1. Introduction
Selon l’art. 139 al. 3 de la Constitution fédérale, les initiatives populaires doivent respecter notamment le principe de l’unité de la matière. Cela signifie qu’il doit exister un rapport intrinsèque entre les différentes parties d’une initiative. Cette exigence peut paraître abstraite, mais elle poursuit un but concret, indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Il s’agit en effet de garantir le droit des citoyens à la libre formation de leur opinion et à l’expression fidèle et sûre de leur volonté. Le principe de l’unité de la matière interdit donc de mêler, dans un même objet soumis au peuple, plusieurs propositions de nature ou de but différents, qui forceraient le citoyen à une approbation ou à une opposition globales, alors qu’il pourrait n’être d’accord qu’avec une partie des propositions qui lui sont soumises1.
L’initiative populaire «Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage» a pour but l’introduction, dans la Constitution fédérale, d’un nouvel art. 14 al. 2, dont la teneur serait la suivante: «Le mariage est l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme. Au point de vue fiscal, le mariage constitue une communauté économique. Il ne peut pas être pénalisé par rapport à d’autres formes de vie, notamment en matière d’impôts et d’assurances sociales.»2
Il s’agit, ici, d’examiner si ce texte est conforme au principe de l’unité de la matière.
2. Le principe de l’unité de la matière dans le traitement de l’initiative
2.1. Message du Conseil fédéral
Le 23 octobre 2013, le Conseil fédéral a présenté un projet d’arrêté fédéral recommandant d’accepter le texte constitutionnel proposé3. Sous l’angle du principe de l’unité de la matière, le Message y relatif considère laconiquement qu’il existe «un rapport intrinsèque entre ses parties»4, sans toutefois expliquer en quoi les trois phrases de l’initiative exprimeraient ensemble une seule et même proposition, ni pourquoi chacune des trois phrases de l’initiative, prise individuellement, serait indivisible des deux autres aux fins de l’expression d’une telle proposition unique (pour autant qu’elle puisse être identifiée).
2.2. Débat au Conseil national
C’est seulement devant le Conseil national que la question est posée5: la suppression des discriminations fiscales entre couples mariés et concubins suppose-t-elle nécessairement que la constitution définisse le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme? Seuls deux intervenants considèrent que l’absence de lien entre l’une et l’autre question pose un problème sous l’angle du principe de l’unité de la matière; ils n’en tirent toutefois aucune conséquence quant à la possible nullité (partielle) de l’initiative6.
Les partisans de l’initiative sont rares à s’exprimer sur la question du lien intrinsèque nécessaire entre les deux dernières phrases de l’initiative (qui vise la suppression, par le choix d’un modèle fondé sur l’imposition commune des époux, des inégalités fiscales frappant les couples mariés) et la première (qui entraîne l’interdiction constitutionnelle du mariage entre personnes de même sexe). Dans le but de démontrer l’existence d’une unité de nature fiscale7 entre les trois phrases de l’initiative, les uns expriment l’idée selon laquelle la «définition [du mariage] en tant qu’union d’un homme et d’une femme [ne viserait] qu’à fixer le modèle de l’imposition du couple, en tant qu’entité économique, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel»8. Le sens de cette explication n’apparaît, à tout le moins, pas évident9. Plus claire est l’idée selon laquelle la définition constitutionnelle du mariage viserait simplement à définir le champ d’application de l’interdiction de la discrimination des couples mariés en matière d’impôts et d’assurances sociales10.
Dans sa prise de position en plénum, la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf n’a pas abordé le rôle de la première phrase de l’initiative sous l’angle du principe de l’unité de la matière. A cet égard, la représentante du gouvernement a simplement indiqué que le droit au mariage garanti par l’art. 14 Cst. n’exclurait pas que d’autres formes d’union puissent être garanties également11.
