Jean-Pierre Tabin montre que, en devenant, dès les années 1920, des auxiliaires de l'Etat en matière d'indemnisation du chômage, les syndicats se sont liés les mains et n'ont pas discuté, par exemple, le principe d'une limitation de la durée d'indemnisation ou le fait que cette dernière soit inférieure au salaire1. Andreas Rieger lui répond que la création d'une assurance obligatoire a été un progrès social pour les chômeurs et qu'il y a, bel et bien, des idées pour réformer le système.
plaidoyer:Comment les syndicats en sont-ils venus à endosser ce rôle d’exécutant de l’assurance chômage face au patronat et à l’Etat?
Andreas Rieger:Tout au début du siècle, les caisses syndicales étaient autonomes, c’est-à-dire qu’elles fonctionnaient sans subventions de l’Etat, mais qu’elles étaient pauvres et rassemblaient essentiellement des travailleurs modestes, des soi-disant «mauvais risques». Si une crise ou l’augmentation forte du chômage survenait, elles tombaient souvent en faillite. Elles coexistaient avec des caisses cantonales et paritaires, et les leaders syndicaux d’alors ont fait, à mon avis, le mauvais choix en revendiquant les subventions de l’Etat. Ils sont un peu tombés dans un piège. Leur calcul a été que cette solution permettrait d’augmenter les membres du syndicat grâce aux caisses de chômage. La bonne solution aurait été d’opter pour une assurance étatique obligatoire, système qui n’est entré en vigueur qu’en 1984. Désormais, nous ne sommes plus que des offices de paiement d’une assurance fédérale. La totalité des prestations de nos caisses est désormais financée par la Confédération. L’avantage, pour les syndicats, est de rester près de la réalité du marché du travail et de constater à temps les risques de dumping, tout en offrant à leurs membres un service proche d’une organisation de travailleurs.
Jean-Pierre Tabin: Je pense qu’il faut faire une distinction: les syndicats créés à la fin du XIXe siècle n’étaient pas unanimes. Il y avait un débat entre ceux qui voulaient être partenaires de l’Etat et ceux qui s’y refusaient, car leur but était de révolutionner le système capitaliste. Dès le début du XXe siècle, les syndicats joueront toutefois un rôle majeur dans la mise en place d’une protection contre le chômage. Ils n’ont pas d’expérience de la gestion de l’assurance (notamment des calculs actuariels) et pas assez d’assurés pour se protéger des mauvais risques. Quand, à la fin de la Première Guerre mondiale, ils peuvent profiter des subventions fédérales, quoique dans une mesure moindre que les autres caisses, il y a parmi leurs dirigeants l’envie d’être reconnus comme de bons gestionnaires et des partenaires de l’Etat, en d’autres termes comme des partenaires respectables.
plaidoyer: En Allemagne, les syndicats ont fait un autre choix en se retirant de la gestion des caisses de chômage au profit d’une caisse étatique, ce qui leur a peut-être garanti davantage d’indépendance pour discuter les choix de l’Etat en la matière?
Jean-Pierre Tabin: Le contexte allemand est tout à fait différent puisque les sociaux-démocrates ont été associés au gouvernement dès la République de Weimar, ce qui fait qu’ils ont une position tout à fait différente des syndicats suisses par rapport à l’assurance chômage mise en place en Allemagne en 1927. Cela a permis la constitution d’une politique sociale nationale. Ce n’est nullement le cas en Suisse, l’Etat aidant davantage les caisses paritaires et les caisses publiques que les caisses syndicales…
Andreas Rieger: Nos ancêtres étaient fiers de leurs caisses syndicales, mais leur taux de couverture ne dépassait pas 10% à 20% des actifs. Ce système laissait de côté toute une série de travailleurs.
Jean-Pierre Tabin: En outre, tous les syndicats suisses ne partageaient pas la même expérience du chômage. Le chômage saisonnier dans le bâtiment était ainsi mal perçu des branches connaissant une réalité différente.
plaidoyer:Jean-Pierre Tabin, dans votre livre, vous avez parlé de «mise sous tutelle», de «collaboration sous contrôle des autorités fédérales» s’agissant des contrôles étatiques que les syndicats suisses ont été forcés d’accepter sur leurs caisses en contrepartie des subventions reçues, dès les années 1930, et de l’obligation de ne pas financer avec cet argent leur activité syndicale. Ce vocabulaire vous paraît-il encore adapté à la situation actuelle?
Jean-Pierre Tabin: Aujourd’hui, les caisses syndicales font le travail de l’Etat, distribuent les indemnités de l’Etat, se chargent des contrôles incombant à l’Etat par délégation. Les caisses, quelles qu’elles soient, sont toutes équivalentes légalement, mais cette subsistance du passé nous dit quelque chose du fonctionnement de l’Etat par délégation en Suisse.
