Le 1er janvier 2015, la loi fédérale interdisant les groupes «Al-Qaïda» et «Etat islamique» et les organisations apparentées (ci-après LAl-Qaïda) est entrée en vigueur1. Il s’agit d’une loi urgente à teneur de l’art. 165 al. 1 Cst. avec effet jusqu’au 31 décembre 2018.
Cette loi interdit les groupes «Al-Qaïda»2, «Etat islamique»3 ainsi que «les groupes de couverture, ceux qui émanent du groupe «Al-Qaïda» ou du groupe «Etat islamique» ainsi que les organisations et groupes dont les dirigeants, les buts et les moyens sont identiques à ceux du groupe «Al-Qaïda» ou du groupe «Etat islamique» ou qui agissent sur son ordre.»4
Surtout, elle assortit cette interdiction de dispositions pénales, érigeant en crimes divers comportements dont les contours restent mal définis. Tel est le cas du fait de s’associer sur le territoire suisse à l’un ou l’autre des groupes précités, de mettre à leur disposition des ressources humaines ou matérielles, d’organiser des actions de propagande en leur faveur ou en faveur de leurs objectifs, de recruter des adeptes ou d’encourager leurs activités de toute autre manière5. Ces infractions sont soumises à la juridiction fédérale6. De plus, elles peuvent être poursuivies en Suisse quand bien même leur auteur les aurait commises à l’étranger, ce pour autant qu’il se trouve en Suisse et ne soit pas extradé7. Enfin, les dispositions du Code pénal relatives à la confiscation des avoirs des organisations criminelles sont applicables par renvoi de l’art. 3 LAl-Qaïda.
Abstraction faite des questions d’opportunité, cette loi pose plusieurs questions juridiques délicates. Du point de vue du principe de la légalité elle semble manquer de la précision nécessaire à la loi pénale 2. Du point de vue de son intégration dans le corpus de droit pénal suisse, elle pose problème en termes de concours d’infractions 3 et établit une compétence universelle des autorités de poursuite pénale suisses 4. Surtout, elle a pour effet de criminaliser, du seul fait de l’identité ou qualité de leurs auteurs, des comportements échappant généralement au droit pénal 5. Avant d’examiner ces questions, il est nécessaire de préciser le contexte dans le cadre duquel la loi Al-Qaïda a vu le jour 1.
1. Considérations historiques
La loi Al-Qaïda est une loi urgente, par définition adoptée «en vitesse», ce qui se ressent dans la rédaction de ses dispositions pénales. Historiquement, elle trouve sa source dans l’ordonnance du Conseil fédéral instituant des mesures à l’encontre du groupe «Al-Qaïda» et d’organisations apparentées (ci-après OAl-Qaïda), du 7 novembre 20018. Cette ordonnance faisait suite aux attentats du 11 septembre 2001 et constituait la traduction en droit suisse d’instruments internationaux édictés immédiatement après ces attaques9. Elle incriminait déjà le fait de s’associer à Al-Qaïda, de mettre à sa disposition des ressources humaines ou matérielles ainsi que l’organisation d’actions de propagande en sa faveur ou en faveur de ses objectifs, le recrutement d’adeptes ou l’encouragement de ses activités de toute autre manière10. En revanche, ces comportements étaient érigés en délits, puisqu’ils étaient tout au plus passibles de l’emprisonnement ou de l’amende11.
Initialement limitée à une durée de deux ans, l’ordonnance Al-Qaïda a été prorogée à trois reprises jusqu’au 31 décembre 2011. Son contenu portant atteinte à certains droits fondamentaux, tels que la liberté de réunion ou d’expression, il convenait de donner à ces incriminations une véritable base légale12. Ainsi, conformément à la jurisprudence fédérale13, le contenu de l’ordonnance du Conseil fédéral a été transposé dans une ordonnance de l’Assemblée fédérale du 23 décembre 2011 fondée sur l’art.185 al. 3 Cst., valable jusqu’au 31 décembre 201414.
