1. Une problématique qui n'est plus récente
Depuis de longues années, la question du financement de la vie politique accompagne discrètement le débat public en Suisse1. Les législatures se suivent mais aucune mesure n'est adoptée, tandis que la tendance des partis, candidats et groupes d'intérêt à dépenser des sommes toujours plus importantes pour leur propagande électorale se poursuit. Heureusement, ce phénomène n'est pas encore uniforme dans le paysage politique suisse, qui se compose de réalités cantonales assez diverses. Il est vrai aussi que le budget de campagne à lui seul ne garantit pas le succès électoral. Mais il est indéniable que l'argent est devenu un facteur de plus en plus important dans la lutte pour le consensus électoral. Nier cette évidence reviendrait d'ailleurs à affirmer que partis et candidats dépenseraient des millions de francs pour leur propagande de manière totalement illogique, car essentiellement inutile.
2. Une évolution nuisible à la démocratie
Les expériences des divers pays démocratiques montrent que, très souvent, des moyens financiers considérables jouent un rôle central dans la compétition pour la conquête et la conservation du pouvoir politique. Cette situation engendre trois problèmes fondamentaux pour la démocratie.
Premièrement, l'explosion des dépenses électorales exacerbe l'(inévitable) inégalité des chances entre partis et candidats (y compris entre les candidats d'un même parti et, pour une démocratie semi-directe comme la Suisse, entre les divers comités engagés dans les votations populaires). Deuxièmement, la pression pour repérer des fonds toujours plus importants favorise les dérapages, voire la corruption. Troisièmement, les techniques du marketing tendent à supplanter le véritable débat public et la confrontation des idées: nous risquons de tomber dans une surenchère de banalisation des messages et de manipulation des contenus qui vide de substance la démocratie. Il existe donc un intérêt public pertinent et prépondérant à ce que le législateur adopte quelques règles en matière de financement de la vie politique.
3. Nouvelle impulsion pour l'adoption de mesures adéquates
Au sein du Conseil de l'Europe, le Greco (Groupe d'Etats contre la corruption) évalue de manière approfondie la problématique du financement des partis politiques dans les Etats membres. La Suisse fait aussi l'objet d'examen et l'Office fédéral de la justice vient de publier un intéressant avis de droit comparé2 pour éclairer la réflexion interne. Le document est certainement intéressant, car il
décrit quelques modèles de réglementation et situe bien la problématique dans son contexte, en énumérant les questions fondamentales qui se posent «dans l'optique de l'élaboration d'une législation sur le financement de la vie politique en Suisse». Il faut saluer cette volonté de relancer l'étude concrète de réformes dans ce domaine. Les personnes qui seront chargées de ces réflexions au sein des organes compétents devront faire preuve d'un certain esprit critique, sans s'arrêter sur ce que les lois énoncent théoriquement dans tel ou tel pays, mais en regardant au fonctionnement réel de chaque système politique. Il faudra en particulier se demander, au-delà des normes et objectifs proclamés:
1. si, dans tel ou tel pays, les processus décisionnels publics sont réellement plus démocratiques et plus transparents qu'en Suisse;
2. si ces processus aboutissent à de meilleurs résultats pour le bien-être de la société et, en cas de réponse affirmative aux deux premières questions;
3. s'il y a un lien de causalité effectif avec les normes sur le financement de la vie politique.S'agissant d'évaluer la vie démocratique d'un pays, l'avis des citoyens constituera une référence incontournable pour se prononcer sur l'efficacité et la portée réelle des mécanismes énoncés sur le papier.
4. Quelques pistes de réflexion critiques
4.1. La fausse route du financement public
Tout d'abord, l'expérience des autres pays démocratiques montre clairement que le (généreux) financement public des partis, sans l'imposition préalable de sévères limites aux dépenses électorales et de sanctions adéquates, n'a jamais éliminé les problèmes, contrairement à ce qu'on aurait voulu faire croire. Il les a au contraire exacerbés, surtout celui de la corruption, en introduisant davantage d'argent dans le système et en provoquant ainsi, tout simplement, une forte hausse du prix que groupes d'intérêt, entreprises et particuliers doivent payer pour s'assurer les faveurs des partis et des candidats3. L'argument selon lequel l'argent public se substituerait tout court à l'argent d'origine privée est fallacieux. Ce dernier continue souvent d'exister de manière occulte et peut alimenter des caisses noires de partis et de candidats, en dépit des normes sur la transparence. Simplement, un financement public généreux de la vie politique s'est imposé pratiquement partout, car ceux qui votent ces subventions dans les parlements sont exactement les mêmes qui en bénéficient par la suite. En Suisse, en revanche, l'effet dissuasif du référendum populaire a été jusqu'ici déterminant pour éviter cette dérive.
4.2. Une transparence qui risque d'être illusoire
Le but principal de la transparence est de permettre aux électeurs de savoir s'il existe une incohérence entre les propositions d'un parti, d'un comité ou d'un candidat et ses sponsors, de savoir aussi qui sont les donateurs importants susceptibles d'influencer les décisions du parti ou de l'élu. Une plus grande transparence dans le financement de la vie politique peut donc prévenir certains abus et contribuer à réduire le sentiment que les rapports entre l'économie et le monde politique s'entrelacent dans la clandestinité et de façon étrangère à l'intérêt général. Même si, d'ordinaire, on peut assez facilement imaginer, en Suisse, quels milieux financent quels partis ou comités, une plus grande transparence est aussi utile pour que les électeurs puissent exercer correctement leurs droits politiques avant de se prononcer4. Du point de vue du droit constitutionnel, la simple participation à un processus électoral (c'est à dire à l'exercice d'une fonction publique fondamentale) constitue un motif suffisant pour exiger le respect de certaines exigences de transparence. Il n'est donc pas nécessaire d'attribuer aux partis un statut de droit public, ni un financement étatique, pour pouvoir exiger une certaine transparence. Cependant, il faut être conscient que les normes sur la transparence sont assez facilement contournables si l'on est de mauvaise foi.
4.3. L'exigence de limiter les dépenses électorales
La condition préalable pour toute intervention législative efficace dans ce domaine consiste en un plafonnement raisonnable des dépenses électorales, pour contrecarrer les trois problèmes évoqués
ci-dessus (ch. 2). Plafonner les budgets autorisés permet aussi d'arrêter la course à la dépense électorale, libérant les responsables politiques de l'angoisse de se procurer un maximum d'argent pour se faire un maximum de propagande, sous prétexte que les concurrents font la même chose. Concrètement, il s'agirait d'interdire ou de limiter, pendant les quelques semaines qui précèdent un scrutin, certaines formes de publicité électorale en faveur de partis et de candidats (notamment les annonces dans les journaux, les affiches et les gadgets)5. Contrairement aux financements, qui peuvent facilement être occultes, la propagande électorale est principalement faite pour être vue et le contrôle des dépenses en résultant est donc plus simple et efficace. Le plus souvent, il sera très difficile de dépasser les plafonds autorisés, car les candidats et les partis concurrents seront vigilants et dénonceront tout soupçon. Avec l'effet dissuasif de sanctions sévères, cela devrait contribuer à limiter les abus sans la mise sur pied de lourdes structures de contrôle.
Après les échecs des règles sur le financement public et la transparence, plusieurs pays démocratiques ont dû introduire des limites aux dépenses électorales et les succès de ces normes ont généralement été plus appréciables. D'ailleurs, même en Suisse, la législation fédérale connaît déjà, depuis de longues années, une mesure analogue, à savoir l'interdiction de la publicité électorale à la télévision et la radio. Quels seraient les budgets des partis et des candidats aujourd'hui si cette (très sage) interdiction n'existait pas? Les conséquences auraient été néfastes pour notre démocratie.
5. Aspects de droit constitutionnel
Sur le plan tant fédéral que cantonal, la législation reste très rudimentaire dans ce domaine. La Constitution fédérale se borne à rappeler que «les partis politiques contribuent à former l'opinion et la volonté populaires» (art. 137)6. Néanmoins, les droits politiques en tant que tels sont garantis par la Constitution fédérale (art. 34) et cette garantie protège la libre formation de la volonté populaire et l'expression fidèle du vote. Le droit de vote passif garantit à chaque citoyen de pouvoir participer comme candidat à une élection sur un pied d'égalité avec les autres citoyens7. Le TF a aussi souligné à plusieurs reprises les risques liés à un financement impropre de la propagande politique8.
Une réglementation de certaines formes de publicité électorale, applicable à tous ceux qui interviennent dans le cadre d'une même élection (c'est à dire dans l'exercice d'une fonction publique fondamentale), peut être réalisée dans le respect des droits fondamentaux. Les mesures que je propose, limitatives de certaines formes de manifestation des idées mais protectrices d'autres valeurs et droits fondamentaux (le libre choix des électeurs, l'égalité des chances politiques, la nature démocratique de la compétition électorale, la prévention de la corruption) peuvent être structurées de manière conforme à la Constitution9, limitant le droit à la liberté d'expression uniquement de façon légère (période limitée, application restreinte à certaines formes de publicité, plafonds garantissant une marge adéquate à la réalité et n'ayant surtout aucune influence sur les contenus en tant que tels). Statuant sur mon recours de droit public contre un aspect controversé de la révision de la loi tessinoise sur l'exercice des droits politiques, le TF a reconnu que le recours à des moyens financiers illimités dans une campagne électorale peut gêner la libre formation de la volonté démocratique et que de nombreux pays ont introduit des limitations aux dépenses ou aux financements des partis ou des candidats10. Selon le TF, des restrictions à la liberté de structurer sa propre campagne électorale ainsi qu'à la liberté d'expression et d'opinion des candidats sont justifiées s'il s'avère que des interventions financières importantes lèsent le processus de formation de la volonté démocratique11. Le TF semble avoir laissé entendre que, même en Suisse, des limitations des dépenses et des financements électoraux pourraient être considérées comme conformes aux droits constitutionnels garantis12.
D'ailleurs les juges constitutionnels de quelques pays démocratiques ont expressément approuvé des normes établissant des plafonds aux dépenses électorales (notamment en France et en Italie) et la Cour de Strasbourg a affirmé que, «dans certaines circonstances, ces droits peuvent entrer en conflit, ce qui peut inciter à juger nécessaire, avant ou pendant une élection, de prévoir certaines restrictions à la liberté d'expression, alors qu'elles ne seraient habituellement pas admissibles, afin de garantir 'la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif»13.
6. Conclusion
Les normes à adopter doivent favoriser une pratique et une culture démocratiques fondées sur le débat et la confrontation des idées, plutôt que d'alimenter des besoins artificiels ou de poursuivre des illusions. Les acteurs de la vie politique, et avec eux l'ensemble des citoyens, retireraient un grand avantage d'un climat électoral plus sobre et plus serein, enfin libérés de l'angoissante recherche de moyens financiers. Le plafonnement des dépenses électorales n'est évidemment pas une mesure exhaustive; d'autres mesures d'accompagnement devraient être étudiées (notamment dans le domaine des médias) pour garantir le pluralisme des opinions présentées aux électeurs et le libre choix de ces derniers.
1 J'ai publié ma thèse de doctorat en droit constitutionnel il y a une dizaine d'années: T. BALMELLI, Le financement des partis politiques et des campagnes électorales - Entre exigences démocratiques et corruption, Fribourg 2001, 450 pages. Pour l'essentiel, je peux renvoyer à cet ouvrage pour une analyse approfondie des thèmes très brièvement évoqués ici.
2 «Financement des partis politiques et des campagnes électorales - Rapport de droit comparé» (OFJ, Jean-Christophe Geiser, 10 juin 2011), disponible sur le site www.dfjp.admin.ch.
3 Qui voudrait affirmer, en effet, que les lobbys, les groupes d'intérêt et la corruption ont disparu ou ne jouent plus de rôle dans les processus décisionnels publics, dans des pays comme l'Allemagne, l'Italie ou la France, où, pourtant, les responsables politiques se financent généreusement à travers les caisses publiques?
4 Cf. notamment le célèbre arrêt de la Cour constitutionnelle allemande BVerfGE 24, 300 (356). Cf. aussi BVerfGE 52, 63 (87): «Der Wähler soll über die Herkunft der ins Gewicht fallenden Spenden an politische Parteien korrekt und vollständig informiert werden und die Möglichkeit haben, daraus seine Schlüsse zu ziehen.»
5 Pour les détails, cf. le projet de loi cantonale que j'ai proposé dans le Bulletin de législation de l'Institut du fédéralisme, N° 3 mai-juin 2001, Fribourg, p. XVII-XXXII («Projet de réglementation des dépenses électorales»).
6 A remarquer que cet article ne constitue pas une base légale pour un financement public des partis, selon la volonté clairement exprimée dans les travaux préparatoires Cf. T. BALMELLI, Le financement 2001, p. 110.
7 ATF 125 I 441 consid. 2a, avec renvois, résumé in SJ 2000 I 266. ATF 119 Ia 167 = JdT 1995 I 85.
8 Cf. notamment ATF 114 Ia 427 = JdT 1990 I 162.
9 Pour un examen de constitutionnalité plus approfondi, cf. T. BALMELLI, Le financement 2001, pp. 390-397.
10 ATF 125 I 441, consid. 2b et 2c, résumé in SJ 2000 I 266.
11 ATF 125 I 441, consid. 2 c.
12 ATF 125 I 441, consid. 2 c; cf. aussi TIZIANO BALMELLI, Le financement 2001, p. 179-189 et 390-397.
13 Affaire Bowman c. Royaume-Uni, arrêt du 19 février 1998.