La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la Suisse pour violation de l’interdiction de discrimination (art. 14 CEDH) en lien avec le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH)1. Il s’agissait, dans cette affaire, d’une jeune femme professionnellement active à 100%, qui avait dû cesser son activité dès 2002 en raison d’une atteinte à la santé. Elle s’était adressée à l’Office AI de son canton en vue d’obtenir des prestations. En 2004, soit pendant l’instruction de son dossier, l’assurée a donné naissance à des jumeaux. Interrogée à ce sujet, elle a alors indiqué que sans l’atteinte à la santé, elle aurait travaillé à mi-temps à compter de la naissance de ses enfants. Dans une décision intervenue au mois de mai 2006, l’Office AI lui a octroyé une demi-rente pour une première période, le taux d’invalidité étant déterminé conformément à la méthode ordinaire de la comparaison des revenus (50%)2, puis a supprimé le droit à cette rente en raison du changement de statut de l’assurée. Créditant cette dernière d’un statut de personne mi-active, mi-ménagère, il a évalué son invalidité selon la méthode mixte prescrite par l’art. 28a al. 3 LAI. La capacité de travail étant totale pour la part active et l’incapacité ménagère étant évaluée à 44%, le taux final d’invalidité a été arrêté à 22%3.
La Cour considère, sur la base des statistiques fournies (dans 98% des cas, la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité est appliquée aux femmes), que l’on est en présence d’une présomption de discrimination indirecte. Cette discrimination poursuit toutefois un but légitime, compte tenu du but de l’assurance-invalidité, qui est aussi de compenser la perte de la capacité d’exercer ses travaux habituels, et de ses ressources, qui sont limitées.
Sous l’angle de la proportionnalité, la Cour retient que la méthode mixte est discriminatoire, dès lors qu’elle conduit à supprimer le droit à une rente à une assurée qui, sans atteinte à la santé, aurait fait le choix d’une activité à temps partiel pour des raisons familiales, alors qu’elle aurait touché une rente à tout le moins partielle si elle avait fait le choix de travailler à temps plein, ou de ne pas travailler du tout4.
L’arrêt de la Cour a été pris à quatre juges contre trois. Les juges dissidents contestent essentiellement la recevabilité du grief tiré de la violation des art. 14 et 8 CEDH. Ils estiment qu’admettre que le fait de recevoir ou non des prestations sociales peut avoir un certain impact sur les choix de vie de l’assuré concerné élargit le champ d’application de l’art. 8 CEDH, résultat qui n’est pas compatible avec, notamment, le fait que la Suisse n’a pas ratifié le Protocole n° 1. Or, les pertes pécuniaires en matière de prestations sociales relèvent, en règle générale, du champ d’application de ce dernier texte.
Cet arrêt n’est pas encore définitif, la Suisse disposant d’un délai de trois mois pour porter l’affaire devant la Grande chambre5. S’il devait entrer en force, il faudra s’interroger sur ses conséquences pour l’assurance-invalidité. Au-delà de la révision du cas individuel, qui pourra être demandée6, seule l’abrogation ou la révision de l’art. 28a al. 3 LAI pourrait définitivement condamner la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité. Il faudra hésiter avant de limiter d’une manière générale la possibilité de réviser le statut de l’assuré en cas de changements durables des circonstances. Dans la présente affaire, la révision du droit aux prestations a en effet joué contre l’assurée. Dans d’autres cas en revanche, la révision peut s’avérer favorable, par exemple pour une femme au foyer qui, sans atteinte à la santé, aurait repris une activité professionnelle à temps plein après un divorce ou le décès de son époux. Il s’agira de veiller à ne pas scier la branche sur laquelle ces assurés sont assis.