La prison de Champ-Dollon est à bout de souffle, une véritable poudrière, en éruption permanente. Elle déborde de détenus. Les émeutes du début de 2014 en témoignent: plus de 30 blessés dont une dizaine de gardiens. Les actes auto-agressifs sont en augmentation. En 2010, il y en a eu 71, soit 12,5% de la population carcérale; en 2013: 212, soit 26%, après un pic en 2012 de 252 (39,3%).
Champ-Dollon a une capacité de 387 places. En moyenne, en 2013, le taux d’occupation a été de 209%, alors qu’en 2014, il a été de 226% avec un pic de 903 détenus en août. La politique criminelle du tout sécuritaire a provoqué cette surpopulation carcérale et a pour conséquence l’échec de son légitime objectif de sécurité, favorisant, au contraire, la récidive de détenus qui sortent de prison, après avoir subi une double peine:
• celle en relation avec la détention provisoire ou l’exécution de la peine;
• une peine, plus obscure, d’isolement, de promiscuité, de destruction somatique qui suscite désespoir et révolte.
C’est d’autant plus critiquable que les détenus sont jeunes (52% de moins de 30 ans), et donc récupérables.
Une privation de liberté s’accompagne inévitablement de souffrances et d’humiliation. Mais il y a des limites. Les détenus ne doivent pas être entassés comme des lapins en batterie. Les limites sont fixées par des textes légaux fondamentaux: art. 3 CEDH, rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, Recommandations sur les règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, art. 7 et 10 de la Constitution fédérale, 14 et 18 de la Constitution genevoise, 3 CPP, Règlement genevois sur le régime intérieur de la prison et le statut des personnes incarcérées.
Parmi de nombreuses sonnettes d’alarme, il y en a une, stridente, tirée par le Tribunal fédéral le 26 février 2014, lequel s’est fondé sur les textes susvisés; aucune n’a été entendue. Selon cette juridiction, pour que des conditions de détention constituent un traitement dégradant et une atteinte à la dignité humaine, il faut examiner plusieurs éléments préjudiciables qui peuvent être combinés. Parmi ceux-ci: l’exiguïté des cellules, la durée du confinement en cellule par jour, la durée de la détention, l’accès insuffisant à la lumière et à l’air naturel, la chaleur excessive associée à un manque de ventilation, le partage des lits entre prisonniers, les installations sanitaires dans la cellule – visibles de tous –, l’absence de traitements médicaux adéquats.
Dans le cas qu’il avait à trancher, le Tribunal fédéral a considéré que l’effet cumulé de la cellule prévue pour trois détenus et occupée par six personnes, de la surface pour chaque détenu inférieure à 3,83 m2, du confinement en cellule 23 heures sur 24 et de la longueur du séjour (157 jours consécutifs) a rendu la détention incompatible avec le niveau inévitable de souffrance inhérente à toute mesure de privation de liberté. Un traitement dégradant et une atteinte à la dignité humaine ont été retenus.
Les conditions à Champ-Dollon
Généralement, la majorité des détenus de la prison de Champ-Dollon vivent des conditions de détention dégradantes et indignes, au regard des éléments suivants:
• le taux de surpopulation de 226%;
• le nombre important de détenus qui disposent d’une surface de moins de 4 m2, car les cellules sont suroccupées;
• le nombre de détenus n’ayant pas de travail – soit environ 75% de ceux-ci – , car il n’y a que 200 places de travail et qu’il faut six mois pour en obtenir une, alors que la durée moyenne de séjour à Champ-Dollon est de l’ordre de trois à quatre mois. Par manque d’effectif, il arrive régulièrement que certains gardiens, s’occupant d’ateliers, doivent assumer d’autres tâches; par conséquent, des ateliers tournent au ralenti, voire sont fermés;
• les trois quarts détenus restent 23 heures sur 24 dans leur cellule.
