1. Introduction
La répression de la mendicité n'est pas un phénomène nouveau. A Genève, l'éthique du travail, chère à la pensée calviniste, a justifié l'interdiction de la mendicité dès le XVIIe siècle par l'adoption de deux ordonnances en 1622 et en 1628. A partir de 1631, des mendiants et des vagabonds ont été placés dans la Maison de Discipline, qui avait pour vocation de redresser des éléments oisifs de la société1. En 1946, le Conseil d'Etat a édicté un règlement interdisant le vagabondage et la mendicité2. Toutefois, les autorités genevoises ont adopté une attitude plutôt tolérante vis-à-vis des mendiants jusqu'à la fin du XXe siècle. Cependant, à la suite de la conclusion de l'Accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et la Communauté européenne et à l'augmentation du nombre de personnes d'origine rom demandant l'aumône dans les rues de Genève, le Grand Conseil genevois a décidé, en novembre 2007, de faire figurer l'interdiction de la mendicité dans la loi pénale genevoise (ci-après LPG)3. En effet, la légalité du Règlement de 1946 ayant été contestée, la police n'était plus habilitée à amender les mendiants. Au vu des débats parlementaires mouvementés qui ont présidé à cette modification législative, il apparaît manifeste qu'elle visait principalement la répression des Roms qui mendiaient à Genève4. Après l'adoption de la loi sur la mendicité, la répression s'est sensiblement intensifiée.
Ailleurs, cette problématique a également fait l'objet de vifs débats. Des cantons suisses, ainsi que d'autres Etats sur divers continents, ont récemment connu une nouvelle tendance à la criminalisation de la mendicité, après une période plus libérale qui succédait à une longue histoire de répression5. Les mesures législatives en vigueur aujourd'hui prennent plusieurs formes6. Certaines répriment toute sollicitation d'argent sur le domaine public et s'étendent dès lors également à la mendicité dite passive. D'autres ont une portée moins large. Elles ne visent que les pratiques intimidantes ou coercitives (mendicité dite agressive) ou d'autres formes de sollicitation jugées préjudiciables, telles que l'exploitation des mendiants, y compris des enfants, dans le cadre de réseaux. D'autres encore comprennent des interdictions de périmètre pour les mendiants.
Parmi ces diverses options, le législateur genevois a choisi la mesure répressive la plus extensive, en interdisant la sollicitation d'argent sur l'ensemble du domaine public. Ceci n'a pas empêché le Tribunal fédéral, dans un arrêt rendu le 9 mai 2008, de juger cette norme conforme à la Constitution lors d'un contrôle abstrait de celle-ci7. Plusieurs recours dirigés contre des amendes, actuellement pendants devant cette instance, permettront de revisiter la législation genevoise sur la mendicité. La mise en œuvre de ladite loi donne un nouvel éclairage à son examen du point de vue constitutionnel. La répression de la mendicité a en effet pris des «allures kafkaïennes» selon la presse8. En outre, l'analyse du Tribunal fédéral dans l'arrêt de 2008 n'a pas été exhaustive, les recourants ayant omis de faire valoir certains griefs, en particulier l'interdiction des discriminations (art. 8 al. 2 Cst.). Quant aux motifs invoqués, l'argumentation du Tribunal fédéral n'emporte de surcroît pas la conviction.
2. Mise en œuvre de la loi genevoise
Entre le 29 janvier 2008, date de l'entrée en vigueur de l'article 11A LPG, et le 7 juin 2011, la police a infligé 13 634 contraventions à des mendiants, principalement des Roms de Roumanie, pour un montant total de 1 629 380 fr.9 Lesdites amendes n'ont touché que 1516 personnes10, indiquant ainsi un taux important de récidive et un effet dissuasif inexistant11. De plus, le nombre de mendiants n'a pas diminué depuis l'entrée en vigueur de cette interdiction12.
Plus d'un millier de contraventions ont fait l'objet d'une opposition et ont ainsi été portées devant le Tribunal de police, puis devant la Cour de justice dans certains cas, engendrant ainsi une surcharge de travail au sein de ces juridictions13 pour une efficacité toute relative14. En raison d'une interpellation urgente écrite du Grand Conseil concernant les coûts de cette répression, le Conseil d'Etat genevois a chiffré à plus de 3 millions les frais occasionnés par les 13 634 amendes, et ce sans prendre en compte les coûts supportés par le pouvoir judiciaire15. Quant aux montants payés ou saisis à la suite des contraventions, ils s'élèvent à 35 117 fr.16
Compte tenu de ces éléments, l'interdiction de la mendicité résiste-t-elle à un examen à l'aune des droits fondamentaux? Pour répondre à cette question, notre analyse portera d'abord sur la conformité aux libertés (3), puis sur la compatibilité avec l'interdiction des discriminations (4).
