Dans les faits, les rétrocessions représentent, pour les établissements financiers, de véritables incitations au placement dans certains fonds ou au dépôt dans certaines banques. La pratique s’est aujourd’hui étiolée au bénéfice d’une autre structure tarifaire: les banques renégocient et augmentent le montant de la commission de gestion facturée au client.
Un arsenal réglementaire ténu
S’agissant du secteur financier, la Suisse laisse une large marge de manœuvre à l’autorégulation, comme à son habitude. Il en découle certaines incertitudes lésant les intérêts des clients des gestionnaires de fortune et des établissements bancaires.
Alors que l’article 24 § 8 de la Directive 2014/65/UE du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers (MiFID II) interdit la possibilité de perception de rétrocessions, la loi sur les marchés financiers du 1er août 2021 (LSFin; RS 950.1) se limite à conditionner la perception des rétrocessions à une information ex ante délivrée au client.
C’est la jurisprudence qui a joué un rôle important dans l’érosion de ce mode de rémunération.
Une jurisprudence plus que décennale
L’obligation de restitution des rétrocessions a été formalisée par le Tribunal fédéral dans un premier arrêt de principe de 2006 (ATF 132 III 460; JdT 2008 I 58). Il s’agissait là des frais de courtage reversés par une banque en fonction du volume d’affaires apporté. Le Tribunal fédéral a précisé que le mandataire ne saurait s’enrichir lors de l’exécution du mandat (art. 400 al. 1 CO). Les rétrocessions devaient ainsi être restituées au client. Il a par ailleurs été énoncé que la disposition légale précitée était de droit dispositif, les parties étant en droit d’y déroger par un accord clair et explicite.
Ce n’est qu’en 2012 que les juges de Mon-Repos élargissent l’obligation de restitution de la rétrocession à un autre cas de figure (ATF 138 III 755; JdT 2014 II 241), soit la rétribution de la distribution de produits financiers. Le Tribunal fédéral procède à un revirement jurisprudentiel en fondant son analyse sur le risque de conflit d’intérêts. Ce conflit d’intérêts existant dès lors que la rétrocession amène le mandataire à ne pas suffisamment prendre en compte les intérêts de son client.
Se sont ensuivis des jugements réglant plus strictement les conditions de la renonciation à la restitution des rétrocessions (ATF 137 III 393, TF 4A_355/2019 du 13 mai 2020). Les juges fédéraux ont ainsi admis la possibilité d’une telle renonciation si le client a été préalablement renseigné a) sur les paramètres essentiels de l’accord sur la base duquel les rétrocessions sont calculées et payées et b) sur le montant prévisible de celles-ci.
Pour l’heure, seul le sort des contrats de gestion est réglé. Bien qu’un jugement du Handelsgericht de Zurich (jugement HG 190234-0 du 5 octobre 2021) ait estimé que les rétrocessions étaient dues au client en cas de contrat d’exécution pure (execution only)2.
plaidoyer a interrogé deux avocats spécialistes en contentieux des affaires, Pierluca Degni et Gianmarco Caliri Delgado.
plaidoyer: Vous avez représenté la partie plaignante dans une affaire où le Tribunal fédéral a précisé les règles régissant la clause de renonciation à la restitution des rétrocessions. Pouvez-vous nous présenter l’affaire?
Pierluca Degni: Nous avons été déboutés en première et deuxième instances. Nos clients n’étaient pas des investisseurs rompus aux règles de la finance. Malgré cela, les juges ont d’abord considéré que les clients avaient été suffisamment informés pour évaluer l’ampleur des rétrocessions auxquelles ils renonçaient. Le Tribunal fédéral a finalement circonscrit exactement les conditions d’une renonciation anticipée. Or, la clause critiquée dans le cas d’espèce ne remplissait pas ces conditions. Les juges fédéraux ont conclu que la renonciation ne saurait être admise, faute d’accord exprès des clients.
Gianmarco Caliri Delgado: Il faut préciser que la clause était mal rédigée dans ce cas. Il n’est pas certain que nous aurions eu gain de cause si la clause avait été mieux écrite.
plaidoyer: Quels en sont les impacts pratiques?
Gianmarco Caliri Delgado: De nombreuses personnes ont estimé que ce jugement était particulièrement sévère. Effectivement, les conditions posées étaient très strictes. Primo, le client doit pouvoir estimer les valeurs déterminantes des conventions de rétrocession que la banque a passées avec des tiers. Secundo, les clients doivent pouvoir déterminer l’ordre de grandeur des restitutions escomptées. Cette condition est remplie lorsque le montant des rétrocessions escomptées est indiqué dans une fourchette en pourcentage de la fortune gérée, ce que les banques font souvent. Or, ce second élément seul est insuffisant, puisque les fortunes mises sous gestion sont variables. Quant aux conventions passées avec des tiers, les banques les passent souvent sous silence. Or, en cas d’investissement dans un fonds, le client doit connaître le rapport entre le montant des rétrocessions et la valeur d’investissement des participations acquises. Ces données sont indispensables pour vérifier la rentabilité de l’investissement.
plaidoyer: La jurisprudence du Tribunal fédéral se fonde aujourd’hui sur les conflits d’intérêts qui pourraient avoir une influence sur les décisions du mandataire. N’est-ce pas un garde-fou?