Dans le courant de l’année 2014, le Conseil fédéral annonça son intention de ne pas prendre de mesures en vue de la prolongation de l’ordonnance pour diverses raisons15. Il était alors relevé que ni l’ordonnance du Conseil fédéral, ni celle de l’Assemblée fédérale, n’avaient jamais donné lieu à l’ouverture de la moindre enquête pénale16. Au même moment, les atrocités et le califat de l’Etat islamique commençaient à prendre corps aux yeux de l’Occident, cette fois directement partie prenante en raison de la problématique des «voyageurs du jihad» ou «foreign fighters». De nouveau, divers instruments internationaux virent le jour, qui rendaient l’Etat islamique hors-la-loi et enjoignaient les Etats à incriminer, dans leur droit interne, certains des comportements réalisés par les membres de l’Etat islamique et leurs candidats17. C’est pourquoi le Conseil fédéral renonça à «enterrer», comme prévu, l’ordonnance Al-Qaïda et décida au contraire, de l’adapter – très légèrement – pour interdire l’Etat islamique et incriminer les comportements topiques. Une ordonnance interdisant le groupe «Etat islamique» et les organisations apparentées, en tous points identique à l’ordonnance Al-Qaïda, fut approuvée par le Conseil fédéral le 8 octobre 201418. Au même moment, le Conseil fédéral demandait au Département de la défense, de la protection de la population et des sports de trouver une solution pour maintenir l’interdiction d’Al-Qaïda et y inclure l’interdiction de l’Etat islamique à compter du 1er janvier 201519. A peine un mois plus tard, le 12 novembre 2014, le Conseil fédéral approuvait un projet de loi fédérale interdisant les groupes «Al Qaïda», «Etat islamique» et les organisations apparentées ainsi qu’un Message20. Les Chambres ont adopté cette loi, sans modifications et à l’unanimité, les 27 novembre 2015 et 8 décembre 2014.
2. Quelles incriminations?
Hormis le fait que la nouvelle loi concerne également l’Etat islamique, son contenu normatif est identique à celui de l’ordonnance Al-Qaïda du 7 novembre 2001. Ainsi, en près de 14 ans, aucune réflexion portant sur les incriminations de l’ordonnance Al-Qaïda, nécessairement imprécises car initialement adoptées dans l’urgence, n’a été effectuée.
Cela aboutit aujourd’hui à une loi qui, de facto, consacre une incrimination de l’organisation criminelle et du financement du terrorisme beaucoup plus étendue que ce que les art. 260ter CP (a) et 260quinquies CP (b) prévoient, et ce dès lors que l’on a affaire à des organisations criminelles ou groupes terroristes pouvant être rattachés à Al-Qaïda ou à l’Etat islamique.
a) S’agissant de l’art. 260ter CP, on souligne que, en droit suisse, la participation ou le soutien à une organisation criminelle sont érigés en infractions pour autant que, d’une part, l’organisation en question puisse être qualifiée d’organisation criminelle – ce qui présuppose un certain degré d’organisation, une structure ainsi qu’une appartenance le plus souvent secrète à l’organisation – et que, d’autre part, le comportement incriminé permette de concourir ou de contribuer de manière décisive à la réalisation des buts de l’organisation criminelle21. Si elles ont le mérite d’éviter les «faux positifs», ces exigences strictes ont souvent été critiquées au motif qu’elles rendraient l’application de l’art. 260ter CP très difficile. Pourtant, plusieurs condamnations d’individus liés aux mouvances islamistes extrémistes, voire terroristes, ont déjà été rendues sur la base de l’art. 260ter CP22.
A cet égard, la loi Al-Qaïda facilite beaucoup les choses pour les autorités de poursuite pénale. D’une part, il n’est plus nécessaire d’analyser l’organisation en question pour savoir si elle satisfait aux conditions strictes de l’«organisation criminelle» au sens de l’art. 260ter CP, puisque la nouvelle loi place Al-Qaïda, l’Etat islamique et leurs sous-groupes hors-la-loi. Surtout, la nouvelle loi s’affranchit de l’exigence suivant laquelle les actes incriminés (association, mise à disposition de ressources, recrutement ou propagande…) doivent contribuer de manière décisive à la réalisation du but criminel de l’organisation. Pourront ainsi être poursuivis tous «associés» ou «soutiens» des groupes interdits, quand bien même leur participation n’est pas de nature à contribuer de manière décisive à la réalisation du but criminel de l’organisation (attentats, assassinats, meurtres, violences physiques ou sexuelles, crimes de guerre et crimes contre l’humanité…). Il en ira de même pour les individus qui encouragent de toute autre manière les activités de ces groupes, quelles qu’elles soient.