3. Conformité aux libertés
3.1 Libertés applicables
L'interdiction de la mendicité met potentiellement en jeu plusieurs libertés. Dans son arrêt de 2008, le Tribunal fédéral a écarté la liberté économique (art. 27 Cst.). Selon les juges fédéraux, l'article 27 Cst. ne s'étend qu'aux activités «productives», impliquant une participation «aux échanges économiques, en vue de fournir des services ou de créer des produits, moyennant des contre-prestations»17. Le Tribunal fédéral a cependant retenu que la sollicitation de l'aumône tombe dans le champ d'application de la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.). Celle-ci se recoupe en grande partie avec la protection de la sphère privée (art. 8 CEDH), telle que définie par la Cour européenne des droits de l'homme18. Contrairement aux juridictions américaines et canadiennes, le juge constitutionnel helvétique n'a pas été appelé à se prononcer sur la conformité de la loi genevoise avec les libertés de communication.
Le raisonnement du Tribunal fédéral consistant à écarter la liberté économique au profit de la liberté personnelle a fait l'objet de critiques. Selon Möckli, considérer la mendicité comme une liberté élémentaire nécessaire à l'épanouissement personnel plutôt qu'une activité visant à procurer un gain est éloigné de la réalité19. Le fait que la mendicité trouve généralement son origine dans le dénuement n'a cependant pas échappé au Tribunal fédéral20. Des études menées à l'étranger confortent cette conclusion. La sollicitation de l'aumône est pour la grande majorité des mendiants une solution de dernier recours considérée comme une alternative préférable à la prostitution ou à la petite criminalité (par exemple, vol ou vente de drogue)21. Il n'empêche que la mendicité est vécue par la plupart d'entre eux comme une activité humiliante et dégradante. Il s'agit d'un phénomène complexe dû à plusieurs facteurs, qui comprennent notamment l'absence de formation, l'absence d'un réseau social de soutien, le déracinement, des problèmes psychiques ou l'addiction22. A cela s'ajoute, pour une grande partie des personnes de nationalité étrangère, les obstacles juridiques afin d'accéder à l'emploi, ainsi que pour les membres de la communauté rom, les discriminations dans leur pays d'origine.
Compte tenu de la situation d'extrême précarité dans laquelle se trouvent les mendiants, le Tribunal fédéral affirme à juste titre que «le fait de mendier, comme forme du droit de s'adresser à autrui pour en obtenir de l'aide, doit manifestement être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle»23. L'humiliation vécue par les mendiants ne change rien à ce constat. Solliciter l'aumône peut certes être perçu comme étant peu digne. L'interdiction de cette activité de dernier recours représente cependant un affront encore plus grand à la dignité des personnes vivant dans la misère: limiter l'autonomie de personnes privées de ressources et de choix amoindrit le peu de liberté qui leur reste et porte ainsi atteinte à leur dignité. En mendiant, une personne peut susciter l'empathie des passants et se voir de la sorte reconnaître son humanité24. Ainsi, l'interdiction de la mendicité limite la faculté de nouer des contacts avec autrui protégée par les articles 10 al. 2 Cst. et 8 CEDH25.
L'aspect tant relationnel que social de la mendicité est également mis en exergue par l'examen de la mendicité sous l'angle de la liberté d'expression (art. 16 Cst. et 10 CEDH). Cette approche est utile indépendamment de la question de savoir s'il se justifie, en droit constitutionnel suisse, de conférer à cette liberté une portée aussi large que dans les ordres juridiques de common law, où elle a tendance à jouer le rôle de garantie générale et subsidiaire qui revient dans notre ordre juridique à la liberté personnelle. La jurisprudence et les auteurs anglo-saxons ont le mérite de souligner que la mendicité ne comporte pas uniquement un aspect transactionnel26. Elle comprend aussi une valeur expressive et informative27, permettant à des personnes démunies de ressources et sans accès aux médias, d'attirer l'attention du public sur leur misère et, plus généralement, sur le phénomène de la pauvreté, qui constitue un sujet d'intérêt général. La mendicité en tant que conduite expressive est «l'imprimerie du pauvre»28.
