Alors que la procédure devant la Cour de cassation en France est entièrement dématérialisée, aucun exemplaire papier ne circulant plus aujourd’hui au sein de cette instance et que la communication électronique est obligatoire pour l’appel en matière civile1, la Suisse accuse un retard certain. François Bohnet, avocat et professeur de procédure civile à l’Université de Neuchâtel, le regrette: «Dans le procès civil, il y a un juge en charge du dossier, par exemple de divorce, qui est actuellement un dossier papier. Si une partie recourt sur le droit de visite, le premier juge ne peut plus examiner la question des pensions, car il n’a plus le dossier. On perd ainsi beaucoup de temps. L’avocat doit se faire délivrer des copies, voire se déplacer. Tout cela révèle un mode de gestion dépassé.»
Aucune demande
Un tour d’horizon des différents cantons romands le montre: aucune juridiction ne travaille actuellement sur dossier entièrement dématérialisé, ni à Genève2 ni dans les cantons de Vaud, Neuchâtel, Fribourg, du Jura, et du Valais et quelles que soient les instances. Depuis le 1er janvier 2011, date de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 18 juin 2010 sur la communication électronique dans le cadre des procédures civiles et pénales et de procédures en matière de poursuite pour dettes et faillite3, les cantons doivent prévoir des plateformes de messagerie sécurisée permettant le recours électronique. Cependant, plusieurs cantons n’en ont, à ce jour, jamais reçu: Vaud et le Jura n’ont eu aucune demande dans ce sens. Dans d’autres cantons, cette possibilité n’est utilisée que de manière très marginale: à Neuchâtel, un avocat en a fait usage à une dizaine de reprises devant le Tribunal cantonal et au Tribunal d’instance également, un seul avocat en a fait usage à quelques reprises depuis 2011. Dans le canton de Fribourg, on compte une dizaine d’utilisations par année. A Genève, le pouvoir judiciaire relève que la communication électronique est très peu utilisée par les avocats, seuls quelques-uns envoyant des écritures par le biais des adresses électroniques sécurisées des juridictions. Cela représente une dizaine d’envois par année pour le Tribunal civil, le Tribunal des prud’hommes et la Cour de justice (Cours civile et pénale), et environ six par mois pour le Ministère public. Ceci expliquant peut-être cela, les tribunaux y demandent le dépôt d’exemplaires papier en parallèle de l’envoi des écritures par voie électronique.
Le canton du Valais est celui où le recours électronique a le plus de succès, puisqu’une soixantaine de mémoires par année émanant de quatre ou cinq études différentes y sont déposés, plutôt dans les instances supérieures. Christophe Bonvin, secrétaire général des tribunaux valaisans, relève que, lors d’une réunion, au début de septembre, les secrétaires généraux de la justice des cantons latins ont fait le constat que la procédure de recours électronique n’était pas satisfaisante et restait peu utilisée. «Au niveau des chancelleries, cela génère du travail supplémentaire, car l’autre partie n’est que rarement équipée pour la correspondance avec des plateformes de distribution sécurisée et nous devons faire des copies papier», explique-t-il.
Projets à long terme
En outre, les projets de développement en faveur d’une justice dématérialisée sont peu précis, tout comme leurs échéances de réalisation. A Genève, «deux projets pilotes relatifs à la gestion électronique des documents viennent d’être lancés. Il n’est, en l’état, pas possible de fixer des échéances réalistes», informe le pouvoir judiciaire. Le Valais, qui a la même plateforme de gestion de dossier que Fribourg et Lucerne (logiciel Tribuna), relève que ce canton a un projet de justice dématérialisée «à l’horizon 2020. Nous pourrions en avoir besoin en 2025», estime Christophe Bonvin. Parallèlement, une motion du député Aron Pfamatter (PDC) demandait de simplifier la consultation de dossiers dans les procédures administratives, prévue jusqu’alors uniquement, selon l’art. 25 I de la loi sur la procédure et la juridiction administrative, au siège de l’autorité ou auprès de l’office que celle-ci désigne, en examinant la possibilité d’employer des moyens de transmission électroniques. Dans sa réponse du 14 mars 2014, le Conseil d’Etat valaisan admet que «l’envoi de copies électroniques aux parties entraîne moins de frais administratifs et ne provoque pas de retard dans le traitement du dossier (...) puisque l’autorité ne s’en dessaisit pas». Les conditions-cadres (sécurisation des communications électroniques) faisant pour l’heure défaut, la motion a été acceptée sous forme de postulat.
Dans le canton de Vaud, le secrétariat général de l’Ordre judiciaire indique que le projet de dématérialisation du dossier se fera progressivement dès 2016, dans le cadre du programme de modernisation du système informatique de la justice vaudoise. Il ne s’agit là que de «premières études», aucune autre information ne pouvant, pour l’heure, être donnée. Enfin, le canton du Jura indique que «la convention relative à l’harmonisation de l’informatique dans la justice pénale prévoit, dans sa partie projets, un embryon de dossier électronique». Aucun projet n’existe à Neuchâtel.
Aussi au TF
La situation n’est pas meilleure au Tribunal fédéral. Le nombre de recours électroniques reste bas, constatent année après année ses rapports de gestion: 25 en 2012, 30 en 2013 et 25 de nouveau en 2014, ce qui représente 0,32% des 7702 recours déposés cette année-là. Le TF admet ne notifier qu’exceptionnellement ses arrêts par voie électronique, «parce que le travail est trop important lorsque, dans la même procédure, la notification est partiellement électronique et partiellement postale».
