plaidoyer: Un droit unique pour tous les employés suisses vous paraît-il possible?
Jean Christophe Schwaab: Un droit simple et unifié semble souhaitable théoriquement. Mais je suis convaincu que l’Etat employeur doit rester soumis aux principes constitutionnels qui règlent son action. Il doit assumer un rôle de modèle dans ce qu’il fait, et le principe de l’arbitraire, possible en droit privé, est inadmissible lorsque c’est l’Etat qui agit. Avant cela, je souhaiterais une application uniforme du droit public du travail, soit de la Loi sur le travail et de ses principes de protection des travailleurs, à la fonction publique qui, à l’exception des médecins assistants, n’ y est pas soumise. On ne comprend pas la raison de ce défaut de protection, tout comme on ne comprend pas pourquoi certains emplois du secteur privé (les agriculteurs, les horticulteurs, par exemple) y échappent.
Eric Cerottini: Je suis d’accord, l’unification de ce droit public du travail s’impose, que ce soit sur les plans fédéral, cantonal et communal. Les lois les plus récentes applicables au personnel public vont dans ce sens, comme l’art. 8 de l’ordonnance-cadre relative à la nouvelle loi sur le personnel de la Confédération (LPers), en vertu duquel les dispositions régissant le temps de travail de la LTr sont, en principe, applicables aux rapports de travail des employés fédéraux. Mais on compte encore 2300 communes en Suisse et autant de statuts particuliers, auxquels s’ajoutent encore ceux des entités intercommunales: une unification du droit public serait une première étape séduisante pour le juriste, mais qui se heurterait au principe de l’autonomie communale. Le pas supplémentaire consistant à instaurer un régime unique de relations du travail me paraît difficile à obtenir politiquement. En effet, les milieux patronaux souhaiteront unifier le droit en faveur du droit privé et les milieux de gauche en faveur du droit public! Juridiquement, il me semble aussi difficile d’imposer aux employeurs privés, au bénéfice de la liberté contractuelle, l’application de principes constitutionnels de droit public qui doivent être réservés à la fonction publique.
plaidoyer: La privatisation de la fonction publique n’apporte-t-elle que des désavantages pour la protection des employés? Je pense aux nouvelles conventions collectives de droit public, permettant certaines améliorations pour les travailleurs.
Jean Christophe Schwaab: Pour moi, la privatisation de la fonction publique a surtout pour but de faciliter les licenciements! Les conventions collectives de droit public permettent certains progrès, mais elles sont relativement rares: on compte celle de la ville de Morges, du canton de Soleure. Dans ma commune de Bourg-en-Lavaux j’ai proposé son introduction, mais cela n’a même pas été sérieusement envisagé, car apparaissant comme un abandon d’autorité. Quant aux conventions collectives d’entreprises de droit public, comme celles de La Poste ou des CFF, elles constituent un peu des ovnis juridiques, car elles englobent les dissidents. Ce sont néanmoins de bons outils de négociation collective, même si les syndicats doivent toujours donner quelque chose en échange.
Eric Cerottini: La question de savoir si l’on pouvait introduire une convention collective de travail par le biais du droit public a été initialement controversée. Les entités publiques que je représente redoutent d’affronter une procédure trop rigide lors de licenciements. Elles demandent de pouvoir être libres et flexibles, et non limitées dans le cadre des moyens à faire valoir. Elles ont aussi le souci de ne plus être tenues d’assumer une éventuelle réintégration de l’employé, telle que la prévoit la LPers. Je vois plutôt ces outils d’un bon œil, mais attention aux risques de blocage! Quand les clivages sont trop importants, on ne parvient parfois plus à faire évoluer le statut des employés.
plaidoyer: De même, l’application des principes constitutionnels de proportionnalité, de droit de ne pas être traité de manière discriminatoire et de droit d’être entendu avant le licenciement pour les travailleurs âgés ne profite-t-elle pas aux employés du secteur privé?
