Daniel Baud nous frappait dès l’abord par sa cécité oculaire qui l’avait sans doute conduit à la clairvoyance humaine. Né avec une très mauvaise vue, il était devenu aveugle dès l’enfance, mais avait lutté sans relâche contre les méfaits de cette adversité. Licencié de la Faculté de droit de l’Université de Lausanne, il s’était tourné logiquement vers les problèmes juridiques de l’AI, de l’AVS et de l’assurance maladie, à une époque où rares étaient les juristes s’y aventurant.
Devenu greffier en ces matières, il avait acquis une mémoire impressionnante ; une assistante lui lisait les dossiers (procédures et pièces) et il en retenait ce qui était nécessaire pour l’instruction de l’affaire, puis la rédaction du jugement. On s’en doute, l’homme avait aussi un sens développé de l’écoute et de l’empathie. On n’en dira pas forcément autant de certains juges de la vieille école, qui le snobaient sans vergogne. Il accéda néanmoins à la fonction de juge des assurances, mais elle était encore traitée avec dédain par trop de magistrats ; il fallut du reste l’impulsion d’un rapport de deux juges lucides (François Jomini et Roland Bersier), mandatés par le conseiller d’État Philippe Biéler, puis les travaux de la Constituante vaudoise, pour que le Tribunal des assurances cessât d’être une sorte de sous-cour du Tribunal cantonal et que ses juges fussent considérés en tout cas formellement à l’égal de leurs collègues.
Il a été élu juge des assurances sur le tard (en 2001) grâce au soutien sans faille de l’ancien juge cantonal Éric Cottier, actuel Procureur général du canton de Vaud, et de l’ancien juge cantonal Jean Fonjallaz, qui est devenu peu après Juge fédéral. Ces hauts magistrats avaient détecté les grandes connaissances de Daniel Baud dans le domaine des assurances sociales et sa maîtrise des dossiers compliqués.
Comme juge, il a su organiser, avec souvent la réticence de ses pairs, des séances de conciliation qui ont permis à maints justiciables de comprendre que, la loi étant ce qu’elle est, et toute perfectible qu’elle peut être, ne permettait pas de modifier une décision paraissant injuste. La confiance ainsi restaurée a permis d’éviter de longues et pénibles procédures à de nombreuses personnes qui ont sans doute mieux accepté la parole loyale et directe d’un juge à une décision qui leur aurait donné tort. Dans un monde judiciaire complexe, il a été ce juge, courageux et parfois incompris.
Daniel Baud n’en avait cure, lui dont la gouaille et l’ironie mordante illustraient le goût de ce qui compte dans la vie au détriment des apparences et du flafla. Sa compétence et ses valeurs lui permettaient de passer outre ; ni les prétentieux ni les faquins ne l’atteignaient. Curieux et truculent, il pouvait avoir la dent dure, réservant sa bonté bourrue et sensible aux justiciables et à un grand cercle amical.
Inscrit dans la vraie vie, il était amateur de la musique de Schubert, de Mozart, mais aussi de chanson française et d’échecs ; il a présidé pendant près de… cinquante ans un club qu’il avait fondé en 1964, afin de développer ce loisir parmi les joueurs aveugles et malvoyants, et qui est toujours actif. Amoureux de l’Afrique de l’Ouest, en particulier du Sénégal, pays où il a rendu visite plusieurs fois à un coopérant de ses amis, il aimait aussi la bonne chère partagée, les bonnes bières et le vin blanc. Les habitués de la brasserie lausannoise de la Bavaria se souviennent de son rire sonore.
Le coronavirus a eu raison de sa résistance ; il approchait les septante-sept ans. Une trentaine d’amis de provenance diverse se sont recueillis en hommage à son parcours, encourageant pour combien d’entre nous. C’était le 11 novembre dernier, jour de son armistice avec les vicissitudes de l’existence et de nostalgie pour celles et ceux qui l’ont fréquenté de près.