3.2 Conditions de restriction
Les libertés ne sont pas absolues, leur qualité de droit fondamental implique cependant qu'elles ne cèdent pas trop facilement aux restrictions29. Pour cette raison, la Constitution et les conventions internationales posent des «limites aux limites» des libertés. La constitutionnalité de l'article 11A LPG dépend essentiellement de sa conformité à la deuxième et à la troisième des quatre conditions de restriction prévues à l'art. 36 Cst. L'interdiction de la mendicité se justifie-t-elle par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui (art. 36 al. 2 Cst.) et est-elle proportionnée au but visé (art. 36 al. 3 Cst.)?
3.2.1 Intérêts publics ou droit de tiers
Contrairement à la mendicité aggressive qui porte atteinte à la liberté d'autrui, il n'apparaît pas évident que l'intérêt public ou le droit de tiers justifie la répression de la mendicité passive. Celle-ci ne saurait en effet être définie comme une «forme de contrainte ou, du moins, comme une pression»30, le passant restant libre de donner une aumône ou non. Le fait que la mendicité puisse «provoquer des réactions plus ou moins virulentes, allant du rejet ou de l'agacement à la réprobation ouverte, voire à l'agressivité»31, ou conduire à des «manifestations d'intolérance»32 ne justifie pas non plus la criminalisation de la mendicité passive au nom de la sauvegarde de l'ordre public.
La jurisprudence du Tribunal fédéral et de la CourEDH concernant les libertés de communication est illustrative à cet égard: ces libertés protègent également les idées qui «heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de «société démocratique.»33 Le Tribunal fédéral en déduit que l'ordre public «ne commande (...) pas de censurer ou de réprimer l'expression des opinions qui sont subversives ou simplement choquent les sentiments moraux, religieux, politiques de la population (...)»34. De vagues craintes de dérapages ne sauraient non plus suffire. Il incombe à la collectivité publique qui entend limiter les libertés d'établir un risque concret pour l'ordre public. Qui plus est, le principe du perturbateur exige que les mesures restrictives visent en premier lieu les personnes qui portent atteinte à l'ordre public, à savoir les passants «agacés» par les mendiants pacifiques35. L'Etat a en effet l'obligation positive de prendre des mesures raisonnables pour protéger l'exercice paisible des libertés36. La préservation de la diversité inhérente à une société démocratique, respectueuse des minorités, empêche les autorités d'«éradiquer la cause de la tension en éliminant le pluralisme»37. Comme le souligne la CourEDH, une approche contraire rend l'exercice des libertés par les minorités théorique38. La déségrégration, par exemple, aurait-elle vu le jour si la répulsion des Blancs à l'égard des Noirs avait justifié le maintien de la politique du «separate but equal»39? Justifier la répression par l'agacement de la majorité nous entraîne sur une pente glissante menant à l'intolérance, antinomie des libertés et d'une société pluraliste.
Avant de réclamer des mesures répressives, ne serait-il pas utile de s'arrêter un instant sur les raisons pour lesquelles la mendicité agace ou perturbe? Les pistes de réponse sont multiples: pour certains, la mendicité est un signe d'oisiveté remettant en cause l'éthique du travail, caractéristique de notre héritage culturel. D'autres sont peut-être perturbés par la visibilité de la misère dans une société de consommation ou cherchent à faire taire leur mauvaise conscience de vivre dans l'aisance, face au dénuement des mendiants, qui nous rappelle que nous pourrions également nous retrouver dans la précarité. Ces explications mettent en lumière la dimension expressive et informative de la mendicité. Le fait de mendier peut inciter à la réflexion voire à l'action, en remettant en cause des convictions ou le mode de vie reçus40, et attirer l'attention de la population sur un problème sociétal majeur, celui de l'extrême pauvreté. Vu sous cet angle, la répression de la mendicité ne porte pas seulement préjudice aux mendiants mais à la société dans son ensemble. A défaut de reposer sur un intérêt public suffisant, l'interdiction de la mendicité passive est inconstitutionnelle. Elle ne satisfait pas non plus au principe de la proportionnalité.
3.2.2 Proportionnalité
Pour être conforme au principe de la proportionnalité, l'interdiction de la mendicité passive doit être tant apte que nécessaire pour atteindre les objectifs visés et ménager un juste équilibre entre les intérêts en présence (proportionnalité au sens étroit).