Ce qui est intolérable et affolant, c’est que Pierre Maudet et Olivier Jornot, liés par une convention heurtant le principe de la séparation des pouvoirs, n’ont pas réagi drastiquement après les émeutes de février 2014 et l’arrêt du Tribunal fédéral qui a suivi de peu. Bien au contraire, puisqu’ils ont isolé encore plus les détenus qui, depuis, prennent les repas dans leur cellule.
Tous les services sont à flux plus que tendu. Pour des demandes non urgentes, il y a trois à quatre semaines d’attente pour une consultation médicale, deux mois pour voir le dentiste, deux à trois semaines pour consulter un psychiatre, quatre à six semaines pour un psychologue, plusieurs semaines pour un assistant social, huit à douze mois pour commencer une formation, 1 mois pour un téléphone.
Code pénal violé
Il y a plus. La prison de Champ-Dollon est une prison réservée à la détention provisoire et aux personnes qui doivent exécuter une peine allant jusqu’à trois mois ou subir un solde de peine inférieur à trois mois. Le problème est que, pour 2014, 528 personnes (60%) étaient en exécution de peine, dont près de la moitié pour une période supérieure à trois mois. Ils ne devraient donc pas être à Champ-Dollon. La loi est, ici, encore violée.
La détention provisoire vise à garantir un déroulement correct de l’instruction pénale et est justifiée par les besoins de l’instruction, un risque de fuite, un danger de collusion ou un risque de réitération. Ce but impose des conditions de détention difficiles, en particulier quant aux contacts entre les détenus et l’extérieur.
L’exécution de peine vise d’autres objectifs, rappelés par les art. 75ss CP: l’amélioration du comportement social du détenu, sa resocialisation progressive (les conditions devant correspondre autant que possible à des conditions de vie ordinaire), le travail (même à l’extérieur de l’établissement), l’acquisition d’une formation ou d’un perfectionnement, la réparation du dommage.
Or, à Champ-Dollon, les personnes en exécution de peine sont soumises au régime très restrictif de la détention provisoire, d’une part, et aux effets négatifs de la surpopulation carcérale, d’autre part. Il y a violation crasse du CP. Il est intolérable qu’Olivier Jornot et Pierre Maudet acceptent que la prison se place hors des règles de l’Etat de droit.
Pour compléter le tableau de ce désastre, il faut rappeler que la surpopulation carcérale ne permet pas de séparer les fumeurs des non-fumeurs; la Loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif est ainsi violée.
La santé des gardiens
Par ailleurs, comme tout employeur, l’Etat de Genève a l’obligation légale de protéger la santé et l’intégrité physique et psychique de ses employés, au nombre desquels les gardiens. Ici encore, il y a carence de l’autorité de tutelle de la prison. Les gardiens peuvent aussi craindre que, en cas de nouvelles émeutes, au cours desquelles des détenus seraient blessés, voire tués, une plainte pénale soit dirigée contre eux pour exposition, au sens de l’art. 127 CP: «Celui qui, ayant la garde d’une personne hors d’état de se protéger elle-même ou le devoir de veiller sur elle, aura exposé à un danger de mort ou à un danger grave imminent pour la santé ou l’aura abandonnée en un tel danger, sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans ou plus ou d’une peine pécuniaire.»
Si, d’aventure, des gardiens devaient subir des lésions corporelles du fait de l’absence de prise de mesures par l’autorité, leurs responsables hiérarchiques – jusqu’au sommet de l’Etat–, en leur qualité de garant de la sécurité et de la protection des subordonnés, pourraient se voir reprocher des infractions de lésions corporelles par négligence, voire d’homicide par négligence.
Quels sont les remèdes?
1 Construction de prisons?
Si je salue la construction d’un établissement exclusivement réservé à l’exécution de peine, je crains que en 2017, voire en 2018 ou en 2019, s’il y a du retard, lors de son inauguration, il soit déjà suroccupé; il en est de même de l’agrandissement annoncé de la prison de Champ-Dollon. De toutes les façons, on ne peut attendre deux ans!
