1. Introduction
Dans le cadre de la pratique de l’avocat civiliste, la question se pose assez souvent de savoir si un arrêt de dernière instance cantonale condamnant une partie à payer une somme d’argent peut faire l’objet d’une procédure d’exécution forcée «de manière anticipée» lorsque ladite décision cantonale a été contestée au TF par un recours en matière civile.
Contrairement aux idées reçues et aux réponses affirmatives empressées, la réponse n’est pas si claire et évidente que cela.
La présente contribution tend à démontrer, par une analyse juridique aussi brève qu’efficace, qu’en réalité, lorsqu’un recours en matière civile est déposé au TF, et que le recours ne suspend pas l’arrêt cantonal de dernière instance qui a condamné une partie au paiement d’une somme d’argent, l’on ne saurait considérer que la décision cantonale querellée serait entrée en force de chose jugée et qu’elle pourrait valoir comme un titre de mainlevée définitive dans le cadre d’abord d’une poursuite, puis d’une procédure de mainlevée définitive.
2. Développement
2.1. Contexte ayant suscité la question juridique posée
Dans un arrêt du 26 février 2019, la Cour de justice de la République et Canton de Genève a statué sur les effets accessoires d’un divorce qui durait depuis dix ans.
La Cour de justice a statué notamment sur la liquidation du régime matrimonial des parties, le partage des avoirs de prévoyance professionnelle accumulés par les parties durant l’union et la contribution d’entretien en faveur de l’épouse après le divorce.
Cet arrêt a fait l’objet de deux recours en matière civile au TF, déposés par chacune des parties. Le recours de l’épouse portait précisément sur la réforme de l’arrêt cantonal s’agissant de la liquidation du régime matrimonial, subsidiairement sur l’annulation de l’arrêt cantonal sur ce point et le renvoi à l’autorité inférieure. Le recours de l’époux portait pour sa part sur la contribution d’entretien versée en faveur de l’épouse. Malgré la requête de l’épouse que son recours se voit restituer l’effet suspensif, le TF l’avait refusé.
L’arrêt cantonal entrepris n’était donc entré en force de chose jugée, et devenu définitif, que sur la question du partage des avoirs de prévoyance professionnelle accumulés par les parties durant l’union. Il est toutefois précisé que ce point devait faire l’objet d’une procédure par-devant la Cour des assurances sociales de la Cour de justice, à la suite d’une décision de renvoi de la Cour civile.
Dans l’arrêt du 26 février 2019, la Cour de justice avait donc condamné l’épouse à verser à l’époux, au titre de la liquidation du régime matrimonial, une somme de 878 775 fr. avec intérêts à 5% dès l’entrée en force du jugement de première instance. Pour sa part, l’époux était condamné à rembourser le prêt hypothécaire de 200 000 fr. dès réception par son épouse de la somme de 878 775 fr. qu’elle lui devait.
Dans la mesure où l’effet suspensif au recours de l’épouse n’avait pas été restitué par le TF, l’époux annonçait que, pour lui, l’arrêt cantonal était devenu exécutoire, qu’il constituait un titre de mainlevée définitive au sens de l’art. 80 LP et que, dès lors, il était fondé à former une poursuite contre son épouse à concurrence de 878 775 fr.
C’est donc dans ce contexte qu’est née la question juridique posée et faisant l’objet de la présente contribution.
2.2. Examen des conditions légales pour qu’un arrêt de dernière instance cantonale constitue un titre de mainlevée définitive
Selon l’art. 80 al. 1 LP, le créancier qui est au bénéfice d’un jugement exécutoire peut requérir du juge la mainlevée définitive de l’opposition. Est exécutoire au sens de cette disposition le prononcé qui a non seulement force exécutoire, mais également force de chose jugée (formelle Rechtskraft)1, c’est-à-dire qui est devenu définitif, parce qu’il ne peut plus être attaqué par une voie de recours ordinaire qui, de par la loi, a un effet suspensif2.
