No limit. Telle pourrait être la devise de la nouvelle ère trumpiste qui débute. Le pouvoir doit être illimité, spatialement, temporellement et matériellement. Les règles du vivre-ensemble, patiemment construites au fil des décennies passées pour maintenir nos sociétés hors de l’état de nature, sont au mieux vilipendées, au pire annihilées.
Ce qui paraissait impensable il y a encore quelques années est devenu salonfähig: ériger la brutalité en stratégie de communication; menacer frontalement la souveraineté d’autres États; mépriser le système judiciaire; inonder la planète de fake news dans un espace virtuel où, sous couvert de liberté d’expression, sévissent algorithmes opaques, trolls et robots. La loi du plus fort pour faire système, en somme, à rebours de l’Histoire et au mépris de l’intérêt du plus grand nombre.
La lame de fond n’est pas qu’américaine. Il y a eu la déclinaison française, certes moins tapageuse mais en réalité à l’avenant: Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, a déclaré solennellement que l’État de droit n’est ni «intangible ni sacré». Une formule à la fois dangereusement glissante si elle signifie que l’on peut s’abstraire des règles de droit pour gouverner mais aussi singulièrement révélatrice d’un état d’esprit ambiant: on doit parfois pouvoir passer en force lorsque c’est nécessaire. La raison du plus fort est toujours la meilleure, pas seulement dans la fable.
La Suisse officielle n’est pas en reste. L’année des 50 ans de son adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Confédération a brillé par une défiance rare à l’encontre de la plus haute juridiction européenne: en août 2024, le Conseil fédéral annonçait sans ambages ne rien vouloir entreprendre pour mettre en œuvre l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) sur le climat KlimaSeniorinnen contre Suisse, cela au motif que le droit interne était déjà suffisant. Cette communication faisait suite à une déclaration adoptée avant l’été dans les deux Chambres de l’Assemblée fédérale et invitant le Conseil fédéral «à ne pas donner d’autre suite» à l’arrêt des juges de Strasbourg.
En substance, Parlement et Gouvernement ont soutenu que les dernières réformes suisses en matière de lutte contre le dérèglement climatique sont suffisantes. Des arguments pourtant déjà examinés et rejetés par la CourEDH dans son arrêt, la trajectoire suisse de réduction des gaz à effet de serre et les instruments pour la mettre en œuvre étant insuffisants compte tenu de ses obligations positives en la matière analysées à l’aune des droits protégés par la CEDH.
L’art. 46 al. 1 CEDH dispose que «les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties». En annonçant publiquement ne pas vouloir mettre en œuvre l’arrêt des KlimaSeniorinnen, les institutions suisses ont procédé à une interprétation très particulière – pour dire le moins – de cette disposition conventionnelle.
Comme l’avait dit le constitutionnaliste et conseiller aux États René Rhinow à l’occasion du seul autre débat de cette nature ayant fait suite à un arrêt de la CourEDH: «Ich glaube, wenn wir gegenüber den Bürgerinnen und Bürgern sagen, sie dürften das Recht nicht verletzen, dann müssen wir auch so konsequent sein, uns als Behörden auf jeden Fall und immer an das Recht zu halten».
La méthode trumpiste, la déclaration de M. Retailleau et les gesticulations helvétiques suite à l’arrêt de la CourEDH sur le climat ont en commun ceci: l’État de droit, incarné par le système judiciaire, contre-pouvoir par excellence face à l’exécutif, est un obstacle à dompter, un ennemi à abattre. La finitude du pouvoir est aussi difficile à accepter que la finitude des ressources planétaires: l’hubris du gouvernant autoritaire le conduit à repousser autant que possible toute forme de limite à l’exercice de son pouvoir.
La lame de fond est d’une puissance inégalée depuis des décennies. Que peut-on y faire? À quoi peut-on se raccrocher? C’est précisément dans cette période si critique qu’il convient de lutter avec force pour réhabiliter la limite comme protection contre toutes les formes d’excès, pour redorer le blason de l’État de droit et pour protéger tous les contre-pouvoirs: «Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit», disait Lacordaire (1848).
Les contre-pouvoirs de tous ordres sont et seront dans les années à venir nos boussoles dans le brouillard: les juges de toutes les instances pour garantir les droits des minorités et des individus; les cours suprêmes face aux dérives autoritaires; en Suisse, la population comme contrepoids aux majorités parlementaires et gouvernementales; les tribunaux internationaux pour freiner les va-t-en-guerre et autocrates de tout poil; une presse libre, diversifiée et forte pour contribuer à la recherche de la vérité et à la vitalité démocratique; les mouvements sociaux pour faire valoir les aspirations du plus grand nombre…
À sa modeste échelle, plaidoyer contribue grandement à la diversité de la presse et à la vitalité du débat helvétique sur les institutions et l’État de droit. La disparition de sa version francophone est une perte immense. Gageons toutefois qu’elle laissera en héritage cette aspiration à un équilibre des pouvoirs, en Suisse comme dans le monde. Et alors les graines qu’elle a semées durant toutes ces années germeront une fois de plus, car il subsiste toujours l’espoir d’un nouveau sursaut des Lumières.
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