Dans son arrêt de 2008, le Tribunal fédéral a estimé que la «restriction du droit de mendier est incontestablement apte à atteindre le but d'intérêt public visé»41. Soucieux de ménager le principe démocratique, le juge constitutionnel laisse au législateur une latitude considérable. Il conclut à une violation de la Constitution uniquement lorsque l'inaptitude de la mesure est manifeste42. Le simple fait que l'effectivité d'une mesure ne soit pas d'emblée établie, ou qu'elle soit controversée, ne suffit pas pour remettre en cause son aptitude. Des doutes sérieux sur l'effectivité de la mesure devraient cependant être pris en compte lors de l'examen de la nécessité et de la proportionnalité au sens étroit. Pour cette raison, il est peu satisfaisant que le Tribunal fédéral ne fasse aucune mention d'études scientifiques pour soulever la question de l'effectivité des mesures réprimant la mendicité. Dans le cadre d'un contrôle concret des normes, l'analyse du juge constitutionnel devrait de plus tenir compte de l'expérience faite avec la mesure querellée. En effet, le bilan de la loi genevoise laisse songeur. Malgré les coûts substantiels engendrés, celle-ci n'a pas eu pour effet de réduire le nombre de mendiants43.
Dans d'autres pays, les détracteurs de la répression de la mendicité mettent en exergue les conséquences perverses liées à la sanction de la sollicitation de l'aumône par des amendes44. Dépourvu d'effet dissuasif, ce type de sanction conduit les mendiants, dans certains cas, à recourir à la petite criminalité ou à la prostitution pour se procurer un gain. Qui plus est, la criminalisation de la mendicité peut avoir un autre effet pervers, illustré par un mendiant interrogé dans le cadre d'une étude australienne45: «Nous finissons par mendier pour pouvoir payer l'amende sanctionnant la mendicité»46, indique-t-il.
Outre le renforcement du phénomène qu'elle vise à combattre, la répression de la mendicité déclenche une spirale vicieuse en accentuant la marginalisation et les difficultés économiques de personnes vivant dans la misère. A cela s'ajoute que la mobilisation de la police et des autorités pénales pour sanctionner la mendicité est coûteuse et engage des ressources qui pourraient être allouées à des politiques plus effectives47.
Sans faire mention des doutes qui planent sur l'effectivité de l'interdiction totale de la mendicité eu égard aux expériences faites à l'étranger, le Tribunal fédéral souligne le «peu d'efficience»48 des mesures moins incisives pour confirmer que la loi genevoise satisfait à la condition de la nécessité. Bien que de nombreuses juridictions limitent l'interdiction de la sollicitation de l'aumône à la mendicité agressive, les juges fédéraux se contentent d'affirmer sans aucune analyse comparative qu'une telle solution serait «largement illusoire»49. Elle nécessiterait, selon le Tribunal fédéral, une surveillance quasi permanente des mendiants. Cet argument est contredit par le fait que la mendicité agressive constitue un phénomène beaucoup moins fréquent que le Tribunal fédéral ne semble le croire. La raison de ce constat est simple: la mendicité passive visant à susciter la pitié est plus efficace que des stratégies agressives50. Une surveillance policière constante ne paraît ainsi pas nécessaire pour réprimer des pratiques intimidantes ou coercitives. Ceci d'autant plus que les citoyens peuvent dénoncer ces comportements à la police. Pour ces motifs, la conclusion selon laquelle l'interdiction de la mendicité agressive serait impraticable et dès lors moins efficace que l'interdiction totale de la mendicité est douteuse.
Par ailleurs, le Tribunal fédéral écarte également trop facilement la possibilité d'une limitation géographique, arguant qu'une telle solution «ne ferait que déplacer le problème»51. Les ressources tant financières qu'humaines étant limitées, la police finit par concentrer sa présence dans certaines zones pour en délaisser d'autres52. Par conséquent, des mesures plus limitées ne seraient guère moins effectives qu'une interdiction totale de la mendicité passive.
La «dimension politique»53 de l'interdiction de la mendicité a été mise en évidence par le Tribunal fédéral, compte tenu du «ton nourri des débats lors de l'adoption de l'acte attaqué par le Grand Conseil genevois et [de] la polémique qui l'a précédée.»54 La nature politique justifie, selon les juges fédéraux, qu'ils s'imposent une certaine retenue lorsqu'ils statuent sur la nécessité. Par cette affirmation, ils semblent s'inspirer de la fameuse «political question doctrine» développée par la Cour suprême américaine55, lui conférant cependant un sens bien différent et une portée excessivement large56. Aux Etats-Unis, cette doctrine n'a pas pour effet que le juge constitutionnel abdique de son rôle de protecteur des minorités contre les dérives de la majorité.
