d’emploi déguisé serait contraire à l’art. 8 al. 1 let. d LLCA. Car dans la quasi-totalité des cas, ces sites ne sont pas détenus par des avocats inscrits dans un registre.
plaidoyer: En matière de publicité également, les avocats sont soumis à des contraintes plus importantes que d’autres acteurs du droit. Faut-il les réduire?
Jérôme Gurtner: Les règles imposées aux avocats en matière de publicité sont difficiles à interpréter. En lisant l’art. 12 let. d LLCA, il n’est pas aisé d’en déduire ce qu’il est possible de faire sur les réseaux sociaux. Cela crée une insécurité juridique avec, pour conséquence, que les avocats restent assez timorés. La situation est bien différente dans d’autres pays, où les barreaux se montrent proactifs. Ainsi, aux Etats-Unis, des avis très précis sont émis sur les limites à ne pas franchir. Le barreau de Californie liste par exemple des messages, admissibles ou non, sur les réseaux sociaux. En Suisse, la jurisprudence est rare et difficilement transposable aux activités en ligne. Et elle applique l’art. 12 let. d LLCA, exigeant notamment que la publicité réponde à un besoin d’information du public. Or, la publicité ne correspond jamais à un véritable besoin. Des recommandations pour les avocats seraient nécessaires dans ce domaine aussi. Avec pour objectif principal l’interdiction d’induire en erreur le client.
Pierre-Dominique Schupp: Dans notre profession, on se doit de garder une certaine dignité, car on travaille dans un cadre institutionnel. Mais il est vrai que l’art. 12 let. d LLCA n’est guère satisfaisant, quand il parle de publicité objective, ce qui est un peu contradictoire. Dans le projet de loi sur la profession d’avocat, il était proposé de laisser tomber cette règle et de s’en tenir à l’application de la loi contre la concurrence déloyale. Ce projet, comme on l’a dit, a été abandonné. Mais en constatant le peu de décisions de justice rendues sur la publicité de l’avocat, j’en conclus pour ma part qu’il y a moins de problèmes qu’on croit et davantage de liberté qu’on ne le pense. Et les règles internes évoluent: l’année dernière, l’Ordre des avocats vaudois a ajouté à ses recommandations le principe de la publicité de l’avocat, lui reconnaissant le droit d’assurer une certaine communication et celui de se mettre en valeur. En fin de compte, quand j’observe la réalité du terrain, je ne pense pas que la liberté d’action de l’avocat en matière de publicité soit entravée.
Pierre-Dominique Schupp
59 ans, avocat à Lausanne, Dr en droit, ancien président de la FSA et ancien bâtonnier de l’OAV, membre de la délégation suisse au Conseil des barreaux européens, contributeur au Commentaire romand de la LLCA.
Jérôme Gurtner
38 ans, Dr en droit, auteur d’une thèse sur la réglementation des sociétés d’avocats et d’articles sur le droit de la profession d’avocat ainsi que le droit des nouvelles technologies.