Eric Cerottini: Je suis opposé à ce glissement progressif vers le droit public lorsque le Tribunal fédéral interprète les normes du CO. Certes, ce droit n’a plus connu d’importantes réformes depuis les années 1970, mais je désapprouve l’idée que la jurisprudence finisse par modifier le fond même du droit par une interprétation extensive des dispositions existantes. On constate que ce glissement a lieu sur des sujets sensibles: le TF a reconnu le droit d’être entendu dans le cas très particulier d’un employé de longue date, qui aurait dû être averti que l’employeur voulait le licencier juste avant sa retraite et trouver éventuellement une solution alternative1. On voit aussi avec étonnement s’appliquer le principe de l’égalité de traitement pour l’octroi d’une gratification en droit privé: le TF admet qu’on puisse privilégier un employé, mais non en désavantager un seul au regard de beaucoup d’autres2. Or, si l’on voulait introduire un tel principe, ce devrait être l’affaire du législateur. L’idée d’appliquer le droit privé en tant que droit public supplétif, comme c’est le cas dans plusieurs statuts de la fonction publique3, offre une voie simplificatrice séduisante, mais ne résout pas tous les problèmes. On ignore, en effet, si ce droit privé est évolutif, c’est-à-dire s’il s’applique compte tenu de toutes les modifications législatives et les nuances apportées par la jurisprudence depuis sa création ou si c’est le droit privé tel qu’il était au jour de l’entrée en vigueur du statut de droit public qui doit être observé. Là encore, cette question échappe au contrôle du pouvoir législatif.
Jean Christophe Schwaab: Je trouve, pour ma part, assez positif que le Tribunal fédéral pallie l’inaction du législateur. Aujourd’hui, l’employeur a un pouvoir de vie et de mort sociale sur certains employés et certains actes qui, autrefois, ne se faisaient tout bonnement pas – comme de licencier un employé de longue date juste avant la retraite ou congédier un représentant du personnel en pleine négociation d’un plan social, en invoquant des motifs économiques – sont devenus possibles, car une barrière éthique est tombée.
plaidoyer: La jurisprudence fédérale admet le recours au droit privé pour les collaborateurs de la fonction publique si le travailleur est en mission temporaire, qu’il accomplit une tâche particulière non directement liée au bon fonctionnement de l’Etat ou à très faible taux d’occupation. Dès lors, n’y a-t-il pas un risque que le personnel non soumis au droit public soit précisément le plus vulnérable?
Jean Christophe Schwaab: Précariser des employés qui sont déjà dans une situation précaire est une très mauvaise solution. Je peux comprendre un tel recours au droit privé pour des mandats de recherche qualifiés, exécutés par des gens dont les compétences sont recherchées et en position de négocier. Mais il peut être très tentant d’adopter des contrats de très courte durée et très flexibles justement pour du personnel précaire, bien que lié au secteur public. A cela s’ajoute que les tâches de l’Etat ne sont plus aussi claires qu’il y a quelques années, que l’on pense aux caisses maladie qui exécutent une tâche publique mais engagent leur personnel sur statut de droit privé ou aux privés qui interviennent dans le maintien à domicile des personnes âgées.
Eric Cerottini: Je ne suis pas certain que le Tribunal fédéral ait établi, à ce jour, des critères fermes sur cette question. Dans le cas d’un employé engagé à plein temps comme fonctionnaire au service de l’Etat de Vaud et employé à temps très partiel dans une déchetterie communale fribourgeoise4, il a admis l’application du droit privé à ce cas particulier, en rappelant que la Constitution fédérale ne l’interdit pas pour les employés de la fonction publique. Il a cité des critères présentés par la doctrine, disant qu’il faut une base légale, que la soumission au droit privé ne doit pas être exclue par d’autres normes, puis a évoqué la possibilité de limiter ces cas aux travaux temporaires ou à temps très partiels. Je suis d’avis qu’il faut laisser aux entités publiques le droit de choisir leur système, qu’il soit de droit privé ou de droit public, conformément à la Constitution et à d’autres dispositions (l’art. 4 de la loi vaudoise sur les communes prescrit l’autonomie de la collectivité publique qui délibère sur le statut du personnel communal).
Jean Christophe Schwaab: Attention toutefois! On voit certaines communes comprendre le droit d’appliquer le droit privé comme celui de faire absolument ce qu’elles veulent et de ne pas respecter les principes constitutionnels. La commune de Corseaux a ainsi cru pouvoir licencier son personnel de manière absolument cavalière.