S’agissant précisément de l’incrimination de l’«encouragement», il est difficile d’en saisir les contours exacts. Le Message ne les définit pas. Les textes internationaux non plus, ni même n’exigent qu’un tel comportement soit incriminé23 – la Suisse faisant, à cet égard, preuve de zèle. Tout au plus peut-on se référer à l’incrimination de la discrimination raciale de l’art.261bis al. 3 CP, qui incrimine aussi l’encouragement. Par encouragement, il faudrait ainsi entendre une contribution indirecte à la réussite de l’opération par un soutien financier, logistique ou moral24. Dès lors, dans le cadre de la loi Al-Qaïda, qui incrimine expressément le soutien financier et celui logistique (mise à disposition de ressources matérielles), l’encouragement se limiterait aux comportements constitutifs de soutien moral. Un «like» posté sur la page d’un réseau social opérée par un sous-groupe de l’Etat islamique ou l’un de ses membres pourrait ainsi déjà être considéré comme une forme de soutien moral assimilé à de l’encouragement pénalement répréhensible, de même qu’une manifestation d’adhésion à l’idéologie dudit groupe. A notre sens, la nouvelle norme devra être interprétée de manière restrictive et l’encouragement ne devrait être poursuivi qu’à la condition qu’il soit public, porte sur des activités qui sont elles-mêmes illicites ou constitutives d’infractions. Ainsi, le seul affichage dans le domaine privé du drapeau noir comportant la profession de foi de l’islam, repris comme étendard par l’Etat islamique, ne devrait-il pas être incriminé au titre de l’encouragement25. Dans ce sens, l’encouragement incriminé à l’art. 261bis al. 3 CP doit porter sur des actions de propagande. A titre d’exemple, de l’avis du Ministère public de la Confédération, la prise de dispositions concrètes en vue de préparer le départ ou le séjour d’un tiers à l’étranger au sein de l’un des groupes de l’Etat islamique est constitutif d’encouragement26.
De même, il faudra clarifier le seuil à partir duquel une manifestation d’appartenance à l’un des groupes interdits devient un acte d’association pénalement répréhensible. De nouveau, une interprétation restrictive serait préférable et seul devrait être poursuivi celui dont l’association se traduit par une participation active et durable à l’un des groupes proscrits. Le rattachement clair entre les infractions de la loi Al-Qaïda et l’incrimination de l’organisation criminelle du Code pénal va dans ce sens27. Ainsi, le seul fait de se réclamer de l’un de ces groupes ou d’adhérer à la page Facebook de l’un de ses membres devrait, à notre sens, rester impuni tant qu’il n’induit pas la propagation d’activités et d’objectifs illicites du groupe ou leur apologie. A cet égard, il paraît opportun de s’inspirer de l’art. 275ter al. 2 CP, qui incrimine certains «groupements illicites» et les individus qui y auront adhéré ou auront participé à leurs menées. Ces deux comportements pénalement répréhensibles traduisent une notion de participation durable, si bien que le seul fait de sympathiser avec un tel groupement, participer à l’une de ses réunions ou s’abonner au journal qu’il publie ne suffit pas28. Tel devrait également être le cas pour l’incrimination de celui qui se sera associé au sens de l’art. 2 LAl-Qaïda. Au vu du peu d’explications s’agissant de ce que le législateur a exactement voulu incriminer, il appartiendra à la jurisprudence de le préciser.