Il découle de ce qui précède que, pour qu’un jugement constitue un titre de mainlevée, il doit avoir force exécutoire, mais aussi force de chose jugée. A ce sujet, on distingue deux notions, la force de chose jugée formelle (formelle Rechtskraft) et la force de chose jugée matérielle (materielle Rechtskraft), toutes les deux visées par l’art. 61 LTF3. La force de chose jugée formelle signifie que l’arrêt ne peut plus être attaqué par un moyen juridictionnel ordinaire et qu’il ne peut être remis en cause que par un moyen extraordinaire4.
En conséquence de ce qui précède, indépendamment de savoir si l’effet suspensif a été restitué ou non, il apparaît que, pour engager une procédure d’exécution forcée pendant l’instruction au TF, la question centrale qui se pose est celle de savoir si le recours en matière civile au TF est une voie de droit ordinaire ou extraordinaire et si l’arrêt cantonal est entré en force de chose jugée.
En effet, alors que la décision contre laquelle seule la voie du recours extraordinaire est ouverte acquiert force de chose jugée (et devient exécutoire) dès son prononcé, la décision soumise à la voie de l’appel (une voie de recours ordinaire) n’acquiert force de chose jugée (et ne devient exécutoire) qu’une fois le délai d’appel écoulé sans avoir été valablement utilisé ou lorsqu’un appel valablement introduit est retiré, voire encore avant l’échéance du délai d’appel lorsqu’il y a eu renonciation à user des voies de droit5.
C’est ainsi que la survenance du caractère exécutoire a pour conséquence que la décision peut faire l’objet d’une procédure d’exécution forcée6. Autrement dit, la force de chose jugée formelle implique la force exécutoire, qui en est le corollaire7.
A ce stade, un bref rappel des voies de droit extraordinaires s’impose. Il est notoire que le recours de droit cantonal prévu aux articles 319 ss CPC est une voie de droit extraordinaire ouverte contre un jugement de première instance. En effet, le recours ne suspend pas la force de chose jugée et le caractère exécutoire de la décision attaquée (art. 325 al. 1 CPC). L’existence d’une voie de recours extraordinaire ne saurait remettre en cause l’entrée en force de chose jugée de la décision de première instance, un principe que rappelle à juste titre l’art. 325 al. 1 CPC. Cette entrée en force emporte donc le caractère exécutoire de la décision (art. 325 al. 1 in fine CPC), laquelle peut en conséquence faire l’objet de mesures d’exécution, à moins que l’effet suspensif soit octroyé8.
Pour leur part, la révision et l’interprétation sont des voies de droit extraordinaires; quant à la saisine de la CrEDH, elle n’est pas non plus une voie de droit ordinaire puisqu’elle n’entraîne jamais l’annulation d’un arrêt du TF et qu’une violation constatée de la CEDH peut constituer un motif de révision au sens de l’art. 122 LTF9.
En ce qui concerne les recours au TF, la situation n’est pas aussi claire. Les commentateurs fédéraux retiennent ce qui suit. S’il est certain que l’effet suspensif empêche de requérir l’exécution forcée, la possibilité de requérir une exécution forcée ne dépend pas de la restitution de l’effet suspensif, mais de la notion d’autorité de chose jugée qui suppose de savoir si la décision est susceptible d’un recours ordinaire ou extraordinaire10. La distinction entre ces deux recours n’est pas très claire, bien que le chapitre 3 de la LTF parle d’une juridiction ordinaire de recours pour les recours en matière civile, en matière pénale et en matière de droit public. Cependant, il semblerait qu’en employant ce terme, on ait seulement voulu distinguer ces trois recours du recours constitutionnel subsidiaire. Le recours au TF, selon le nouveau droit, est un recours en réforme qui n’a, en principe, pas d’effet suspensif. Ces caractéristiques rendent donc difficile sa classification (recours ordinaire ou extraordinaire)11.
