Nous observons un glissement de la jurisprudence fédérale qui a abouti à l’arrêt TF 5A_915/2014 du 15 janvier 2015. En exigeant du débiteur requérant la protection de l’art. 191 LP d’avoir «quelques biens à abandonner à ses créanciers», le Tribunal fédéral (ci-après, TF) ne reconnaît pas une nouvelle forme d’abus de droit, mais crée une nouvelle condition à la reconnaissance de la faillite volontaire. Condition non voulue par le législateur. Un tel revirement de jurisprudence aurait pour conséquence non seulement de sonner le glas d’une pratique presque unanime en Suisse, mais de rendre caduque la faillite volontaire pour les débiteurs non soumis à la poursuite par voie de faillite.
Chronique d’un malentendu
Le durcissement actuel des conditions de la faillite volontaire s’est largement construit au travers d’arrêts du TF concernant l’assistance judiciaire. En effet, comme il était rare qu’un juge cantonal refuse une faillite fondée sur une déclaration d’insolvabilité, il était encore plus rare, en l’absence d’un droit de recours des créanciers, que le TF ait à se prononcer sur ce sujet. C’est donc à l’occasion de recours de débiteurs contre un refus d’assistance judiciaire que le TF a finalement rendu des décisions dans lesquelles il s’écartait des questions ayant purement trait à l’assistance judiciaire pour avancer des considérations portant sur la recevabilité de la faillite.
Pourtant, depuis l’entrée en vigueur de la LP, il n’était pas possible de solliciter l’assistance judiciaire en matière de faillite volontaire. Mais, au début des années 1990, à la suite d’un changement d’interprétation de l’ancien art. 4 Cst., le TF considéra que le droit à l’assistance judiciaire devait être garanti également pour la procédure de faillite consécutive à une déclaration d’insolvabilité1. Cette jurisprudence souleva de nombreuses questions dans la doctrine, notamment en raison de son apparente contradiction avec l’art. 230 LP qui prévoit la suspension de la faillite lorsque le débiteur ne peut pas faire face aux premiers frais, empêchant ainsi la faillite d’être liquidée de manière sommaire. Finalement, le TF trancha cette discussion en décidant que, même en cas d’octroi de l’assistance judiciaire, le débiteur restait tenu de présenter des biens réalisables au sens de l’art. 230 al. 1 LP afin d’éviter la suspension de la liquidation2. Ce jugement fut complété rapidement par un nouvel arrêt faisant le tour complet de la question de l’assistance judiciaire en matière de faillite personnelle3. Dans cette décision, le TF rappelait que, en l’absence de biens réalisables, la faillite devait nécessairement être suspendue en raison de l’art. 230 LP et qu’une telle procédure serait donc dépourvue d’un intérêt digne de protection pour le débiteur, puisqu’elle ne lui permettait pas d’atteindre le but d’une procédure de faillite volontaire, soit de bénéficier de l’exception de non-retour à meilleure fortune au sens de l’art. 265 LP.
Il en résulte que l’assistance judiciaire doit être refusée dans un tel cas, puisqu’elle reviendrait à permettre (et à financer) une procédure vouée à l’échec. Dans un dernier considérant, le TF envisageait néanmoins l’octroi de l’assistance judiciaire dans le cas où le débiteur dispose de biens «non liquides» qui pourront être réalisés au cours de la procédure, permettant ainsi de mener la procédure de faillite à son terme.
Il est intéressant de relever qu’à aucun moment le TF n’évoque, comme condition de l’ouverture de la faillite, la nécessité pour le débiteur de posséder des biens d’un montant supérieur à l’avance des frais de liquidation de la faillite afin de désintéresser partiellement ses créanciers. Au contraire, l’absence de biens y est considérée uniquement comme un problème au sens de l’art. 230 al. 1 LP, soit de l’impossibilité de pouvoir liquider sommairement une faillite faute de pouvoir s’acquitter des frais y afférents. Le but de la faillite est d’ailleurs, dans ce dernier arrêt, clairement identifié comme la possibilité pour le débiteur de prendre un nouveau départ. C’est donc l’impossibilité d’atteindre le but naturel de la faillite, soit la possibilité d’un répit pour le débiteur, qui enlève tout intérêt à une procédure qui ne pourra pas être liquidée sommairement faute d’actifs et qui constituerait, dès lors, un abus de droit, au sens de l’exercice d’un droit formel qui ne peut atteindre son but.