b) On peut en dire autant en ce qui concerne le financement du terrorisme. Cette infraction, prévue à l’art. 260quinquies CP, a été conçue et interprétée comme exigeant un lien direct entre l’acte de financement et un acte terroriste déterminé dans l’esprit de l’auteur. L’auteur doit véritablement vouloir financer un acte de violence criminelle visant à intimider une population ou contraindre un Etat ou une organisation, internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque29. Le seul financement d’individus faisant partie d’un groupe terroriste reste impuni en Suisse tant et aussi longtemps qu’il n’est pas démontré que ce financement va directement servir à commettre un acte terroriste ou que le groupe est clairement connu pour avoir commis des actes terroristes par le passé30. C’est pour cette raison notamment que le deuxième alinéa de l’art. 260quinquies CP exclut expressément la réalisation de l’infraction en cas de dol éventuel –configuration des plus inédites en droit suisse31. La nouvelle incrimination fait l’impasse sur ces nuances. L’infraction est réalisée dès que les ressources matérielles sont mises à disposition d’Al-Qaïda, de l’Etat islamique ou de leurs sous-groupes. Peu importe à cet égard que le sous-groupe ou l’individu bénéficiaire se serve de ces ressources pour financer des hôpitaux, subvenir aux besoins des populations sous leur contrôle ou commettre des attentats.
On touche ici à la principale faiblesse de la loi Al-Qaïda. Un même comportement – collecte de fonds par exemple – sera considéré comme pénalement répréhensible s’il est destiné à l’un des sous-groupes de l’Etat islamique, alors qu’il ne le sera pas s’il doit être reversé au sous-groupe d’autres entités pouvant pourtant aussi être qualifiées d’organisation criminelles, respectivement terroristes32. Dans ces dernières hypothèses, il faudra encore démontrer, soit que ces fonds doivent contribuer de manière décisive à la réalisation des buts de l’organisation criminelle (art. 260ter CP), soit que, dans l’esprit de l’auteur, ils visent à financer la commission d’un acte terroriste déterminé (art. 260quinquies CP).
La norme pénale semble ici réduite à un instrument médiatico-politique33 élaboré sans réelle réflexion de fond et destiné à cibler un groupe clairement déterminé d’individus. Un tel procédé se trouve en contradiction totale avec la nécessité d’une législation générale et abstraite centrée sur les seuls comportements pénalement répréhensibles et les biens juridiques qu’ils mettent en danger, quelles que puissent être les croyances et les idéologies de leurs auteurs, soit encore des bénéficiaires de tels comportements. Cette précipitation législative se traduit également de manière aiguë au travers de la problématique des concours.
3. Quels concours?
Du temps des ordonnances Al-Qaïda du Conseil fédéral et de l’Assemblée fédérale, l’articulation entre leurs dispositions pénales et les infractions découlant du Code pénal était aussi plus claire. Les infractions consacrées par les ordonnances étaient des délits, sanctionnés par des peines privatives de liberté de trois ans au plus, sous réserve de dispositions pénales plus sévères34. Ainsi, du point de vue de la gravité de la sanction, et en cas d’hypothétique concours avec des dispositions du Code pénal, les infractions prévues dans les ordonnances étaient subsidiaires à celles du Code pénal, étant ici rappelé que les art. 260ter CP et 260quinquies CP sont des crimes. C’est au demeurant ce que le Tribunal fédéral a mis en évidence dans le seul arrêt où il a été question – indirectement – de l’ordonnance Al-Qaïda35.