2.3. Débat au Conseil des Etats
Au Conseil des Etats, la question de l’unité de la matière a été abordée de manière directe. La proposition a été faite de déclarer l’initiative valable de manière partielle seulement, de biffer la première phrase («Le mariage est l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme») et de ne soumettre au vote du peuple et des cantons que les deux dernières («Du point de vue fiscal, le mariage constitue une communauté économique. Il ne peut pas être pénalisé par rapport à d’autres formes de vie, notamment en matière d’impôts et d’assurances sociales»)12. A l’appui de cette proposition, le conseiller aux Etats Robert Cramer a essentiellement souligné qu’«on peut parfaitement vouloir que le mariage ne soit pas pénalisé et dans le même temps être ouvert à d’autres formes de mariage que celle que nous connaissons»13.
Indépendamment même du débat relatif à cette proposition spécifique, l’idée a été exprimée qu’il serait «douteux de vouloir, du point de vue législatif, cimenter l’évolution sociétale par le biais d’un artifice fiscal, de vouloir empêcher toute évolution et toute reconnaissance des couples homosexuels, au détour et en marge d’un débat portant sur des éléments de fiscalité»14. Compte tenu du but affiché de l’initiative, qui est de régler un problème fiscal, il ne pourrait être question de faire trancher par la même occasion, «presque subrepticement»15, la question, entièrement distincte16, du mariage entre personnes de même sexe.
Même les partisans de l’initiative, qui s’efforcent, pour la plupart, de souligner que le texte constitutionnel proposé vise l’interdiction de la discrimination fiscale aussi bien des personnes mariées que de celles qui sont liées par un partenariat enregistré17, considèrent que la définition du mariage n’est pas indispensable à la mise en œuvre de l’objectif poursuivi, qui est celui de la réalisation de l’égalité fiscale par le modèle de l’imposition commune18. Ils n’en tirent toutefois pas de conséquences quant à la validité de l’initiative sous l’angle du principe de l’unité de la matière.
Dans son intervention devant le Conseil des Etats, la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf réfute les critiques19 selon lesquelles le Conseil fédéral aurait omis d’étudier l’initiative sous l’angle du principe d’unité de la matière. Les trois parties de l’initiative viseraient à renforcer l’institution du mariage et à prévenir la discrimination de celui-ci par rapport à d’autres formes de vie commune. Dans cette mesure, elles auraient un même thème et un but déterminé. Cela serait – du point de vue de l’Office fédéral de la justice également – suffisant pour considérer que le principe de l’unité de la matière est respecté20.
3. Appréciation
L’initiative vise, d’une part, à réaliser l’égalité des couples mariés et des concubins en matière fiscale et d’assurance sociale par un modèle nécessairement fondé sur l’addition des facteurs relatifs à chacun des époux, à l’exclusion d’un modèle fondé sur l’imposition individuelle. Elle a, d’autre part, pour objet (ou au moins pour conséquence) d’interdire au niveau constitutionnel le mariage entre personnes de même sexe.
La division de la proposition fiscale en deux phrases distinctes n’est pas très heureuse. Elle comporte en effet le risque que le débat populaire se focalise sur le principe de l’égalité fiscale (difficile à contester en tant que tel mais déjà ancré dans la Constitution fédérale) plutôt que sur le moyen d’atteindre cet objectif (nouveau sur le plan constitutionnel, plus technique et plus controversé21). Cette ambiguïté est regrettable du point de vue démocratique, mais n’est sans doute pas suffisante pour nier l’existence d’un rapport intrinsèque entre la deuxième et la troisième phrase du texte constitutionnel proposé. De ce point de vue-là, il n’y a rien à redire sous l’angle du principe de l’unité de la matière.
En revanche, il faut constater que la poursuite de l’égalité fiscale entre personnes mariées et concubins, par un système fondé sur l’addition des facteurs, ne nécessite pas de définir le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme. La première phrase de l’initiative n’a aucun rapport intrinsèque avec le débat relatif à la discrimination fiscale des couples mariés par rapport aux personnes ayant opté pour un autre mode de vie commune.
L’argument selon lequel la définition constitutionnelle du mariage (première phrase) serait uniquement destinée à fixer le champ d’application de la proposition d’égalité fiscale (deux dernières phrases) ne convainc pas. En effet, ne serait-ce que sous l’angle grammatical, l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe est érigée en proposition indépendante par l’initiative. Elle n’a donc pas la portée limitée qui lui est prêtée dans l’argument ici examiné22. En outre, les initiants eux-mêmes considèrent que la discrimination fiscale qu’ils combattent ne doit pas être abolie uniquement en faveur des couples mariés, mais aussi des partenaires enregistrés23. Sous l’angle téléologique également24, la première phrase de l’initiative contient donc une proposition autonome, qui n’est pas simplement destinée à restreindre le postulat d’égalité aux couples de sexe différent25.