Lorsque le TF reprit cette question 11 ans plus tard4, toujours en matière d’assistance judiciaire et pour la première fois sous l’empire du nouvel art. 191 LP, il constata que l’ancienne jurisprudence, citée ci-dessus, était toujours valable dans la mesure où la révision de 1994 n’avait pas fondamentalement changé l’institution. Dans le cas d’espèce, il estimait que conformément à l’ancienne pratique, l’assistance judiciaire devait être refusée à un débiteur n’ayant aucun actif puisque sa faillite serait immédiatement suspendue conformément à l’article 230 al. 1 LP. Dans la mesure où le TF estimait que rien n’avait changé et qu’il se trouvait dans un cas similaire à ceux qu’il avait déjà tranchés, il aurait logiquement pu s’arrêter là. Cependant, curieusement, après avoir passé en revue les travaux de la révision de l’article 191 LP, le TF attribua un but à la faillite qui s’éloignait singulièrement de la conception développée dans sa précédente jurisprudence et des principes de la révision qu’il venait pourtant de rappeler. En effet le Tribunal fédéral expliqua que la procédure de faillite devait servir avant tout à répartir les biens du débiteur de manière équitable entre tous ses créanciers et, ainsi, la protection du débiteur, par l’exception de non retour à meilleure fortune, apparaissait soudain secondaire. Il conclut que le débiteur devait non seulement avoir les biens nécessaires pour couvrir les frais de la liquidation sommaire selon l’art. 230 al. 1 LP mais également des biens à abandonner à ses créanciers. On est là bien loin de l’ancienne pratique puisque l’absence d’intérêt pour le débiteur, qui était le fondement du refus d’ouvrir la procédure de faillite, est désormais noyée dans l’absence d’intérêt pour les créanciers qui ne tireraient aucun bénéfice immédiat de la faillite. C’est cette digression, reprise in extenso dans tous les arrêts suivants en matière de refus de faillite qui fonde le durcissement actuel et qui risque bien de faire apparaître comme abusive la plupart des demandes de mise en faillite personnelle à l’avenir.
La révision de 1994
La lutte contre les abus a prédominé la révision de la procédure de faillite volontaire et c’est par un éventail de mesures que le CF a proposé d’intégrer dans la révision les diverses jurisprudences fédérales et cantonales rendues sur le principe général de l’interdiction de l’abus de droit. Nous comptons notamment:
- la reconnaissance du pouvoir de cognition du juge en corrigeant la version alémanique de l’art. 191 LP
- la création d’une procédure automatique de confirmation de l’opposition pour non retour à meilleure fortune (actuel art. 265a al. 1 LP)
- le renversement du fardeau de la preuve: il appartient désormais au débiteur de faire état de ses revenus et de sa fortune afin de faire valider son opposition (actuel art. 265a al. 2 LP)
- l’intégration des biens de tiers dont le débiteur dispose économiquement au calcul du retour à meilleure fortune (actuel art. 265a al. 3).
- l’intégration des valeurs économiques dont dispose le débiteur dans ce même calcul afin d’éviter que celui-ci ne dilapide ses nouveaux actifs (actuel art. 265 al. 2 LP).
- l’interdiction de déposer une nouvelle requête de faillite volontaire lorsque le débiteur s’est opposé à une poursuite pour non-retour à meilleure fortune durant la procédure liée à cette poursuite (actuel art. 265b LP)
- l’interdiction de déposer une nouvelle requête de faillite volontaire tant et aussi longtemps que la première procédure n’est pas close (actuel art. 206 al. 3).
- la renaissance des poursuites engagées avant l’ouverture de la faillite lorsque la procédure est suspendue faute d’actifs (actuel art. 230 al. 4).
Le projet du CF maintenait «le principe de la déclaration d’insolvabilité». Ajoutant au passage que «le débiteur socialement défavorisé, en particulier, doit pouvoir bénéficier d’un assainissement privé par le biais de la faillite»5. Il postulait que la lutte contre les abus de droit devait reposer sur «le nouveau pouvoir de cognition conféré au juge des faillites»6 ainsi que sur une «nouvelle conception de la notion de retour à meilleure fortune et par la simplification de la procédure de constatation y relative»7.
Le Parlement a ensuite validé ces mesures, avec quelques adaptations cosmétiques ou de légistique. Seule la proposition touchant à la révision de l’art. 191 LP a fait l’objet d’une modification essentielle.
Dans un premier temps, le Conseil national8 (ci-après, CN), sur proposition de sa commission, proposait de retenir la solution du CF. Il convenait d’ajouter un second alinéa précisant, du moins selon le rapporteur de langue française, le conseiller national Guinand, et le conseiller fédéral Koller9, que l’autorité devait refuser une requête de faillite volontaire constitutive d’un abus de droit simple, allant ainsi un peu au-delà du projet du CF.
Deux autres propositions ont été débattues. Celle du conseiller national Marti visant à soutenir la proposition du projet du CF, et celle du conseiller national Baumberger désireux d’aller un peu plus loin que la Commission. Celui-ci proposait en effet que le requérant doive justifier d’un intérêt digne de protection. Ces deux propositions ont été rejetées au profit du projet de la commission.