Andreas Rieger:Il n’y a plus de pseudo-autonomie de nos caisses en effet, comme à l’époque des caisses subventionnées. En réalité, ce sont essentiellement les syndicats Unia et Syna qui ont encore des caisses de chômage importantes. Les chômeurs qui s’y inscrivent sont souvent en situation précaire, dans des branches connaissant des salaires modestes (construction, services) et nourrissent une certaine méfiance vis-à-vis des institutions étatiques.
plaidoyer:Vous soutenez que ce rôle d’auxiliaire de l’Etat et la nécessité, pour les syndicats, d’être considérés comme des partenaires crédibles dans la gestion du chômage expliquent qu’ils aient fait leur la vision étatique du chômage. Ils n’ont ainsi pas discuté, dites-vous, le fait que la durée de l’indemnisation soit limitée, que son montant soit inférieur au salaire, qu’il existe un délai de carence ou une obligation d’accepter un emploi convenable.
Jean-Pierre Tabin: Ils n’ont pas seulement fait leur la vision étatique du chômage, ils ont contribué à la construire en promouvant le principe du timbrage, en ayant un discours donnant une valeur à l’emploi supérieure à celle du chômage (d’où le principe d’une indemnisation inférieure au salaire). Ce sont les associations de chômeurs, dès les années 1930, qui ont contesté cela en affichant une position révolutionnaire et différente de celle des syndicats…
Andreas Rieger: Je ne suis pas d’accord de dire que les syndicats n’ont pas voulu de réforme de l’assurance chômage. Dès le moment où l’on a disposé, en 1984, d’une assurance étatique, la question de la politique du chômage n’a plus été le fait des caisses. Depuis la grave crise de 1992-1993, nous avons été confrontés à des propositions de révision à la baisse des droits à l’assurance chômage. Nous les avons toutes combattues. Nous avons revendiqué, en même temps, des améliorations, par exemple pour les femmes qui reprennent le travail après une interruption. En 2009, les syndicalistes ont, avec d’autres voix de gauche, lancé l’idée d’une assurance générale de revenu (AGR) qui prendrait le relais dès que l’assuré subirait une perte de gain, quelle qu’en soit la raison, en versant une indemnité identique à celle de l’assurance chômage, mais sans limite de durée2. Cela coûterait cependant un milliard de plus que la solution actuelle et, lorsque le comité de l’Union syndicale suisse en a débattu, toute une partie a jugé cette vision utopique. Mais on ne peut pas dire que les syndicats n’aient pas remis en discussion le modèle actuel de l’assurance chômage!
plaidoyer:Vous relevez que, «pour toucher les subventions de l’Etat, les caisses syndicales doivent mettre en pratique des mesures qui peuvent aller à l’encontre de politiques syndicales concernant le niveau des salaires dans un secteur» (acceptation de directives touchant les salaires a priori contraires à leurs intérêts). Pouvez-vous citer un exemple récent?
Jean-Pierre Tabin: La dernière révision de la LACI entrée en vigueur le 1er avril 2011 a confirmé la fixation à 3797 fr. de la limite des bas salaire; au-delà, l’indemnité de chômage ne sera que de 70% du gain assuré. Or, l’USS a fixé à 4000 fr. mensuels l’introduction d’un salaire minimum par le biais d’une initiative!
Andreas Rieger: Nous étions clairement contre une réduction des indemnités à 70% du gain assuré, car c’est nettement insuffisant dans le cas de bas salaires. L’art. 16 LACI permet désormais de considérer en outre comme convenable un travail proposant un salaire inférieur aux indemnités de chômage versées, pour peu qu’il respecte les conditions fixées par les CCT. La définition restreinte du travail convenable comporte désormais le risque d’une dégringolade du salaire finalement disponible, un risque que l’Allemagne a récemment connu.
plaidoyer:La loi sur l’assurance chômage n’a-t-elle pas contribué à discriminer l’emploi féminin? Pensons, par exemple, à l’exclusion du service domestique – dans lequel un tiers des femmes employées dans le secteur tertiaire en 1941 travaillait – du champ d’application de cette assurance, ou, aujourd’hui, de la non-reconnaissance du travail domestique non financé par l’emploi.
Jean-Pierre Tabin: Carola Togni montre bien, dans sa thèse, que la discrimination touche délibérément les femmes mariées qui ont longtemps été considérées comme devant être exclues de l’assurance chômage. Dans cette logique-là, on ne prend pas en compte le fait que, si le mari travaille, il faut bien que quelqu’un d’autre prenne soin des enfants et du ménage. Les syndicats ont très longtemps soutenu une vision sexuée de l’assurance. Pour toucher des indemnités, les femmes devaient, jusqu’au début des années 2000, prouver que le ménage avait besoin de leur travail pour subsister.
