Le débat relatif aux rémunérations excessives octroyées aux dirigeants n'est pas nouveau, ni en Suisse ni ailleurs. Cette problématique relève de celle, plus large, de la bonne gouvernance des entreprises, qui a fait surface en Grande-Bretagne (ci-après, UK) au début des années 1990. Plusieurs réglementations - de natures diverses - ont, depuis, été développées à l'étranger et en Suisse. Leur contenu a notamment pour but de fixer un cadre juridique aux rémunérations pouvant être versées aux dirigeants des sociétés cotées. Compte tenu des efforts consentis à cet égard par la Suisse depuis une dizaine d'années, notre pays dispose ainsi déjà d'un système normatif relativement exigeant et par ailleurs effectivement appliqué, ce qui ne va nécessairement de soi. Selon le Professeur Peter V. Kunz, qui a mené une étude de droit comparé dans ce domaine, «avec son régime actuel (note: avant l'acceptation de l'initiative Minder) en matière de gouvernance d'entreprise, la Suisse se positionne probablement dans le premier tiers des régimes nationaux au regard du degré de protection»1. Il convient dès lors de s'interroger sur la position qui sera celle de la Suisse sur l'échiquier international à la suite de l'adoption de l'initiative Minder.
Particularités de l'initiative Minder par rapport aux réglementations étrangères
Il n'est bien sûr pas possible de comparer ici le «nouveau» droit suisse avec l'ensemble des autres systèmes juridiques nationaux. Le choix des pays soumis à la comparaison se doit néanmoins d'être pertinent et représentatif2. Nous avons dès lors sélectionné les droits suivants:
1. Le droit allemand, car l'Allemagne (ci-après, D) est un concurrent direct de la Suisse du point de vue des entreprises souhaitant s'établir en Europe de l'Ouest3; par ailleurs le droit allemand est traditionnellement une source d'inspiration importante pour le législateur helvétique.
2. Le droit britannique, car il fait œuvre de pionnier pour toutes les questions liées à la corporate governance; il constitue ainsi un étalon incontournable dans ce domaine; l'Angleterre est par ailleurs une place financière importante et un siège alternatif potentiel pour les sociétés suisses.
3. Le droit américain, car la Suisse ne peut agir sans tenir compte de la réglementation développée outre-Atlantique; en outre, dans le domaine du gouvernement d'entreprises, les Etats-Unis (ci-après, USA) font ordinairement office de précurseurs.
Vu le champ limité qui nous est concédé, seuls seront abordés les thèmes à propos desquels l'initiative Minder contient des solutions présentant des divergences significatives avec ce qui prévaut dans les autres systèmes analysés. Il existe fondamentalement quatre différences4.
• La première divergence a trait au niveau hiérarchique de la réglementation: alors que l'initiative Minder ancre ses exigences dans la Constitution, les autres pays régissent la question de la rémunération à un niveau hiérarchiquement inférieur et probablement plus approprié (la loi).
• Une deuxième différence a trait à la philosophie de la réglementation: contrairement à l'initiative Minder, qui impose des règles rigides et peu flexibles, l'Allemagne, le UK et les USA offrent une réglementation plus souple, et donc un droit des sociétés plus libéral. A titre d'exemple, l'initiative Minder interdit aux sociétés d'élire les membres de leur conseil d'administration pour une durée supérieure à une année; de plus, elle prohibe, sans exception possible, la conclusion par ces administrateurs de contrats de travail ou de conseils additionnels avec d'autres sociétés du groupe. Les droits D, UK et USA prévoient des limitations moins strictes. L'initiative fait encore preuve de rigidité en ce qu'elle interdit de manière absolue certains types d'indemnités, notamment les indemnités de départ. A l'étranger, ces indemnités sont en principe possibles, bien qu'elles soient soumises à un régime réglementé (par exemple, approbation des actionnaires).