Eric Cerottini: J’ai plutôt l’impression que les collectivités qui me consultent sont conscientes de la complexité du droit du licenciement et souhaitent appliquer les règles correctement, y compris les garanties constitutionnelles.
plaidoyer: Le professeur de l’Université de Saint-Gall Thomas Geiser, juge que l’ancienne distinction droit de la fonction publique/droit privé est dépassée. Il préférerait qu’un droit plus protecteur soit réservé aux entreprises en situation de monopole sur le marché, qu’il s’agisse d’entreprises privées (radio/tv) ou de services publics (police). Qu’en pensez-vous?
Eric Cerottini: Cette nouvelle approche est intéressante. Je peux comprendre qu’on dise que La Poste n’est finalement qu’une entité rendant les mêmes services que d’autres entreprises privées, ce qui l’amène à être désormais soumise au droit privé. Si le marché est libre et qu’il n’y a pas de situation de monopole de l’emploi, pourquoi ne pas appliquer le droit privé? En revanche, il faudrait protéger les travailleurs soumis à un monopole et risquant de devoir accepter n’importes quelles conditions pour exercer leur profession. Cependant, cela aboutit à créer des critères de distinction à l’intérieur d’une même entité publique: on protège les policiers qui sont soumis au monopole de l’embauche par l’Etat, mais non les secrétaires, qui pourraient postuler dans le privé? Je pense que l’égalité de traitement oblige à choisir le même régime pour tous les employés au sein d’une même entité publique.
Jean Christophe Schwaab: Je suis d’accord, le critère du monopole n’est pas adéquat. Les policiers, par exemple, peuvent se voir disputés par différentes communes. Mieux vaut en effet que la collectivité choisisse un régime unique qu’elle applique à tout le monde. Malheureusement ce n’est pas la voie choisie par la Confédération: pour des prestations analogues, la Finma, l’Autorité de surveillance de la révision (ASR), la BNS ou la Bourse ont des employés soumis à des régimes différents, ce qui en complique la gestion.
plaidoyer: Serait-il souhaitable d’avoir des tribunaux jugeant à la fois de litiges privés et publics du travail?
Eric Cerottini: Dans le canton de Vaud, il existe déjà une certaine unification. La Cour de droit administratif et public est compétente si une décision de nomination ou de destitution est contestée, mais, s’il s’agit d’un contrat de droit administratif ou de droit privé, ce sont les tribunaux civils ordinaires de droit du travail qui sont compétents et appliquent le droit public avec plein pouvoir d’examen et une voie de recours cantonale. Sur des sujets similaires, le Tribunal de prud’hommes de l’administration cantonale, compétent pour la fonction publique cantonale, et ces tribunaux ordinaires sont parfois d’avis différents. Avoir une seule instance aurait un effet positif pour la prévisibilité du droit, même si ce serait une petite révolution.
Jean Christophe Schwaab: D’un côté, avoir une seule instance renforcerait l’influence du Code des obligations sur la jurisprudence de droit public. Mais elle présenterait l’avantage d’être plus spécialisée, plus efficace, plus simple pour les justiciables et pour l’Etat employeur.
*Fonds national de la recherche scientifique
1ATF 132 III 115 du 20 décembre 2005.
2ATF 129 III 276 du 17 décembre 2002.
3Voir par exemple l’ATF 138 I 232 du 13 janvier 2012.
4Arrêt TF 8C_227/2014 du 18.2.2015.
Eric Cerottini,
45 ans, Dr en droit, avocat au barreau et spécialiste FSA en droit du travail. Auteur d’une thèse sur le droit aux vacances (2001) et coauteur de commentaires en droit du travail, il défend les intérêts de communes et d’employés de la fonction publique. Il a participé à une table ronde, le 1er octobre dernier, sur le thème «Vers un régime unique des relations du travail en Suisse», organisée par le Centre d’étude des relations de travail de l’Université de Neuchâtel.
Jean Christophe Schwaab,
36 ans, Dr en droit, président romand de l’Association suisse des employés de banque, président du réseau des Œuvres suisses d’entraide ouvrière régionales, auteur de plusieurs publications scientifiques de droit du travail. Il a présenté, en 2014 au club des professeurs de droit de la sécurité sociale et du travail, un exposé consacré à la «Privatisation de la fonction publique fédérale». Conseiller national (PS) et vice-président de la Commission des affaires juridiques.