Pour déterminer si la loi genevoise respecte la proportionnalité au sens étroit, on ne saurait faire abstraction, dans la mise en balance des intérêts, de la nature illimitée de l'interdiction et de son manque d'effectivité. A supposer même que la répression de la mendicité passive réponde à un intérêt public, celui-ci devrait être qualifié de faible et se voir accorder peu de poids face à la gravité de l'atteinte à la liberté personnelle. Dans un récent arrêt concernant une décision d'expulsion de résidents roms d'un quartier de Sofia, la CourEDH a souligné que la spécificité des recourants, en tant que groupe social défavorisé, ainsi que leurs besoins sont des facteurs qui doivent être pris en compte lors de l'examen de la proportionnalité dans le cadre de l'article 8 CEDH57.
Or, le Tribunal fédéral n'a pris en compte aucun de ces éléments dans la pesée des intérêts, accordant un poids décisif à un autre facteur. Il a nié le caractère disproportionné de l'atteinte à la liberté personnelle en arguant que l'interdiction de la mendicité ne privait pas les mendiants d'un minimum nécessaire (celui-ci étant assuré à chacun en vertu du droit à des conditions minimales d'existence garanti par l'article 12 Cst.), mais seulement d'un revenu d'appoint. Ce raisonnement prête le flanc à trois critiques. Tout d'abord, il fait abstraction des obstacles factuels et juridiques qui entravent l'accès aux prestations de soutien à un groupe de personnes, souvent mal informées, illettrées, et méfiantes à l'égard des autorités publiques58. Ensuite, étant donné la nature très limitée des prestations accordées en vertu de l'article 12 Cst., on ne saurait minimiser l'importance d'un revenu d'appoint pour des mendiants vivant dans une extrême précarité. Finalement, le Tribunal fédéral perd de vue que la liberté personnelle est, comme son nom l'indique, une liberté: à ce titre, elle protège l'autonomie individuelle. Ses titulaires ne sont pas réduits à des récipients passifs de l'assistance publique, mais se voient reconnaître la capacité de choisir59 s'ils veulent avoir recours à l'assistance de l'Etat, si tant est qu'ils y aient droit, ou solliciter l'aide des particuliers.
4. Conformité avec l'interdiction des discriminations
«La majestueuse égalité des lois (...) interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain», écrivait Anatole France en 189460. La contrariété à l'interdiction des discriminations, garantie par la Constitution fédérale (art. 8 al. 2 Cst.) et par les conventions internationales61, enlève aux lois réprimant la mendicité leur aura majestueuse. Selon le Tribunal fédéral, «il y a discrimination au sens de l'art. 8 al. 2 Cst. lorsqu'une personne est traitée différemment sur la seule base de son appartenance à un groupe déterminé qui, dans l'histoire et dans la réalité sociale actuelle, a fait l'objet d'exclusion et a été traité comme étant inférieur»62. La discrimination peut être directe (la loi fondant l'inégalité explicitement sur un des critères de distinction prohibés par la Constitution) ou indirecte: «Une telle discrimination existe lorsqu'une réglementation, qui ne désavantage pas directement un groupe déterminé, défavorise tout particulièrement, par ses effets et sans justification objective, les personnes appartenant à ce groupe»63.
Dans de nombreux cas, les mendiants sont victimes de discriminations multiples (ou aggravées), l'inégalité se fondant sur plusieurs caractéristiques mentionnées par la Constitution64, en particulier la situation sociale, l'origine et/ou la race.
Touchant de façon prépondérante les pauvres, les mesures réprimant la mendicité sont constitutives d'une discrimination indirecte en vertu de la situation sociale. Cette thèse est défendue par la rapporteuse spéciale sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme. Dans son rapport du 4 août 2011, elle relève que «l'interdiction de la mendicité et du vagabondage représente une violation grave des principes d'égalité et de non-discrimination»65. Une telle mesure ne constitue pas seulement une discrimination dans la loi, mais favorise en plus une discrimination devant la loi. En conférant à la police le pouvoir de sanctionner la mendicité, elle «rend les personnes vivant dans la pauvreté plus vulnérables au harcèlement et à la violence. Elle ne fait que contribuer à perpétuer les attitudes sociales discriminatoires envers les plus pauvres et les plus vulnérables»66. En effet, en stigmatisant les pauvres, l'interdiction de la mendicité cimente la vision, souvent renforcée par les médias, que «les personnes vivant dans la pauvreté seraient paresseuses, irresponsables, indifférentes (...), malhonnêtes, indignes et même criminelles»67 ou seraient des escrocs abusant de la générosité d'autrui68. Ces perceptions sont profondément enracinées historiquement, tant à Genève qu'ailleurs69, faisant des pauvres un groupe marginalisé70. Poussées à l'extrême, elles privent les personnes les plus démunies de leur humanité et de leur dignité71, légitimant des mesures visant à «nettoyer les rues» des mendiants»72.