• L'initiative Minder présente également une singularité eu égard au vote par l'assemblée générale des rémunérations accordées aux membres de la direction générale de l'entreprise. Elle prévoit que «l'assemblée générale vote chaque année la somme globale des rémunérations (...) de la direction». Les normes en Allemagne, au UK et aux USA contiennent deux divergences de ce point de vue: (i) l'objet du vote porte non pas sur le montant global de la rémunération destinée aux directeurs, mais sur le système de rémunération ou, rétroactivement, sur le rapport de rémunération5; (ii) le vote n'est pas contraignant, mais en principe consultatif.
• Enfin, la nature des sanctions infligées aux organes dirigeants diverge également. La violation des règles relatives aux rémunérations est en effet sanctionnée, selon l'initiative, par une peine privative de liberté pouvant aller jusqu'à trois ans et par une amende pouvant atteindre six rémunérations annuelles. Une telle sanction pénale est unique en Europe (la sanction y est usuellement de nature civile, prenant prioritairement la forme d'une action en restitution des prestations disproportionnées qui ont été accordées aux dirigeants). La possibilité d'une sanction pénale est certes prévue en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis; néanmoins, dans le premier de ces pays seule une amende (modérée) peut être prononcée; aux Etats-Unis en revanche, un emprisonnement peut être décidé par les Tribunaux, mais il convient d'observer que la philosophie du système punitif états-unien est bien particulière et, quoi qu'il en soit, peu comparable à celle de la Suisse.
Effets de l'initiative Minder
Les réelles conséquences de l'acceptation de l'initiative Minder sont, en l'état, incertaines, eu égard, en particulier, aux aspects suivants.
• La teneur de la réforme - L'initiative Minder devra être concrétisée dans la loi. La teneur de celle-ci est, en l'état, inconnue; cette incertitude découle notamment du fait que certaines dispositions de l'initiative sont peu claires ou, en tout cas, très générales, et que, dans une certaine mesure, le législateur bénéficie en conséquence d'une certaine liberté s'agissant de sa concrétisation, mais aussi que certains aspects seront difficiles à transposer dans la loi ou à concilier avec les exigences de la vie d'une entreprise (par exemple, la question des sanctions pénales, celle de savoir comment traiter la rémunération d'un directeur embauché durant un exercice annuel ou encore comment procéder au vote électronique à distance lors des assemblées générales, alors que les moyens technologiques pour ce faire ne sont pas encore disponibles). Cela étant, il est raisonnable de penser que la loi d'application reprendra un certain nombre des solutions contenues dans le contre-projet, dont on rappellera que, pour une partie importante, la teneur n'est autre qu'une concrétisation des principes de l'initiative6.
• La date d'entrée en vigueur de la modification législative: l'initiative exige que «d'ici à l'entrée en vigueur des dispositions légales, le Conseil fédéral édicte, dans un délai d'une année après l'acceptation de l'art. 95, al. 3, (note: donc d'ici au 3 mars 2014) (...) les dispositions d'exécution nécessaires». Une certaine incertitude règne autour de la réelle portée de cette exigence et de la façon de la mettre en œuvre. Il est acquis que notre gouvernement n'a d'autre choix que de réglementer la matière, ne serait-ce que provisoirement, dans le délai qui lui est imparti. Sachant que les exigences du processus législatif suisse ne permettent pas de disposer d'un texte légal dans les 12 mois, on peut partir de l'idée que le Conseil fédéral sera en conséquence tenu d'agir transitoirement par voie d'ordonnance. Cela dit, la véritable incertitude touche au contenu de la réglementation; compte tenu, en effet, de la complexité de la matière et de la marge de manœuvre évoquée ci-dessus, il est douteux que le régime transitoire préfigure nécessairement le résultat final tel qu'il sera conçu dans la loi qui sera en définitive promulguée. Il en résultera probablement une insécurité juridique qui pourrait être problématique pour certaines sociétés cotées7.