Gianmarco Caliri Delgado: Cette exigence jurisprudentielle fait l’objet d’un large débat. Le Tribunal fédéral estime que les rétrocessions ne doivent pas être restituées dans les mandats de pure exécution3 car il n’y a pas de conflits d’intérêts. En pareil cas, la banque n’est pas tentée d’investir dans un produit parce qu’elle perçoit une rétrocession plus élevée. Pour notre part, nous soutenons l’avis du Handelsgericht de Zurich (jugement HG 190234-0 du 5 octobre 2021) en vertu duquel l’obligation de restitution de la rétrocession demeure même lorsque le client choisit seul ses investissements (execution only). La présence d’un conflit d’intérêts importe peu, dès lors que le mandataire ne doit pas être enrichi par l’exécution du mandat (art. 400 al. 1 CO).
La banque devrait aussi rendre des comptes afin que le client puisse connaître les montants perçus pour chaque investissement. Certes, cela devient plus difficile à vérifier mais doit être vérifiable même en l’absence de tout conflit d’intérêts. Le Handelsgericht l’a relevé: c’est au cas par cas qu’il faut pouvoir estimer combien le mandataire gagne et combien ses services coûtent, puisque cela impacte la rentabilité d’un investissement.
Nous sommes de cet avis, et soutenons notamment que l’effet de rayonnement des normes de la LSFin doit permettre, dans le cadre de litiges privés découlant de contrats d’execution only, de fonder une obligation de restitution même en l’absence de conflits d’intérêts.
Cette question du conflit d’intérêts perdure, car c’est un motif pour la banque de s’opposer à la délivrance d’informations. Dans le cas de contrats de pure exécution, il n’y a pas de conflit d’intérêts parce que le client choisit lui-même ses investissements. Nous relevons que la détermination des coûts effectifs des investissements doit être possible, indépendamment de l’absence de conflit d’intérêts. Or, les clauses préformulées par certaines banques dans ce type de contrats ne le permettent pas.
plaidoyer: Pour le conseil, les établissements financiers ne sont pas tenus de rendre des comptes et/ou de restituer les rétrocessions, n’est-ce pas?
Pierluca Degni: Bien que les arrêts du Tribunal fédéral ne concernent que la gestion de fortune, nous sommes d’avis que les mêmes principes doivent être appliqués aux autres relations contractuelles, nommément aux contrats de conseil et d’exécution pure. Nous prenons appui sur cette jurisprudence en relevant que cela ne change rien à l’obligation de restitution et de reddition de comptes en matière de rétrocessions. En cas de contrat d’exécution pure ou de conseil, le client a certes plus de pouvoir. Il n’en demeure pas moins que la banque doit fournir ses prestations dans le meilleur intérêt des clients.
Certaines banques, surtout les plus grosses, mettent les pieds au mur. Nous sommes prêts à aller une nouvelle fois au Tribunal fédéral pour obtenir une décision englobant les cas de conseil et d’exécution pure. Pour l’heure, nous avons plusieurs dossiers contre différentes banques, avec pour fers de lance la décision du Handelsgericht de Zurich et la doctrine minoritaire. On ne saurait omettre la LSFin, son article 18 prévoyant un devoir général pour la banque d’exécuter chaque transaction dans le meilleur intérêt du client. Pour l’heure, aucun tribunal ne le relève clairement. C’est pour cette raison que nous devons aller chercher cette décision.
plaidoyer: Les lésés peuvent hésiter à introduire une action en justice pour des raisons de coûts.
Pierluca Degni: Des petits investisseurs vont peiner à se lancer dans une procédure judiciaire contre des mastodontes financiers. Avec le système du tiers financeur, une créance de quelques dizaines de milliers de francs pourra être prise compte. Nous n’en sommes pas encore à une class action, mais il s’agit là de la réunion des intérêts des lésés qui seront représentés par une étude d’avocat habituée à ces cas de figure.
Nous sommes plutôt confiants d’obtenir un résultat dans certains cas de gestion où les clients ont signé une clause de renonciation. Preuve en est, certaines transactions sont conclues avant même d’arriver devant le juge car la banque sait qu’elle n’a aucune chance.
plaidoyer: La révision actuelle du CPC est une bonne nouvelle, à votre avis?
Pierluca Degni: Je l’accueille personnellement avec joie. Il faudra attendre la mise en pratique. Nous sommes de plus en plus confrontés à des gros groupes disposant des moyens d’aller jusqu’au bout et d’essouffler leurs adversaires. Notre impression est que les établissements étrangers ont une stratégie plus agressive sur les rétrocessions. Ils sont prêts à aller jusqu’au Tribunal fédéral, les décisions stratégiques étant prises à l’étranger.
Ce type d’actions reste complexe tant que les moyens pour la mise en commun des ressources n’existent pas.
Fort heureusement, la pratique du tiers financeur semble s’implanter dans le paysage suisse depuis une dizaine d’années. Le système fonctionne, car nombre de personnes ne souhaitent pas investir dans une procédure. En Suisse, le justiciable ne voit pas l’action judiciaire comme un investissement, mais la considère plutôt comme un coût, ce qui n’est pas faux dans deux tiers des cas.
1 Rétrocessions des banques: pour l’achat et la vente de titres, les banques facturent à leurs clients des frais, appelés courtage; elles reversent aux gérants de fortune à l’origine de la transaction la part de courtage payée en trop par les clients.
Rétrocessions des distributeurs de produits: les distributeurs de produits financiers reversent une partie des frais de transaction aux gérants de fortune et aux banques dépositaires des fonds du client.
in:https://www.taxinfo.sv.fin.be.ch/taxinfo/display/taxinfofr/R%C3%A9trocessions+-+indemnit%C3%A9s+de+distribution, consulté le 5 juillet 2022.
2 Contrat visant la simple exécution d’ordres.