En conséquence, dès lors que la décision attaquée peut encore être modifiée par le TF en tant qu’autorité supérieure, la situation ne s’apparente pas à la révision ou à l’interprétation et il n’y a pas autorité de chose jugée avant que le TF n’ait statué.
Il en résulte par exemple qu’un séquestre reste en vigueur sur la base de l’art. 280 LP même si l’effet suspensif n’est pas accordé. La notion de chose jugée serait plus claire si l’on admettait qu’une décision n’est pas revêtue de la force de chose jugée aussi longtemps qu’elle peut être attaquée devant une autorité supérieure qui peut l’annuler ou la modifier et qui doit être saisie dans un certain délai à compter de la notification de la décision. Dans le sens soutenu ici, la jurisprudence a d’ailleurs affirmé que le recours en matière de droit public est un recours ordinaire qui empêche l’entrée en force de chose jugée, et ceci, en principe, indépendamment de la question de l’effet suspensif12.
3. Conclusion
Il découle de l’analyse juridique qui précède que, contrairement à ce que de nombreux praticiens auraient tendance à répondre de but en blanc, à savoir que la force de chose jugée d’un arrêt de dernière instance cantonale dépend de la restitution ou non de l’effet suspensif au recours en matière civile, il apparaît tout au contraire que le recours en matière civile doit être considéré comme un recours en réforme, et donc comme une voie de droit ordinaire et non extraordinaire, indépendamment de la restitution ou non de l’effet suspensif au recours.
C’est la conclusion à laquelle sont parvenus tant la jurisprudence du TF que les commentateurs fédéraux de la Loi sur le Tribunal fédéral.
Partant, un arrêt de dernière instance cantonale ne devrait pas faire l’objet d’une poursuite, puis d’une procédure de mainlevée définitive, ni être considéré comme ayant l’autorité de la chose jugée ou comme étant constitutif d’un titre de mainlevée définitive au sens de l’art. 80 LP, et ceci, tant et aussi longtemps que le TF n’a pas statué. y
1
ATF 131 III 404 c. 3; 105 III 43 c. 2a.
2
Daniel Staehelin, Kommentar zum Bundesgesetz über Schuldbetreibung und Konkurs, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 1998, n. 7 ss. ad art. 80 LP.
3
Jean-Maurice Frésard, Commentaire de la LTF, Stämpfli, Berne, 2014, p. 483, n. 6 ad art. 61 LTF.
4
Frésard, Commentaire LTF, p. 483, n. 7 ad art. 61 LTF; André Schmidt, Commentaire Romand LP, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 2005, p. 330, n. 3 ad art. 80 LP et les références aux ATF 113 III 9, JdT 1989 II 70 et 105 III 43, JdT 1980 II 117.
5
Nicolas Jeandin, Commentaire du CPC, Helbing & Lichtenhahn, Bâle, 2011, p. 1319, n. 2 ad art. 336 CPC.
6
Jeandin, Commentaire CPC, p. 1319, n. 3 ad art. 336 CPC.
7
Frésard, Commentaire LTF, p. 484, n. 9 ad art. 61 LTF.
8
Jeandin, Commentaire CPC, p. 1283, n. 3 ad art. 325 CPC.
9
ATF 137 I 86 c. 3; 120 V 150 c. 2; TF 5F_4/2011 du 8.9.2011 c. 2 et TF 1F_1/2007 du 30.7.2007 c. 2; Frésard, Commentaire LTF, pp. 483-484, n. 8 ad art. 61 LTF.
10
Bernard Corboz, Commentaire de la LTF, Stämpfli, Berne, 2014, p. 1189, n. 13 ad art. 103 LTF.
11
Corboz, Commentaire LTF, p. 1189, n. 13 ad art. 103 LTF.
12
ATF 138 II 169 c. 3.3; Corboz, Commentaire LTF, p. 1190, n. 13 ad art. 103 LTF.