• L'impact de la nouvelle réglementation sur l'économie suisse - Certains s'inquiètent des répercussions de l'initiative sur l'attractivité de la Suisse pour les entreprises qui y sont - ou pourraient y être - installées. Le Conseil fédéral estime par exemple que, «si la Suisse devait abandonner son droit des sociétés libéral pour des dispositions lourdes et restrictives, elle perdrait de son attrait au profit de places économiques étrangères. Cela impliquerait des créations plus nombreuses de sociétés à l'étranger, des transferts de siège vers l'étranger et moins d'établissement de nouvelles sociétés en Suisse, ce qui engendrerait des pertes d'emploi ainsi qu'un manque à gagner.» La position d'economiesuisse est, à cet égard, la même que celle du Conseil fédéral. Un auteur relève au demeurant que l'initiative Minder constitue «un cas singulier de «Swiss Finish», mais pas à l'avantage de la Suisse et de ses entreprises»8. Les partisans de l'initiative Minder estiment en revanche que celle-ci n'aura aucun effet négatif significatif pour la place financière suisse. Il est, à notre avis, excessif d'affirmer que l'initiative Minder aura nécessairement pour conséquence que certaines sociétés ayant actuellement leur siège en Suisse émigrent à l'étranger, même si cela n'est pas exclu. Il est en revanche à craindre que la compétitivité et l'intérêt de la Suisse pour les sociétés étrangères souffrent du nouveau régime. Ce dernier est en effet de nature à inquiéter les sociétés étrangères déjà établies en Suisse (par exemple, Transocean), respectivement à rebuter celles qui pourraient envisager d'opter pour notre pays. Le manque de flexibilité et de prévisibilité relatives au montant total de la rémunération des dirigeants, l'impossibilité de leur accorder certains types d'indemnités ainsi que les sanctions pénales menaçant les organes sociaux sont d'ailleurs autant d'éléments de nature à induire les CEO à exercer leurs talents sous d'autres cieux. Enfin, et il s'agit là d'une conséquence de ce qui précède, l'impact réel de l'initiative Minder sur le marché de l'emploi et sur les recettes fiscales suisses ne peut être pronostiqué.
1KUNZ Peter V., Votation du 3 mars 2013 - Initiative populaire «Contre les rémunérations abusives» et révision du Code des obligations en tant que contre-projet indirect: comparaison internationale, www.minder-non.ch/fileadmin/kampagne-minder/2013-01-11_Etude-resume_Kunz_Minder.pdf, p. 4.
2Il convient en effet d'éviter un cherry picking arbitraire.
3On relèvera que le droit de l'Union européenne concède une latitude importante à ses 27 Etats membres; il n'impose ainsi pas un régime uniforme auxdits Etats en matière de rémunération de leurs dirigeants, en particulier pour ce qui a trait au droit des sociétés, mais laisse s'opérer à cet égard une certaine concurrence entre ces différents Etats. Pour plus de détails, voir KUNZ Peter V., Eidgenössische Volksinitiative «gegen die Abzockerei» sowie Revision des Obligationenrechts als indirekter Gegenvorschlag: Aspekte im internationalen Quervergleich, in Jusletter vom 4. Februar 2013, http://www.iwr.unibe.ch/unibe/rechtswissenschaft/iwr/content/e7137/e7138/e8539/e233290/Jusletter10971de.pdf, p. 3.
4On notera que le contre-projet indirect qui avait été élaboré par le Parlement suisse et qui serait entré en vigueur si l'initiative Minder avait été refusée lors de la votation du 3 mars ne souffrait pas de ces divergences et s'insérait ainsi plus harmonieusement dans le contexte réglementaire international. Pour une comparaison de l'initiative Minder et du contre-projet, voir PETER Henry et DUVOISIN Paul-Benoît, Votation du 3 mars 2013 - Initiative Minder ou contre-projet indirect? Que voter?, Actualité du CDBF du 26 février 2013, http://cms.unige.ch/droit/cdbf/spip.php?article864.
5L'initiative Minder ne prévoit aucune règle à cet égard.
6Voir supra note 4.
7Voir en ce sens, NOBEL Peter, «Mehr oder Minder?» - Contre-projet et initiative Minder, http://www.economiesuisse.ch/fr/PDF%20Download%20Files/2012_Etude_Ip-Minder_Nobel.pdf, p.17.
8KUNZ Peter V., Votation, p. 4.