La plupart des mendiants sanctionnés à Genève faisant partie de la communauté rom, la loi genevoise sur la mendicité constitue également une mesure discriminatoire sur la base de l'origine et/ou de la race. Selon la CourEDH, «la discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse qui (...) exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse»73. La Cour a de surcroît qualifié les Roms de «minorité défavorisée et vulnérable, qui a dès lors besoin d'une protection spéciale»74. La répression de la mendicité va directement à l'encontre de ce but. D'une part, elle renforce la marginalisation d'une minorité vivant dans une extrême pauvreté, dont les membres sont victimes de traitements discriminatoires dans leur pays d'origine. D'autre part, en criminalisant la mendicité, elle renforce un préjugé négatif, très répandu, qui alimente la «romaphobie»: le stéréotype réduisant les Roms à «une «race de criminels», génétiquement encline au crime, a constitué la colonne vertébrale de l'appareil idéologique chargé de justifier le génocide des Roms d'Europe»75.
L'interdiction des discriminations ne proscrit pas toute mesure ayant un impact disproportionné sur un groupe protégé. En raison de ses effets pernicieux, une différenciation fondée sur un critère suspect, comme la situation sociale, l'origine et/ou la race, «représente une inégalité qualifiée»76. Elle fonde une présomption d'inconstitutionnalité, qui ne peut être renversée que par une justification particulière, qualifiée. Pour les raisons évoquées en relation avec les libertés, les motifs avancés pour justifier l'interdiction de la mendicité passive ne satisfont pas à cette exigence. En particulier, la gêne ou la peur nourrie par la perception que les mendiants seraient des délinquants ou des fainéants ne saurait être retenue. Expression de vieux stéréotypes, cette vision est constitutive de discrimination et doit être combattue. Les droits de l'homme appellent, en effet, plus qu'une abstention de la part de l'Etat. Leur réalisation dans l'ensemble de l'ordre juridique (art. 35 al. 1 Cst.) nécessite une attitude proactive de la collectivité publique. Celle-ci n'est pas seulement tenue de respecter les droits de l'homme, mais également de les protéger et de les mettre en œuvre.
5. Conclusion
La criminalisation de la mendicité passive constitue une réponse simpliste à une problématique complexe et ne résiste pas à un examen à l'aune des droits fondamentaux. Comme le montre l'expérience genevoise, balayer la mendicité sous le tapis de l'interdiction est une réponse inefficace à un problème complexe. Elle peut même s'avérer contre-productive, renforçant le stigma et la marginalisation de groupes vulnérables. En admettant que la liberté personnelle des mendiants peut être sacrifiée sur l'autel de l'opinion majoritaire, le Tribunal fédéral adopte une vision singulièrement étroite des droits fondamentaux. Si ceux-ci peuvent être restreints, sans aucune limite, pour éviter l'agacement de la population, constituent-ils encore des droits? Lorsqu'ils sont réduits à la protection des convictions et des modes de vie dominants, de tels «droits» ne permettent pas de remplir l'une de leurs fonctions essentielles, celle de protéger les minorités. Relevons finalement qu'«interdire les interdictions»77 de la mendicité passive n'est pas seulement nécessaire pour protéger les droits fondamentaux de la minorité, mais également bénéfique pour la société dans son ensemble. «If the situation of some in society is distressing, then it is important that others be distressed by it; if the situation is discomforting, then it is important that others be discomforted78.»
1Voir Roth, Robert, «Prison-modèle et prison symbole: l'exemple de Genève au XIXe siècle», Déviance et société 1977, pp. 389-410, pp. 393 ss.
2F 3 25.04.
3La loi 10106 modifiant la loi pénale genevoise (E 4 05) (mendicité) du 30 novembre 2007 introduit un nouvel article 11A LPG, dont l'alinéa 1 dispose que «[c]elui qui aura mendié sera puni de l'amende».
4Mémorial des séances du Grand Conseil, 56e législature, séances 9 et 10 du 30 novembre 2007, PL 10106-A.