Notons que toutes les personnes s’étant exprimées, y compris le représentant de la voie la plus dure, continuaient de reconnaître la nécessité de la faillite volontaire, afin d’accorder un nouveau départ aux débiteurs surendettés. Précisons également que le conseiller national Guinand a évoqué la possibilité, pour l’autorité, d’inciter le débiteur à se désendetter par la voie du règlement amiable des dettes et que le Conseiller fédéral Koller a retenu que, malgré l’introduction de ce règlement amiable, la faillite personnelle continuera de répondre aux besoins des débiteurs pour leur permettre un nouveau départ, en tant qu’ultima ratio10.
C’est la commission compétente du Conseil des Etats qui proposa, finalement, de lier la faillite volontaire à l’échec (ou l’impossibilité) du règlement amiable. Selon son rapporteur, le conseiller aux Etats Salvioni, cette proposition visait à concilier la lutte contre les faillites abusives et la limitation du besoin de contrôle de l’autorité judiciaire. Il précisait en outre que cette solution permettrait au «juge de demander au débiteur les informations sur sa situation financière et de voir s’il est possible de suivre la voie du règlement amiable des dettes privées au lieu de déclarer la faillite à la demande du débiteur»11.
Il en découle a priori que les abus de droit visés par cette nouvelle disposition sont à apprécier à l’aune de la notion d’insolvabilité. Le législateur a ainsi consacré une sorte de principe faisant primer le désendettement du débiteur sur son droit subjectif à obtenir une faillite personnelle.
L’abus de droit dans la faillite volontaire
Même si l’essentiel des abus de droit recensés par la jurisprudence ont été pris en compte dans la révision, d’autres cas de figure restent imaginables. L’art. 2 al. 2 CC continue ainsi d’être applicable.
Selon les principes de notre ordre juridique, l’abus de droit ne se présume pas. Commet un abus de droit celui qui n’aspire pas à un nouveau départ, mais poursuit des buts complètement différents visant uniquement à réduire les droits de ses créanciers à néant12. Le débiteur doit donc avoir l’intention de nuire à ses créanciers. L’appréciation de cette intention peut se baser sur les assertions de la personne13 et sur les circonstances du cas. Le/la juge doit en effet apprécier l’abus de droit à la lumière de l’ensemble des circonstances du cas particulier14.
Le requérant n’a ainsi pas à prouver un intérêt digne de protection, celui-ci découle simplement de l’exercice de son droit subjectif15. Il appartient à l’autorité de démontrer, le cas échéant, qu’il vise effectivement et uniquement un but qui n’est pas protégé par l’institution de la faillite volontaire.
Dans la décision critiquée, le TF considère que chaque débiteur n’ayant pas de biens à abandonner à ses créanciers commet un abus de droit. Présumer que le requérant ne possédant que les actifs nécessaires à la liquidation de la faillite a l’intention de nuire à ses créanciers ne serait pas défendable. Le TF va plus loin, il ne fait pas qu’instituer une présomption, il crée une nouvelle condition nécessaire à la faillite volontaire en considérant que tel est le but de la faillite.
La faillite volontaire et le manque de moyens financiers
L’avant-projet du groupe d’experts proposait, pour lutter contre les abus de droit, que le débiteur soit contraint d’avancer l’entier des frais de la procédure de faillite volontaire, liquidation comprise16. Cette proposition fut critiquée lors de la procédure de consultation et le CF conclut à y renoncer, afin d’éviter «des effets prohibitifs sur le débiteur socialement désavantagé qui, précisément, a un urgent besoin d’être déclaré insolvable par voie de faillite, afin d’assainir sa situation»17.
Les art. 169 et 230 al. 1 LP n’ont ainsi subi qu’une reformulation visant à les rendre plus clairs et conformes à la jurisprudence. Notons toutefois que le CN a introduit une modification terminologique de l’art. 169 LP visant à confirmer que le débiteur requérant une faillite volontaire devait en assumer les frais de procédure, jusqu’à l’appel aux créanciers18.
Selon la lettre de l’art. 230 al. 1 LP, la procédure de faillite doit être suspendue s’il apparaît vraisemblable que la masse ne contient pas suffisamment d’actifs pour couvrir les frais de la liquidation sommaire. Ce qui permet, sans conteste, de conclure qu’une procédure de faillite personnelle peut se terminer (et donc avoir été ouverte) sans qu’aucune répartition ou distribution ait lieu. Si le contraire eût été désiré, dit article aurait dû avoir une autre teneur.
Le législateur a voulu éviter, par les art. 169, 194 et 230 LP, que l’Etat n’ait à assumer les frais de liquidation des faillites. Toutefois, selon la lettre des dispositions légales idoines et les motivations exprimées durant la révision, il n’a indéniablement pas voulu créer une inégalité de traitement en défaveur des personnes «socialement désavantagées».