A cet égard, la nouvelle loi vient brouiller les pistes, car les sanctions sont désormais portées à cinq ans au plus. Il s’agit donc de crimes, à l’image des art. 260ter CP et 260quinquies CP auxquels se réfère le Message. Dès lors, leur caractère subsidiaire du point de vue de la gravité de la sanction a disparu. Pourtant, le Message précise que «l’application d’autres dispositions pénales, en particulier celles du droit pénal fondamental demeure toutefois réservée conformément aux principes des concurrences pénales (…). Ainsi, conviendra-t-il d’examiner au cas par cas si un auteur commettant l’infraction de soutenir une organisation criminelle pourrait encore être poursuivi pour d’autres éléments constitutifs d’une infraction ou dans quelle mesure ces éléments-là sont consommés par l’application de la disposition légale proposée.»36 En réalité, si la théorie des concours devait être appliquée strictement, il y aurait fort à croire que la nouvelle loi serait considérée comme une lex à la fois specialis – elle ne concerne qu’Al-Qaïda, l’Etat islamique et leurs sous-groupes – et posterior par rapport aux art. 260ter CP et 260quinquies CP. En outre, du point de vue des biens juridiques protégés d’éventuels concours «idéaux»37 avec les art. 260ter CP et 260quinquies CP paraissent exclus, lesdits biens coïncidant. Ainsi, d’un côté, les art. 260ter CP et 260quinquies CP protègent la paix publique à titre préventif38, respectivement la vie et l’intégrité corporelle, voire indirectement la paix publique39. De l’autre, les dispositions pénales de la loi Al-Qaïda visent à protéger «la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse et de la communauté internationale»40 face à des groupes créant des «risques importants d’attentats dans le monde entier», notions transcrivant les biens juridiques que sont la paix publique41 ainsi que la vie et l’intégrité physique42. Aussi, en cas de concours, il faudra choisir entre les art. 260ter CP et 260quinquies CP, d’une part, ou les incriminations de l’art. 2 LAl-Qaïda, de l’autre, étant rappelé que, dès qu’on aura affaire à des individus en lien –même ténu – avec Al-Qaïda, l’Etat islamique ou leurs sous-groupes, le seuil de l’infraction sera plus rapidement franchi en cas d’application de l’art. 2 LAl-Qaïda, les art. 260ter CP et 260quinquies CP posant des conditions plus strictes. Cela présage une augmentation des poursuites introduites sur la base de l’art. 2 LAl-Qaïda et, parallèlement, une diminution de celles fondées sur les art. 260ter CP et 260quinquies CP. La pratique du Ministère public de la Confédération semble aller dans ce sens. En effet, du temps des ordonnances Al-Qaïda, aucune enquête pénale n’a jamais été ouverte sur leur base – l’art. 260ter CP leur étant préféré –alors que, depuis l’entrée en vigueur de la loi Al-Qaïda, plusieurs enquêtes ont été ouvertes sur la base de l’art. 2 LAl-Qaïda, la plupart du temps en conjonction avec d’autres infractions43.
4. Une compétence universelle?
La loi Al-Qaïda innove également du point de vue de la son application extraterritoriale. Elle est applicable aux infractions commises à l’étranger pour autant que l’auteur se trouve en Suisse et ne soit pas extradé44. Il s’agit d’un nouvel assouplissement, tant des règles générales du Code pénal en matière de territorialité (a) que de celles de sa partie spéciale (b).
a) S’agissant des règles générales, le droit pénal suisse consacre le principe de territorialité. Seuls certains crimes font exception. Il s’agit des crimes contre l’Etat et la défense nationale (art. 4 CP), de ceux visant des mineurs (art. 5 CP) et de ceux poursuivis en vertu d’un accord international (art. 6 CP). Enfin, la norme subsidiaire de l’art. 7 CP pourra s’appliquer, soit en cas de crimes commis à l’étranger par des suisses ou contre des Suisses (art. 7 c. 1 CP), soit lorsque ni l’auteur ni la victime n’ont la nationalité suisse, mais à la condition qu’il s’agisse d’un crime particulièrement grave proscrit par la communauté internationale. Surtout, à l’exception des cas prévus par les art. 4 et 5 CP qui concernent des infractions et des situations spécifiques, les dispositions consacrant une portée extraterritoriale du Code pénal exigent la double incrimination, à moins que le crime n’ait été commis dans un lieu ne relevant d’aucune juridiction 45. Tel ne semble plus être le cas de l’art. 2 al. 2 LAl-Qaïda qui, à première vue, n’exige aucune double incrimination46. La nouvelle norme pourra potentiellement permettre la poursuite en Suisse d’un acte d’encouragement réalisé par un étranger dans un pays étranger n’incriminant pas ce comportement.