5Pour une analyse comparative, cf. Möckli, Daniel, «Bettelverbote: Einige rechtsvergleichende Überlegungen zur Grundrechtskonformität», ZBL 2010, pp. 537-574. Pour le Royaume-Uni: Baker, Dennis J., «A Critical Evaluation of the Historical and Contemporary Justifications for Criminalising Begging», The Journal of Criminal Law 2009, pp. 212-240 (avec des références aux Etats-Unis et au Canada); pour la France: Sayah, Jamil, «Le mendiant: un citoyen exclu», Droit et Société 1998, pp. 401-413; pour l'Australie: Lynch, Philip, «Understanding and Responding to Begging», Melbourne University Law Review 2005, pp. 518-555 ss.
6Möckli (n. 5), pp. 5-8.
7ATF 134 I 214; pour une critique, voir Möckli, (n. 5); voir aussi Tschentscher, Axel, in «Die staatsrechtliche Rechtsprechung des Bundesgerichts in den Jahren 2008 et 2009», ZbJV 2009, pp. 744 ss.
8«Ces affaires de mendiants roms qui épuisent les juges genevois», Le Temps, 5 mars 2012; «Genfs Mühen mit dem Bettelverbot», NZZ online, 28 mars 2012.
9Réponse du Conseil d'Etat à l'interpellation urgente écrite d'Anne Mahrer, secrétariat du Grand Conseil, IUE 1208-A, 31 août 2011.
10Ibid.
11Les défenseurs des droits des Roms font état d'une répression policière qui confine parfois à l'acharnement. Lire «A Cornavin, des Roms aux frontières de la sécurité», Le Temps, 10 mai 2011.
12Voir les références citées sous note 8 et «Les Roms plus nombreux que jamais à Genève», Le Temps, 15 décembre 2008; «Rumänien ist auch in Genf», NZZ online, 23 décembre 2008. Ce fait est reconnu même par certains promoteurs de la loi. Voir: http://www.udc-ge.ch/communiques_ presse/mesemrom.pdf.
13Le Temps (n. 8).
14L'efficacité de l'art. 11A LPG a été notamment remis en cause dans une pétition déposée au Grand Conseil le 20 avril 2012. Voir «Il faut abroger la loi interdisant la mendicité», Tribune de Genève, 20 avril 2012.
15Réponse du Conseil d'Etat (n. 9).
16Ibid.
17ATF 134 I 214, p. 215.
18Ci-après «CourEDH».
19«Etwas wirklichkeitsfremd», Möckli (n. 5), p. 11.
20ATF 134 I 214, p. 217.
21Lynch (n. 5), p. 526.
22Cf. Lynch (n. 5), avec des références à des études menées en Australie et au Royaume-Uni, p. 526-527, p. 548.
23ATF 134 I 214, p. 217.
24Hershkoff, Helen, Cohen, Adam S., «Begging to Differ: The First Amendment and the Right to Beg» Harvard Law Review 1991, pp. 896-916, p. 914.
25ATF 133 I 110, p. 119; ACEDH, Pretty c. Royaume-Uni, N° 2346/02, 29 avril 2002, CEDH 2002-III, § 61.
26Hershkoff et Cohen (n. 24), pp. 907-908.
27Cf. Schafer, Arthur, «Down and Out in Winnipeg and Toronto: The Ethics of Legislation Against Panhandling», Caledon Institute of Social Policy, 1998.
28Traduction par les auteurs de «the poor man's printing press», Kalven, Harry Jr., «The Concept of the Public Forum: Cox v. Louisiana», The Supreme Court Review, pp. 1-32, p. 30.
29Selon la terminologie germanophone, les droits fondamentaux doivent être «eingriffsresistent». Voir Kiener, Regina, Kälin, Walter, Grundrechte, Berne 2007, p. 75.
30ATF 134 I 214, p. 218.
31ATF 134 I 214, p. 218.
32Ibid.
33ACEDH, Handyside c. Royaume-Uni, N° 5493/72, 7 décembre 1976, Série A N° 24, § 49 (1977), (cité p. ex. dans ATF 114 IV 116 et 1C_312/2010, 8 décembre 2010).
34ATF 1C_312/2010, 8 décembre 2010 (cons. 4.2).
35Voir Möckli, (n. 5), p. 26.
36Voir p. ex. ACEDH, Barankevich c. Russie, n° 10519/03, 26 juillet 2007.
37Ibid., § 30 (notre traduction).