Pour justifier son soutien à l’initiative, le Conseil fédéral considère que l’introduction d’un modèle d’imposition non discriminatoire fondé sur l’addition des facteurs (par opposition à un modèle basé sur l’imposition individuelle) est une priorité26. Et quand bien même l’adoption de l’initiative empêcherait le Parlement d’étendre par voie législative l’institution du mariage aux partenaires de même sexe, il serait toujours possible de mettre les partenaires enregistrés sur le même pied que les couples mariés dans un certain nombre de domaines juridiques27.
Discutable en soi28, cette position ne s’explique toujours pas sous l’angle du principe de l’unité de la matière. Comme cela résulte de la définition qu’en donne le Tribunal fédéral, la conformité au principe de l’unité de la matière ne se vérifie pas à l’aune d’un simple rapport thématique plus ou moins prononcé entre les parties d’une initiative. Le lien intrinsèque requis n’est pas laissé de manière aussi large à l’appréciation de l’exégète. Dans une telle perspective, en fonction de l’élément considéré comme le dénominateur commun de différentes propositions, il serait en effet presque toujours possible de trouver un rapport entre celles-ci29.
Le critère correct est le suivant: si l’on ne peut raisonnablement attendre des citoyens qu’ils se déterminent nécessairement de la même manière sur tous les éléments d’une initiative, la réunion de ceux-ci en une seule question n’est pas admissible. Or, pris dans tous ses éléments, le texte de l’initiative mélange indubitablement deux questions auxquelles le peuple et les cantons ne sauraient être contraints de donner une réponse unique. Cela suffit pour conclure que l’initiative populaire «Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage» est contraire au principe de l’unité de la matière et qu’elle aurait dû être déclarée (partiellement) nulle.
4. Conclusion
L’initiative populaire «Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage» contient trois propositions, présentées ici dans l’ordre inverse de leur apparition dans le texte constitutionnel proposé:
• le mariage ne doit pas être pénalisé par rapport à d’autres modes de vie, notamment en matière d’impôts et d’assurances sociales (interdiction de toute discrimination à l’égard des personnes mariées);
• l’imposition des époux se fonde sur l’addition des facteurs pertinents relatifs à chacun d’eux (interdiction du modèle d’imposition individuelle comme moyen de supprimer la discrimination dont ils peuvent souffrir en raison de leur état civil);
• le mariage est défini comme l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme (interdiction du mariage entre personnes de même sexe).
La première proposition n’ajoute rien à l’état actuel du droit constitutionnel. Quand bien même le titre de l’initiative met l’accent sur l’interdiction de principe de la discrimination des personnes mariées, c’est en réalité la deuxième proposition (interdiction du modèle d’imposition individuelle des époux) qui est considérée comme centrale par le Conseil fédéral et qui justifie, selon lui, l’acceptation de l’initiative. La troisième proposition (interdiction du mariage entre personnes de même sexe) ouvre, quant à elle, un tout autre débat, sans rapport intrinsèque avec les deux premières.
Par conséquent, l’initiative populaire «Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage» n’est pas conforme au principe de l’unité de la matière. Le Conseil fédéral ne l’a pas vu. Le Conseil national et le Conseil des Etats ont, quant à eux, renoncé à déclarer l’initiative nulle (au moins partiellement). Telle était pourtant la seule conséquence possible de l’art. 139 al. 3 Cst. Il est regrettable du point de vue démocratique que l’initiative soit bel et bien destinée à être soumise au vote du peuple et des cantons. Ceux-ci seront en effet contraints de donner une réponse unique à deux questions bien distinctes. Cela entrave la libre formation de leur opinion et l’expression fidèle et sûre de leur volonté. Comme l’Assemblée fédérale le leur recommande d’ailleurs en définitive30, il faut espérer qu’ils auront la clairvoyance de refuser un tel marchandage.