«Ces chiffres démontrent, à eux seuls, le caractère inutilisable du système», estime l’avocat Olivier Subilia, à Lausanne, qui a abordé le sujet lors d’une contribution à la Journée de l’Université de Neuchâtel consacrée à internet au travail. «Le TF a lui-même saboté l’utilisation du recours électronique en fixant des exigences excessives. Ainsi, si l’on s’inscrit sur la plateforme de distribution reconnue pour le recours électronique au TF, cette inscription nous oblige à accepter qu’on nous adresse ensuite n’importe quel acte de procédure sous forme de document électronique (art. 3 II Rcetf). Cette règle paraît contrevenir à la volonté du législateur de laisser la liberté d’accepter ou non la simple notification (art. 39 LTF). Mais la jurisprudence de la Haute Cour décourage aussi l’avocat d’user du recours électronique, dès lors que, s’il ne reçoit pas confirmation de la réception de son recours par le système informatique de l’autorité saisie (par exemple, ensuite d’une panne), il en assume seul le risque et doit envoyer un recours papier par La Poste encore dans les délais4.»
Pas incités
Gabriel Avigdor, avocat à Lausanne et auteur d’un article déplorant le retard helvétique en matière de recours électronique5, n’en a lui-même jamais déposé. «Le coût, le temps que cela prend et les risques encourus ne nous y incitent pas, estime-t-il. Tout est mis en œuvre pour mettre la responsabilité de la transmission du recours sur l’avocat. En outre, s’il s’agit d’un dossier très volumineux, il faut scanner toutes les pièces et vérifier le travail du secrétariat: cela coûte en temps et en personnel. Sans compter que, selon les tribunaux, le poids des envois informatiques est limité. Enfin, si une partie adresse un recours informatique et que l’autre n’est pas équipée pour se le voir transmettre, les tribunaux doivent l’imprimer pour le lui adresser, et cela aussi nécessite temps et argent.»
A Sion, l’avocat Sébastien Fanti relève d’autres difficultés: «Le système SuisseID nécessaire pour authentifier le recours électronique est compliqué; il ne fonctionne, par exemple, pas depuis une adresse IP à l’étranger et, entre les parties, exige que l’expéditeur et le destinataire y aient adhéré, sinon le message aboutit dans les spams. En outre, je n’ai pas obtenu de réponse s’agissant de savoir si le second échange d’écritures était possible par voie électronique.» Olivier Subilia regrette aussi que le système de signature des documents avec Acrobat Reader soit complexe, chaque document devant être signé séparément par l’avocat.
Privilégier la voie électronique
A la suite d’une opération de promotion de la fonction Suisse-ID (permettant de sécuriser les recours électroniques), la Fédération suisse des avocats indique que 40% de ses 9847 membres possèdent une carte de membre ayant cette fonction. Mais dans les cantons romands, rares sont ceux qui l’utilisent effectivement pour recourir électroniquement, selon les tribunaux interrogés. François Bohnet déplore cette situation; il cite en exemple les caisses de chômage qui, sous l’impulsion du Seco, exploitent, depuis le début de 2014, un système de gestion électronique des documents des bénéficiaires de l’assurance-chômage, permettant aux parties d’avoir un accès différencié, indépendamment du lieu ou de l’organisation.
Sur le plan fédéral, une motion du conseiller aux Etats Pirmin Bischof6 a constaté le caractère insatisfaisant de la situation actuelle, qui permet aux tribunaux de continuer à pouvoir exiger la production de documents sur support papier. Il exigeait une adaptation du droit, afin de privilégier la transmission électronique par rapport à l’envoi postal. Un point d’accès centralisé devrait permettre de consulter tous les documents relatifs aux procédures judiciaires ou administratives en cours. Il exigeait cependant que des ressources supplémentaires y soient affectées à l’échelon fédéral. Pour l’heure, un vœu pieux.
Le TF: «le système fonctionne techniquement bien»
Le Tribunal fédéral admet que le nombre de recours électroniques est «plus bas qu’attendu», mais, selon lui, le système mis à disposition n’est pas en cause: «Il correspond à l’état actuel de la technique et fonctionne bien», selon son secrétaire général Paul Tschümperlin. Tenu de proposer le recours électronique depuis le 1er janvier 2007 déjà, le TF estime avoir répondu à cette attente à satisfaction. Des problèmes pratiques expliquent sa faible utilisation: la procédure préalable se fait traditionnellement sur papier et il est trop coûteux de dématérialiser le dossier en dernière instance seulement.
Toujours selon le TF, il est logique d’exiger des avocats utilisant la voie électronique de recevoir également toute communication par ce biais, précisément pour éviter de passer du courrier électronique au papier. L’inscription sur une plateforme de transmission de documents, telle qu’homologuée par l’Office fédéral de la justice, est le seul moyen d’assurer une communication sécurisée avec les tribunaux. Le TF ne peut garantir le fonctionnement de prestataires privés, en particulier celui de la plateforme de transmission et d’internet en général. Vu que le système envoie automatiquement dans la seconde un accusé de réception, ce n’est que lorsque ce n’est pas le cas que l’avocat doit prévoir, aussi, l’envoi d’un recours papier. Tout citoyen suisse peut saisir un tribunal sans nécessairement passer par un avocat; il n’est donc pas possible de concevoir un système de communication électronique fermé entre tribunaux et avocats, tel qu’il en existe à l’étranger. Enfin, le développement de l’utilisation exclusive des dossiers électroniques par les tribunaux dépend de décisions politiques ne relevant pas de la Haute Cour (motion Bischof). La phase de transition actuelle ne compromet cependant pas l’objectif futur tendant à généraliser le dossier électronique.