b) S’agissant des dispositions spéciales, l’art. 2 al. 2 LAl-Qaïda favorisera la poursuite des infractions commises à l’étranger par rapport à la situation antérieure. En effet, l’ar. 260ter c. 3 CP incrimine bien la participation et le soutien à une organisation criminelle réalisés à l’étranger, mais à la condition qu’il existe un rattachement avec la Suisse. Il faudra ainsi établir que l’organisation exerce ou doit exercer son activité criminelle toute ou en partie depuis la Suisse47. Cette preuve, déjà difficile à apporter pour les organisations criminelles «traditionnelles» ou structurées, devient pratiquement impossible face au caractère décentralisé et éclaté des terrorismes islamistes radicaux. Pour cette raison, l’art. 260ter CP nous parait très difficilement applicable au «foreign fighter» participant, à l’étranger uniquement, aux activités d’un sous-groupe de l’Etat islamique, sauf à démontrer que ledit sous-groupe exerce également son activité criminelle en Suisse48. Aussi, l’art. 2 al. 2 LAl-Qaïda permettra-t-il désormais de poursuivre des comportements qualifiables de participation ou de soutien à une organisation criminelle selon l’art. 260ter CP exclusivement commis à l’étranger et en l’absence de tout autre rattachement avec la Suisse.
5. Conclusions
Quelles qu’illicites et inhumaines que puissent être les (ex-)actions d’Al-Qaïda, de l’Etat islamique et de leurs sous-groupes, la solution adoptée dans la loi Al-Qaïda est difficilement soutenable à la lumière du principe d’égalité ou de l’idéal de généralité et d’abstraction de la loi pénale. Elle expose inexorablement l’exécutif à devoir de nouveau légiférer dans l’urgence et dans la précipitation lorsque la menace terroriste prendra d’autres visages que ceux d’Al-Qaïda, de l’Etat islamique ou de leurs sous-groupes, pour l’heure seuls concernés par la loi Al-Qaïda. Surtout, elle paraît consacrer une forme de gradation intuitu personae dans l’abomination. Celle-ci ne serait plus dépendante des seuls actes commis, mais, au contraire, de ceux qui les réalisent, des groupes en faveur desquels ils le sont ou des idéologies qui les sous-tendent, et ce sans égard à la nature intrinsèquement illicite – ou non – de l’acte ou du message propagé. D’un côté l’encouragement général des activités de l’Etat islamique, ne serait-ce que par des mots ou des images, est aujourd’hui une infraction donnant effectivement lieu à des poursuites pénales passibles de peines privatives de liberté jusqu’à cinq ans49. De l’autre, ce même comportement réalisé au profit de groupes reconnus comme étant des organisations criminelles ou terroristes – tous bords confondus – voire d’autres milices ou d’autres participants au conflit – dont certains commettent également des crimes de guerre – ne sera pas toujours répréhensible. Il s’agira souvent de manifestations admissibles de la liberté d’expression qui, du point de vue pénal, resteront impunies tant que le contenu des messages ne sera pas qualifié d’illicite. On pense, ici, incriminations des art. 135 CP (représentations de la violence), 259 CP (provocation publique au crime ou à la violence) et 261bis CP (discrimination raciale), étant en outre précisé que, s’agissant de ces dernières dispositions pénales, les sanctions n’excèdent jamais les trois ans de peine privative de liberté.
Quand bien même elle peut s’expliquer au vu d’un contexte indéniablement effarant, une telle inégalité est difficilement justifiable en droit. La loi Al-Qaïda est à la fois le symptôme d’un morcellement du droit et du processus législatif face à la peur et le reflet d’une tendance hâtive à légiférer «coûte que coûte» dans un but essentiellement médiatique, de manière désordonnée et sans réelle réflexion, ni sur le caractère nécessaire des nouvelles normes pénales ni sur celui, éventuellement, suffisant du droit positif. Au travers de cette loi, la Confédération a, certes, donné un signal fort sur la scène internationale, mais a laissé au pouvoir judiciaire et aux divers intervenants de la chaîne pénale la lourde tâche de clarifier les contours des incriminations créées ainsi que leur articulation avec celles préexistantes. y
1Loi fédérale interdisant les groupes «Al-Qaïda» et «Etat islamique» et les organisations apparentées, du 12 décembre 2014 (RS 122); RO 2014 4565.