Ainsi et à notre sens, le TF confond le but de la faillite avec le moyen d’assurer l’égalité de traitement entre les créanciers. En effet, le but de la faillite est avant tout de mettre fin à une situation d’insolvabilité durable, dans l’objectif de permettre un nouveau départ au débiteur. Ceci pour des raisons de politique sociale et économique, pour le bien du débiteur mais également de ses créanciers actuels et futurs. La faillite volontaire est inspirée du «fresh-start» anglo-saxon et vise ainsi la réinsertion économique19.
Considérant que la faillite met fin aux procédures d’exécution spéciales (saisies) et vise à rendre plus difficiles (exception du retour à meilleure fortune) de nouvelles procédures d’exécution pour les créanciers partis perdants dans la faillite, il est nécessaire de passer par une étape d’exécution générale, ou collective, afin de promouvoir l’égalité entre les créanciers et de répartir l’excédent éventuel de la masse. La faillite, en effet, qu’elle soit volontaire ou non, ne garantit et ne saurait garantir une répartition ou une distribution aux créanciers.
Vu que 80% à 90% des faillites volontaires se terminent sans le moindre versement aux créanciers20, la jurisprudence récente du TF va à l’encontre de la pratique et de sa propre jurisprudence21. Il s’agit ainsi d’un revirement radical, même si le TF laisse entendre qu’il se réfère à une jurisprudence bien établie. A ce titre, il est intriguant de constater que toutes les sources utilisées pour étayer sa décision ne font, au final, que soutenir la jurisprudence découlant de l’ATF 119 III 113. En effet, même si Dallèves22 évoque effectivement ce but de la faillite, il le fait pour expliquer la ratio legis de l’art. 230 LP et conclure à ce que le TF, dans cet arrêt 119, a correctement appliqué la loi.
Un regard sur le désendettement
Il est indéniable que la faillite volontaire n’est, en soi, pas une procédure de désendettement. Admettre qu’elle ne sert pas au désendettement est cependant infondé. Non seulement elle permet la réinsertion économique du requérant, ce qui est déjà louable, mais elle peut servir à un désendettement par rachat des actes de défaut de biens.
Le législateur a volontairement couplé la faillite volontaire au règlement amiable des dettes. Le spectre de la faillite jouant un rôle important dans la négociation avec les créanciers, si celle-ci n’est plus accessible, les possibilités de désendettement seront également sévèrement restreintes. Cette jurisprudence vient ainsi mettre en péril tant le règlement amiable des dettes nouvellement créé que les possibilités de désendettement extrajudiciaires. Elle va à l’encontre de la volonté du législateur qui cherchait, justement, à faciliter et à «prioriser» le désendettement des particuliers surendettés.
Lorsque aucune solution de désendettement ne peut être trouvée en accord avec les créanciers, la faillite volontaire permet aux personnes ou aux ménages surendettés de prendre un nouveau départ, de se réinsérer économiquement et socialement, à la condition qu’ils disposent de revenus stables et suffisants leur assurant une stabilité financière à futur23. Les personnes qui se résolvent à requérir leur faillite volontaire ont généralement vécu de nombreuses années de saisies24, elles n’ont ainsi, la plupart du temps, plus d’actifs à abandonner à leurs créanciers. Du fait que les impôts courants ne sont pas pris en compte dans le minimum vital de saisie, elles s’endettent année après année et ne peuvent plus voir d’issues favorables. Ce qui, d’une part, se traduit par une démotivation, des problèmes de couple et des problèmes de santé notamment et, d’autre part, restreint les possibilités de formation de leurs enfants. Ce revirement de jurisprudence, s’il devait être confirmé, condamnerait ainsi un nombre important de ménages à une vie au minimum vital et engendrerait des coûts sociaux démesurés.
Cette jurisprudence crée une inégalité de traitement au point de réserver la faillite volontaire à une poignée d’«élus». En effet, l’écrasante majorité des décisions de faillites rendues depuis la révision de 1994 ne satisfaisaient pas à la condition aujourd’hui retenue. Partant, si cette évolution devait se confirmer, l’art. 191 LP perdrait toute utilité pratique. Les débiteurs insolvables sont ainsi en droit d’attendre une motivation un tant soit peu plus développée sur les raisons «objectives et sérieuses»25 de ce revirement. En effet, comme nous l’avons démontré, le TF ne peut asseoir sa décision sur une base légale formelle, sur la jurisprudence ou sur les avis d’une doctrine majoritaire. En conclusion, l’arrêt TF 5A_915/2014 du 15 janvier 2015 doit sans conteste être considéré comme contraire à la LP ainsi qu’à l’art. 8 Cst. et doit être rapidement oublié. y