2 Un numerus clausus s’impose: la prison doit être vidée d’autant. Il faut viser les détenus en exécution de peine, dont 250 en tous cas sur les 528 doivent purger des peines inférieures à six mois. C’est dire qu’ils ne peuvent être considérés comme dangereux et qu’un aménagement de peine voire une réduction de celle-ci peuvent être décidés sans difficulté et surtout sans délai.
Une exécution sous forme d’arrêt domiciliaire, avec port d’un bracelet électronique, serait une bonne solution. L’objection régulièrement avancée est qu’il n’y a que 8% de Suisses à Champ-Dollon (détention provisoire et exécution de peine) et que ce moyen n’aurait que peu d’impact sur la problématique ici discutée. Ce chiffre est exact, mais il convient d’y ajouter 17% d’étrangers qui résident en Suisse. Ainsi, il y a 25% de détenus qui pourraient bénéficier d’un bracelet électronique, s’ils ont un travail et un logement.
La seconde objection est que le bracelet électronique actuellement disponible n’a pas de GPS et ne permet, dès lors, pas de prévenir une éventuelle fuite, mais seulement de la constater. Cette réalité fait abstraction du fait que la personne devant purger une courte peine n’a aucun intérêt à fuir. Le bracelet a aussi un effet dissuasif surtout qu’il peut être accompagné de règles de conduite.
Il est impératif d’augmenter le nombre – aujourd’hui ridicule (24) – de bracelets et que les décideurs aient une réelle volonté de les utiliser. L’économie réalisée par un détenu en moins, sur un mois, permettrait l’achat de plusieurs bracelets!
3 Pour éviter que la prison, ainsi ramenée à des dimensions humaines, ne se remplisse de nouveau, au gré de choix de politique criminelle, tel celui absurde qui a permis d’enfermer ceux qui n’avaient violé que la loi sur les étrangers, il est impératif que les juges de la détention se rappellent qu’avant jugement, la liberté est la règle et la détention, l’exception. Faut-il s’attarder sur le triste record détenu par Genève qui est le canton où l’on emprisonne le plus avant jugement, même en comparaison avec Bâle qui présente certaines caractéristiques communes, notamment d’être un canton limitrophe, attractif pour des délinquants étrangers?
Les juges de la détention, allais-je dire – en rêvant – de la liberté, devraient être particulièrement attentifs à la question de la détention provisoire pour des personnes dont il est quasi certain qu’elles obtiendront le sursis lors du jugement. Ces juges devraient ordonner l’assignation à résidence, contrôlée par la pose d’un bracelet électronique. Il est consternant de constater que, quatre ans après l’entrée du CPP, qui la prévoit expressément, cette mesure de substitution à la détention provisoire n’ait pas encore été ordonnée.
4 Il faut aussi accélérer les réformes qui permettront de faire du travail d’intérêt général un mode d’exécution de la peine; aujourd’hui, le TIG, en tant que peine, n’est pas satisfaisant.
5 Si je comprends bien sûr la profonde émotion suscitée par l’assassinat de la sociothérapeute de La Pâquerette, en septembre 2013, je comprends moins que depuis, des refus soient opposés, dans la majorité des cas, aux requêtes d’allégement de peine et de libération conditionnelle, alors que l’évolution du détenu est bonne.
6 Enfin, il faut augmenter les moyens de la justice, en particulier le nombre de procureurs pour que les affaires s’instruisent plus vite et que, par conséquent, la détention provisoire soit moins longue. Le coût de l’augmentation du nombre de procureurs serait compensé par les économies réalisées par la diminution du nombre de détenus, sachant qu’un jour de détention coûte pas loin de 400 fr.
L’économie réalisée par deux détenus en moins pendant un mois couvrirait le salaire mensuel d’un procureur!
En conclusion, il est impératif de repenser globablement la politique pénale qui, aujourd’hui, se fonde sur des peurs sociales, sources de programmes politiques, et se focalise sur la prison. Avec Isaac Newton, je conclurai que «les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts».