«ll était temps que la Suisse réagisse.» Francesco Forgione est un homme direct et pressé. Professeur de sociologie et d'histoire des criminalités organisées et ancien président (communiste) de la commission parlementaire antimafia, cet expert italien n'est pas habitué à mâcher ses mots. Auteur de nombreux ouvrages sur la Pieuvre et notamment d'un livre intitulé «Mafia Export - Comment les Mafias italiennes ont colonisé le monde», publié en 2010 en traduction française chez Actes Sud, il étudie depuis des années les ramifications autant que les investissements du crime organisé à l'étranger. Alors que les justices italienne et suisse ont récemment bouclé le dossier de «Quatur», la plus vaste enquête commune jamais menée contre la 'Ndrangheta - la très puissante Mafia calabraise avait des ramifications dans la Confédération -, Francesco Forgione stigmatise de manière générale «le manque d'empressement dans les échanges d'informations, la lenteur des procédures, une législation suisse qui ne favorise ni les échanges de donnée, ni la collaboration!». Et de préciser: «Les instruments d'investigation doivent être développés au niveau européen, le problème, c'est que la Suisse est hors de l'Union européenne. Et, quand on travaille sur les capitaux illicites à l'étranger, on tombe presque toujours sur un établissement helvétique, c'est un fait.»
Coopération entre les parquets
Au parquet de Milan, l'opinion est beaucoup moins tranchée. Juge pour les enquêtes préliminaires, connu pour s'être, par le passé, occupé de dossiers sur le terrorisme tant italien qu'international, Guido Salvini ne se prononce pas sur la collaboration au niveau bancaire fournie par la Confédération. Mais, du point de vue judiciaire, il se félicite de l'étroite collaboration entretenue avec ses homologues suisses. Chargé, avec d'autres juges italiens, du versant transalpin de l'affaire «Quatur», il estime que «l'échange d'informations a parfaitement fonctionné. Il y a eu des équipes d'experts en commun. C'est grâce à cette coopération que nous avons pu mener à son terme ce qui s'avère être, jusqu'à aujourd'hui, la plus grosse enquête de cette nature entre les deux pays.» Dans la capitale lombarde, on parle même à cette occasion «d'osmose» entre les parquets des deux pays pour affronter des «délits transnationaux» perpétrés par des membres d'un clan de la 'Ndrangheta de Mesoraca, près de Crotone, avec des complicités italiennes et suisses.
Opération «Quatur»
L'opération «Quatur» démarre en 2003 du côté de Zurich autour de deux sociétés financières constituées à la fin des années 1990, principalement pour blanchir de l'argent sale. En quelques mois, elle va confirmer que la présence de la Mafia en Suisse est de plus en plus structurée. Non seulement les clans y organisent des trafics d'armes et de stupéfiants, mais ils ont directement mis en place des sociétés financières complexes, pour recycler les revenus d'activités illicites. Au centre du dossier «Quatur» figure notamment l'Italo-Suisse Domenico Fortunato Andali, soupçonné d'être, depuis le début des années 1990, mêlé à des trafics de stupéfiants en Suisse et désigné, par un ancien mafieux devenu collaborateur de la justice, comme le «caissier» de la «'Ndrina» (la 'Ndrina est une famille contrôlant un territoire particulier, comme un quartier d'une ville. La Calabre compterait au moins 150 'Ndrine, ndlr.). Ferrazzo est son représentant dans la Confédération. Déjà condamné par le passé au Tessin, pour commerce de drogue, c'est lui qui, à l'aide d'Alfonso Zoccola (lui aussi membre du clan Ferrazzo et né à Winterthour de parents immigrés salernitains), aurait mis sur pied la World Finance Services AG (Wfs) et la PP Finanz Service GmbH. Ces deux sociétés financières avaient officiellement pour objet de récolter des capitaux auprès d'investisseurs suisses et étrangers pour opérer, en particulier, sur le marché international des devises.
Entre 2000 et 2003, près de 89 millions de francs suisses auraient ainsi été collectés. Mais, au lieu d'être normalement utilisés, une grande partie des fonds est détournée. Cette pratique douteuse est finalement découverte par la magistrature qui, se penchant sur le cas de la Wfs et de la PP Finanz entre-temps déclarées en faillite (escroquant au passage près de 1700 personnes), fait éclater un scandale encore plus grand: parallèlement à cette première activité frauduleuse, les mafieux présumés se servaient de ces deux entreprises, gérées par l'homme de paille Salvatore Paulangelo, pour verser des sommes colossales autant qu'illégales dans les coffres-forts.
Transit par la Suisse
L'une des secrétaires de la Wfs appelée à témoigner a ainsi confirmé que les affiliés de la 'Ndrangheta se rendaient régulièrement en Calabre et revenaient avec des valises remplies d'argent sale, en liquide, lequel n'était évidemment pas comptabilisé dans le système informatique de la société. Les enquêteurs estiment que ce manège a permis de blanchir jusqu'à 1,2 million de dollars par semaine soit, au total, jusqu'en novembre 2002, près de 47 millions de dollars. Ces fonds ne devaient que transiter par la Suisse pour être ensuite réinvestis notamment dans des projets immobiliers en Sardaigne, en Espagne ou aux îles Canaries.
Nombre de suspects étant de nationalité italienne et liés à des organisations mafieuses, les magistrats helvétiques se tournent immédiatement vers leurs collègues transalpins. D'autant qu'une partie des capitaux blanchis repartent vers la péninsule. Dès 2004, une équipe d'enquêteurs mixte est constituée. «C'était indispensable en raison de la complexité et l'importance de cette affaire de recyclage qui a peu de précédents», souligne Guido Salvini. «Nous n'étions pas devant un cas classique de blanchiment avec un employé de banque véreux, une agence complaisante ou un restaurant complice. Nous étions face à un phénomène très différent, presque structurel, avec une grosse société financière visant non seulement à engloutir les dépôts des investisseurs, mais aussi à laver d'énormes sommes d'argent provenant d'activités illicites conduites en Italie. La coopération avec la police italienne a été très naturelle», assure un fonctionnaire de la Confédération impliqué dans «Quatur». Ce que confirme le procureur milanais, Mario Venditi: «La police fédérale a été très active. La Suisse nous a par ailleurs aidés avec ses experts financiers.»
Deux sociétés connues
Du côté transalpin, le dossier zurichois vient confirmer les soupçons nés d'une autre enquête menée par le parquet de Varèse. Arrêté pour meurtre en 2001, P., un mafieux repenti originaire de Mesoraca, avait déjà alerté les autorités sur les trafics du clan Ferrazzo en Suisse, principalement à travers Domenico Fortunato Andali. P. avait évoqué les deux sociétés Wfs et PP Finance et les mouvements d'argent entre Zurich, le Tessin et Milan. Pour compléter ce tableau, il ne manquait que les éléments de l'enquête «Quatur».
Reste que la collaboration ne s'est pas limitée au niveau policier. «Du point de vue judiciaire, les Suisses ont tout de suite appliqué les conventions internationales» note Guido Salvini. En vertu de l'article 21 de la Convention européenne d'assistance judiciaire signée en 1959 et à la suite de la fuite des inculpés italiens repassés de l'autre côté de la frontière pour échapper aux mesures adoptées à leur encontre, le parquet de Zurich présente en 2006 à l'Italie une demande pour que Rome exerce une procédure pénale à l'encontre de Salvatore Paulangelo, Alfonso Zoccola, Paolo De Sole et quelques autres citoyens italiens.
Sur les neuf personnes que le juge Guido Salvini souhaitait placer en prison préventive, deux - Salvatore Paulangelo et Paolo De Sole, ont été condamnées au début de 2009, respectivement à six et cinq ans de réclusion pour banqueroute et recyclage. Pour les autres, le procès a été scindé en deux, l'un en Sardaigne (où les mafieux ont réinvesti une partie de l'argent détourné) et l'autre à Milan. Pour ce dernier, le verdict de première instance est imminent. «Nous avons pu compter sur des témoins venus de Suisse», souligne le procureur Mario Venditi.
Poursuivi uniquement pour des délits commis en Suisse, le cas de Domenico Fortunato Andali a été confié à la justice helvétique, comme d'ailleurs tous ceux concernant les complices suisses des inculpés italiens. Les écoutes téléphoniques ont permis d'établir que Domenico Fortunato Andali se chargeait régulièrement de l'acquisition de commerces, et notamment de restaurants à Zurich et dans sa banlieue. Les propriétaires de pizzerias, de boîtes de nuit et d'autres restaurants s'adressaient tout aussi régulièrement à lui afin d'obtenir des conseils pour leurs affaires et leurs investissements, que ce soit pour restructurer des commerces ou des achats immobiliers.
Trop de bureaucratie
Le juge fédéral Jacques Ducry, commentant l'épilogue de l'affaire «Quatur», s'est récemment plaint publiquement de la lenteur des procédures helvétiques, estimant que, «dans des affaires de ce type, il ne faut pas être trop bureaucratique, formaliste, et bien collaborer avec l'étranger. Or, la Suisse est assez lente, trop bureaucratique.» De leur côté, les magistrats italiens s'étonnent unanimement: «Vous ne voulez pas plutôt parler des retards de la justice italienne?». «Le fait de scinder le procès en deux, à Milan, puis encore en deux, en Sardaigne» a ralenti les procédures, regrette-t-on notamment dans la capitale lombarde, où l'on estime aussi couramment que l'actuel gouvernement Berlusconi ne cherche pas à favoriser l'entraide judiciaire avec l'étranger, et avec la Suisse en particulier. Il y a quelques années, Silvio Berlusconi avait notamment tenté de faire passer une mesure pour ralentir la transmission de commissions rogatoires, en exigeant que chaque page de document transmis soit dûment certifiée. Une procédure extrêmement longue, qui aurait rendu l'échange d'informations quasiment impossible.
Mafia méconnue
«Depuis des années, sur le terrain, la collaboration bilatérale fonctionne et se renforce», constate un policier fédéral.«Le reste appartient à la politique.» «Entre enquêteurs autant qu'entre magistrats, les échanges sont constants. Maintenant, si les gouvernants ne veulent pas prendre à bras-le-corps le problème de la criminalité organisée et sa diffusion à l'étranger...», lui fait écho un juge italien. «L'Allemagne ne s'est intéressée à la présence d'associations criminelles mafieuses qu'après la tuerie de Duisbourg (qui a fait six morts le 15 août 2007, ndlr)», rappelle Francesco Forgione, qui ajoute: «Jusqu'à très récemment, personne n'avait voulu s'intéresser en particulier au phénomène de la 'Ndrangheta, la Mafia la plus dangereuse, parce qu'elle est la plus fermée dans sa structure, mais la plus encline à s'étendre à l'étranger.» Et de conclure, en forme de circonstances atténuantes pour les autres pays dont la Suisse: «Ce n'est qu'en 2008 qu'un premier rapport sur la Mafia calabraise a été présenté au Parlement italien.»