2Art. 1 lit. a LAl-Qaïda.
3Art. 1 lit. b LAl-Qaïda.
4Art. 1 lit. c LAl-Qaïda.
5Art. 2 al. 1 LAl-Qaïda.
6Art. 2 al. 3 LAl-Qaïda.
7Art. 2 al. 2 LAl-Qaïda.
8Ordonnance instituant des mesures à l’encontre du groupe «Al-Qaïda» et d’organisations apparentées du 7 novembre 2001 (RO 2001 3040).
9La Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies du 28 septembre 2001, Res. CS 1373 (2001).
10Art. 2 al. 1 OAl-Qaïda.
11Idem.
12Message du Conseil fédéral relatif à l’ordonnance de l’Assemblée fédérale interdisant le groupe «Al-Qaïda» et les organisations apparentées, du 18 mai 2011, FF 2011 (4175), spéc. p. 4183 s.
13ATF 123 IV 38.
14Ordonnance de l’Assemblée fédérale interdisant le groupe «Al-Qaïda» et les organisations apparentées, du 23 décembre 2011, RO 2012 1.
15Message du Conseil fédéral concernant la loi fédérale interdisant les groupes «Al-Qaïda» et «Etat islamique» et les organisations apparentées, du 12 novembre 2014, (ci-après Message), FF 2014 8755, spéc. p. 8761. Al-Qaïda ne constituait plus une menace. En outre, un projet de fusion de la loi fédérale sur le renseignement civil et de la loi fédérale instituant des mesures visant au maintien de la sécurité intérieure était en cours, qui prévoyait notamment une base légale pour l’interdiction générale de certaines organisations.
16Réponse du Conseil fédéral du 16 juin 2014 à l’interpellation du conseiller national Golay du 11 juin 2014, n° 14.5272, in www.parlament.ch
17Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies du 24 septembre 2014 contre les combattants terroristes étrangers, Res. CS 2178 (2014).
18Ordonnance interdisant le groupe «Etat islamique» et les organisations apparentées, du 8 octobre 2014, RS 122.2.
19Message, p. 8761.
20Communication du Département de la défense, de la protection de la population et des sports du 8 octobre 2014, in www.admin.ch
21Arrêts du TF du 2 mai 2008, 6B_245/2007 et 6B_650/2007.
22Arrêt du TF du 2 mai 2008, 6B_245/2007 et 6B_650/2007; arrêt du Tribunal pénal fédéral du 21 juin 2007, SK.2007.4. La mise à disposition de sites web permettant à l’organisation terroriste de réaliser ses buts de propagande et de guerre psychologique constitue un acte de soutien au sens de l’art. 260ter CP. Les deux frères de Bâle condamnés pour propagande terroriste, in Le Temps, 3 mai 2014; rapport de gestion 2014 du Ministère public de la Confédération, in www.news.admin.ch
23Message, p. 8762.
24Dupuis et alii, Ed., Petit commentaire du Code pénal, Helbing Lichtenhahn, Bâle 2012, ad art. 261bis CP, n° 42; Guyaz Alexandre, l’incrimination de la discrimination raciale, thèse, Lausanne 1996, p. 271.
25Telle est également l’interprétation que le Ministère public de la Confédération fait de cette disposition, puisque dans le cas d’un détenu qui avait affiché dans sa cellule une représentation du drapeau noir de l’Etat islamique l’incrimination d’encouragement de l’art. 2 LAl-Qaïda a été rejetée (SV.14.1403).
26Selon informations communiquées par le Ministère public de la Confédération à l’auteur le 6 mai 2015.
27Message, p. 8764.
28Dupuis et al., op. cit., ad art. 275ter CP, n° 7; Landshut Nathan, in BSK Strafrecht II, ad art. 275ter n° 7.
29Fiolka Gerhard, in BSK Strafrecht II, ad art. 260quinquies n° 20 ss.
30Dupuis et alii, op. cit., ad art. 260quinquies CP, n° 18.