38Ibid., § 31.
39Voir Cour suprême américaine, Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896).
40Voir Waldron, Jeremy, «Mill and the Value of Moral Distress», Political Studies 1987, pp. 410-423.
41ATF 134 I 124, p. 218.
42Voir p. ex. Auer, Andreas, Flückiger, Alexandre, «La vidéosurveillance dans l'œil de la Constitution», PJA 2006, pp. 924-942, p. 936 s.
43Voir ci-dessus 2. Concernant le coût de la criminalisation, voir Rapport de la rapporteuse spéciale sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, 4 août 2011, Doc. GA A/66/265, § 22 et 43.
44Voir p. ex. Lynch (n. 5).
45Ibid.
46Ibid., p. 533, traduit par les auteurs. Voir également Rapport extrême pauvreté (n. 43), § 43.
47Ibid.
48ATF 134 I 214, p. 220.
49ATF 134 I 214, p. 219.
50Lynch (n. 5), p. 531.
51ATF 134 I 214, p. 219.
52Voir Lynch (n. 5), p. 535.
53ATF 134 I 214, p. 220.
54Ibid.
55Pour la notion de «political question» en droit américain, cf. Tushnet, Mark, «The Constitution of the United States of America, A Contextual Analysis», Oxford et Portland 2009, pp. 148-153; Chemerinsky, Erwin, Constitutional Law, 2e Ed., New York 2005, pp. 77-98.
56Selon la doctrine américaine, le terme «politique» ne se réfère pas à des questions de nature constitutionnelle qui ont trait à des politiques publiques, ni à des questions à propos desquelles des leaders politiques ont de fortes opinions. Voir p. ex. Tushnet (n. 55), p. 149.
57ACEDH, Yordanova et autres c. Bulgarie, N° 25446/06, 24 avril 2012, § 129.
58Rapport extrême pauvreté (n. 43), § 8 et 10. La majorité des personnes qui mendient à Genève ne sont que de passage sur le territoire du canton et n'ont pas droit à des prestations d'aide financière, faute de résidence effective sur celui-ci (art. 11 LIASI J 4 04).
59Pour une analyse de l'extrême pauvreté sous l'angle de la liberté, cf. Waldron, Jeremy, «Homelessness and the Issue of Freedom», UCLA Law Review 1991-1992, pp. 295-324.
60France, Anatole, Le lys rouge, 1894, chapitre VII, disponible sur http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Lys_rouge/VII (état au 1er mai 2012).
61Voir les articles 14 CEDH, 5 § 2 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
62ATF 129 I 232, pp. 239-240 (consid. 3.4.1) = JdT 2004 I 588.
63Arrêt du TF 9C_540/2011 du 15 mars 2012 (cons. 5.5) (publication prévue); ATF 126 II 377, p. 393 (cons. 6c).
64Art. 8 al. 2 Cst.
65Rapport extrême pauvreté (n. 43), § 32.
66Ibid.
67Ibid., § 7.
68Baker (n. 5), p. 228.
69Voir ci-dessus 1.
70Voir ATF 129 I 232, p. 239 (consid. 3.4.1) = JdT 2004 I 588.
71Pour des exemples assimilant les «personnes non productives» à des bêtes, voir Sayah (n. 5) p. 411.
72Ibid.
73ACEDH, Nachova c. Bulgarie [GC], N° 43577/98 et 43579/98, 6 juillet 2005, CEDH 2005-VII, § 160.
74ACEDH, Aksu c. Turquie, N° 4149/ 04 et 41029/04, 15 mars 2012, § 44. Voir aussi Yordanova et autres c. Bulgarie, (n. 57), § 129 et 133.
75Sigona, Nando, Trehan, Nidhi, «Néolibéralisme et antitsiganisme: le suspens du rêve européen», in Lignes 2011, pp. 95-103, p. 101.
76ATF 129 I 232, pp. 239-240 (consid. 3.4.1) = JdT 2004 I 588.
77Sayah (n. 5), p. 408.
78«Si la situation de certains membres de la société est bouleversante, il est important que d'autres soient bouleversés par celle-ci; si la situation est gênante, il est important que d'autres soient gênés.» Traduction par les auteurs, Waldron, Jeremy, «Homelessness and Community», University of Toronto Law Journal 2000, p. 382.
Maya Hertig Randall, professeure ordinaire à l’Université de Genève, avocate, LL.M., Olivia Le Fort, doctorante à l'Université de Genève, avocate, LL.M.