Andreas Rieger: Avant l’assurance obligatoire, certaines professions, comme les agriculteurs et les travailleurs domestiques étaient exclus de l’assurance. Ce système discriminait toutes sortes de travailleurs, et spécialement les femmes. Aujourd’hui l’assurance chômage garantit des indemnités pour les travailleurs domestiques, mais pas pour la ménagère qui reste ménagère. Dans les mouvements féministes et les syndicats, il y avait un débat sur un salaire ménager dans les années 1970-1980. Cette idée ne s’est cependant pas imposée.
plaidoyer:Certaines améliorations sont pourtant le résultat de luttes syndicales…
Andreas Rieger: Oui. On est passé d’une indemnité n’excédant pas 50% ou 60% du salaire antérieur pour les personnes ayant charge de famille dans la loi de 1924 à 80% actuellement. Les syndicats ne sont pas partisans de l’idée que les chômeurs doivent toucher moins qu’avant! Mais, depuis les années 1980, à la suite des difficultés économiques, nous avons beau faire des propositions d’amélioration des indemnités, nous ne sommes pas suivis. Le rapport de force et le contexte économique sont tels que nous sommes déjà heureux s’il n’y a pas péjoration des droits…
plaidoyer:Jean-Pierre Tabin, vous dites cependant, s’agissant des dernières révisions de la LACI, que «les faîtières syndicales suisses ont joué un rôle ambigu» dans ce processus, ayant étroitement pris part à la révision de 1995 à laquelle s’opposait l’Association genevoise de chômeurs et de chômeuses, ou ne soutenant ni le référendum de 1997 lancé par l’Association de chômeurs et de chômeuses de La Chaux-de-Fonds ni la révision. En revanche, elles ont animé en vain les campagnes référendaires de 2002 et 2010.
Jean-Pierre Tabin:Je pense que le projet des faîtières syndicales n’apparaît pas clairement dans ces révisions…
Andreas Rieger: C’est vrai, une majorité serrée a voté à l’USS, au début, contre le lancement du référendum de 1997, mais, par la suite nous avons tous mené la campagne contre la révision. Nous avons lancé les deux derniers référendums en nous battant contre les restrictions successives qu’on voulait nous imposer. Même si nous avons perdu, nous sommes parvenus à freiner les restrictions envisagées. Et nous avons lancé en 2009, je le rappelle, une discussion sur une vraie réforme, fondamentale, du système!
plaidoyer:Vous relevez aussi que la politique du chômage répond aussi aux intérêts du patronat.
Jean-Pierre Tabin: Il serait effectivement faux de ne la voir que dans l’intérêt de la classe ouvrière. Elle répond aussi aux intérêts du patronat en ayant un effet favorable sur la consommation, en permettant de stabiliser la main-d’œuvre au même endroit et en permettant de socialiser les coûts des licenciements. Ceux qui gagnent moins que 500 fr. par mois doivent cotiser à l’assurance chômage sans pouvoir en déduire des droits, ils exercent aussi une certaine solidarité; le pour cent de solidarité perçu sur les hauts salaires dans la révision de 2010 apparaît dérisoire, un simple moyen utilisé dans la stratégie patronale pour éviter qu’on sollicite davantage leur contribution…
Andreas Rieger:Certains pays perçoivent une contribution supplémentaire de la part de l’employeur auteur du licenciement, ce qui est un bon moyen de le responsabiliser. En Suisse, une majorité la rejette. Nous sommes néanmoins satisfaits du petit progrès qui interviendra dès le 1er janvier prochain et que nous venons d’obtenir. Désormais, les cotisations de l’assurance chômage ne seront plus plafonnées, contrairement aux prestations.
Nous restons cependant dans un système capitaliste, et cela m’amuse de voir comment la Confédération est habile à récupérer les prestations payées par les salariés en les faisant passer pour des mesures de politique anti crise émanant de son fait!
Jean-Pierre Tabin,
57 ans, est sociologue et professeur à la Haute Ecole de travail social et de la santé (EESP) à Lausanne. Il est l’auteur, avec l’historienne Carola Togni, de l’ouvrage «L’assurance chômage en Suisse. Une sociohistoire (1924-1982)» qui révèle le rôle des syndicats comme auxiliaires de l’Etat dans la gestion de cette assurance. Il est membre du Pôle de recherche national LIVES.
Andreas Rieger,
61 ans, est membre de la Commission de surveillance de l’assurance chômage et ancien coprésident d’Unia. Membre du comité de l’USS. Il a une grande pratique du développement syndical et conventionnel dans les domaines de la santé et du social, du verre, du textile et du vêtement, du commerce de détail et dans l’hôtellerie et la restauration.
2Lire l’ouvrage de GURNY, Ruth, RINGGER, Beat, Die Schaffung einer Allgemeinen Erwerbsversicherung AEV, Denknetz Schweiz Ed., Editions 8, Zurich, mai 2009.