31Fiolka, op. cit., n° 20 ss; Le but était d’empêcher la poursuite de personnes ou d’entités apportant un soutien financier à des organisations humanitaires, dont on ne pouvait toutefois exclure qu’elles fussent liées à des groupes terroristes.
32On pense ici aux «Martyrs pour le Maroc» (arrêt du TF du 5 avril 2005, 1A.50/2005), à l’armée nationale albanaise (ATF 131 II 235), aux «Brigate Rosse» (ATF 128 II 355) ou à l’ETA (arrêt du TF du 21 octobre 2002, 1A.174/2002).
33La vocation médiatique de la loi est très présente dans le Message. Ainsi, «la mise en œuvre du présent projet (…) renforce sa renommée en ce qui concerne sa volonté de lutter durablement contre le terrorisme et sa détermination» (Message p. 8765) ou «La renommée internationale de la Suisse est préservée en particulier en ce qui concerne sa volonté affirmée et constante de combattre efficacement le terrorisme islamiste.» (Message p. 8766).
34Art. 2 al. 1 in fine OAl-Qaïda.
35Arrêt du TF du 2 mai 2008, 6B_245/2007 et 6B_650/2007, c. 7.3.1 «De simples actions de propagande en faveur du groupe Al-Qaïda ou des groupes assimilés, la mise à leur disposition de matériel ou de ressources humaines ou encore le recrutement d’adeptes ou l’encouragement de leurs activités, s’ils ne servent pas directement le but criminel de cette organisation, ne tombent pas sous le coup de l’art. 260ter CP, mais de la norme subsidiaire de l’art. 2 OAl-Qaïda.»
36Message p. 8764.
37Idealkonkurrenz.
38Baumgartner Hans, in BSK Strafrecht II, ad art. 260ter n° 3.
39Fiolka Gerhard, in BSK Strafrecht II, ad art. 260quinquies n° 12.
40Message, p. 8761.
41Livre 2, Titre 12 du Code pénal.
42Livre 2, Titre 1 du Code pénal.
43Selon informations communiquées par le Ministère public de la Confédération à l’auteur le 6 mai 2015. Les autres dispositions concernées sont les art. 135 CP, 179septies CP, 180 CP, 237 al. 2 CP, 258 CP, 259 CP et 260ter CP.
44Art. 2 al. 2 LAl-Qaïda.
45Art. 6 ch. 1 lit. a CP et art. 7 c. 1 lit a CP.
46En effet, le renvoi à l’art. 7 CP concerne uniquement les alinéas 4 et 5, à savoir l’application des principes de ne bis in idem et de l’imputation.
47Baumgartner, op. cit., n° 18. Cet auteur évoque en outre le caractère accessoire de la participation à l’étranger par rapport à la réalisation d’une infraction principale qui devrait avoir lieu en Suisse. Tel serait ainsi le cas d’une organisation criminelle étrangère se finançant grâce aux revenus procurés par des agences de voyages en Suisse, lesquelles serviraient également, en Suisse, à blanchir l’argent de l’organisation étrangère.
48Telle ne semble pas être la position du Ministère public de la Confédération, qui a notamment condamné par ordonnance pénale un voyageur du jihad sur la base de l’art. 260ter CP, le 24 novembre 2014, pour avoir intégré «(…) de sa propre initiative pendant près de trois mois en Syrie l’organisation terroriste Etat islamique en Irak et au Sham (EIIS, équivalent de l’EIIL) dont il a partagé la vie de groupe et une partie des activités au quotidien, notamment en étant actif dans le service de garde ainsi que dans l’aide et de la formation sanitaires (…)» (SV14.0014). Il mérite toutefois d’être relevé que ladite oOrdonnance pénale n’expose pas en quoi cette participation à l’étranger remplirait les conditions restrictives de l’art. 260ter c. 3 CP, ni n’évoque la problématique.
49Selon informations communiquées par le Ministère public de la Confédération à l’auteur le 6 mai 2015, la plupart des enquêtes ouvertes en application de l’art. 2 LAl-Qaïda concernent des cas de propagande sur internet ou Facebook ainsi que des voyageurs du jihad.