1. Introduction
Le 14 août 2018, le Tribunal fédéral a rendu un arrêt de principe en matière de rétrocessions, dans lequel il a jugé que la violation du devoir d’information découlant de l’art. 400 al. 1 CO était constitutive à elle seule d’un acte de gestion déloyale au sens de l’art.158 CP1. La présente contribution a pour but d’examiner si cette jurisprudence est susceptible d’avoir une incidence sur l’avocat, que ce soit dans le cadre de son activité traditionnelle, ou plus précisément en lien avec certaines activités particulières déployées par celui-ci.
2. Evolution jurisprudentielle
Dans un premier arrêt de principe rendu en 2006 en matière civile, le TF a considéré que les rétrocessions qu’un tiers gérant reçoit de la banque dépositaire des fonds de son client sont soumises à l’obligation de restitution découlant de l’art. 400 al. 1 CO, précisant que les parties peuvent convenir d’une autre solution à la condition que le client soit informé de façon complète et exacte des rétrocessions attendues et que sa volonté se manifeste sans équivoque2. Dans un arrêt ultérieur, le TF a spécifié la nature de l’information qui doit être fournie au client avant qu’il ne puisse renoncer valablement à la restitution de commissions versées au gérant de fortune mandaté par lui3. Notre Haute Cour a encore récemment rappelé que le mandataire est tenu de restituer toutes ristournes, rétrocessions et commissions d’Etat4. Elle a souligné que les rétrocessions, versées au mandataire au motif des actes de gestion accomplis ou suscités dans le cadre de l’exécution du mandat sont intrinsèquement liées à la gestion et tombent sous le coup de l’obligation de restituer de l’art. 400 al. 1 CO5.
Finalement, dans son ATF 144 IV 294, le TF a considéré que le seul fait, pour un gérant de fortune, de taire à son client, en violation de l’art. 400 al. 1 CO, les prestations qu’il reçoit de la banque dépositaire constitue un acte de gestion déloyale du fait que le client, faute de l’information nécessaire, n’est pas en mesure de réclamer au gérant la restitution à laquelle il peut prétendre et subit de ce fait un dommage par non-augmentation de son actif. Selon notre Haute Cour, le devoir du mandataire de rendre compte est une obligation qualifiée d’agir dont la violation peut être un acte de gestion déloyale au sens de l’art. 158 ch. 1 CP.
3. Les règles professionnelles en cas d’activité typique de l’avocat
La pratique de l’avocat repose sur trois principes fondamentaux que sont l’indépendance, l’interdiction du conflit d’intérêts et la confidentialité. Ces principes s’appliquent pleinement à l’avocat dont la pratique consiste à représenter ses clients en justice, soit lorsqu’il exerce une activité dite «typique»6. Ces principes figurent expressément dans la LLCA7, à ses articles 12 et 13.
L’obligation de soin et de diligence consacrée par l’art. 12 LLCA s’apparente à l’obligation de bonne et fidèle exécution à laquelle tout mandataire est soumis en vertu de l’art. 398 al. 2 CO8. Plusieurs obligations accessoires de l’avocat, telles que le devoir d’information, de fidélité et de discrétion, découlent du devoir général de diligence9. Comme tout mandataire, l’avocat doit rendre compte à son client à première requête de ce dernier, et il doit aussi lui restituer les fonds confiés (art. 400 al. 1 CO)10.
Sans être expressément mentionnée dans la LLCA, l’interdiction pour l’avocat de se faire verser des commissions ou de percevoir des rétrocessions découle du principe de diligence et de la prohibition des conflits d’intérêts (art. 12 let. a et c LLCA)11. L’avocat ne doit pas seulement éviter les conflits entre les intérêts de son client et ceux de tiers avec qui il serait en contact sur le plan professionnel ou privé, mais il doit également veiller à ne pas se trouver en conflit avec les intérêts de son client «en acceptant de tiers des avantages susceptibles d’altérer son appréciation dans l’exercice de son mandat»12.
Dans ce contexte, les rétrocessions et les commissions que l’avocat pourrait recevoir de tiers en contrepartie de l’apport d’une clientèle par exemple sont non seulement interdites, mais elles sont également déloyales si elles interviennent sans que le client en soit informé13. La perception de rétrocessions ou autres commissions ne saurait néanmoins être constitutive de gestion déloyale que pour autant que les éléments constitutifs de cette infraction soient réalisés et, en particulier, que l’avocat revête la qualité de gérant. Tel ne sera a priori pas le cas de l’avocat exerçant une activité typique de conseil ou de représentation en justice.
Or, à côté de son activité traditionnelle, l’avocat peut exercer des activités dites «atypiques»14. Le TF estime que la représentation des parties en justice et la dispense de conseils juridiques constituent les activités «typiques» de l’avocat, soumises à toutes les règles professionnelles, alors qu’il qualifie les autres activités d’«atypiques»15. Au titre d’exemples des activités atypiques, on citera celle d’agir en qualité d’administrateur d’une société, comme gérant de fortune, de prendre part à des activités de courtage immobilier ou d’occuper des fonctions d’exécuteurs testamentaire et de curateurs16. C’est dans le contexte de telles activités que l’art. 158 CP pourrait trouver à s’appliquer, aux côtés des règles régissant de manière générale l’activité d’avocat. En effet, les limites posées par la LLCA découlant des règles professionnelles instituées à l’art. 12 let. a, b et c LLCA s’appliquent à l’avocat quelle que soit son activité17.
4. L’avocat et la gestion déloyale de l’art. 158 CP
4.1 L’infraction de gestion déloyale au sens de l’art. 158 CP
L’infraction de gestion déloyale (art. 158 CP) suppose la réunion de quatre éléments constitutifs objectifs, à savoir un auteur revêtant la qualité de gérant, la violation d’un devoir de gestion ou de sauvegarde, un dommage et un rapport de causalité. Selon la jurisprudence, seul peut avoir une position de gérant celui qui dispose d’une indépendance suffisante et qui jouit d’un pouvoir de disposition autonome sur les biens qui lui sont remis18. Ce pouvoir peut se manifester non seulement par la passation d’actes juridiques, mais également par la défense, sur le plan interne, d’intérêts patrimoniaux ou par des actes matériels. Il faut cependant que le gérant ait une autonomie suffisante, que ce soit sur tout ou partie de la fortune d’autrui, sur les moyens de production ou le personnel d’une entreprise19.
La notion de «dommage» au sens de l’art. 158 CP peut intervenir sous la forme d’une diminution de l’actif, d’une augmentation du passif, d’une non-augmentation de l’actif ou d’une non-diminution du passif, mais aussi d’une mise en danger du patrimoine telle qu’elle a pour effet d’en diminuer la valeur du point de vue économique20. Un dommage temporaire ou provisoire est suffisant21. Ainsi, le gérant qui renonce, pour le compte du maître, à la restitution de rétrocessions cause un dommage au patrimoine de la personne concernée par non-augmentation de l’actif22.
Enfin, il s’agit d’une infraction intentionnelle. Le dol éventuel suffit, étant précisé que selon la jurisprudence, celui-ci doit être caractérisé23.
4.2 Quelques exemples de mandats pouvant conférer à l’avocat la qualité de gérant au sens de l’art. 158 CP
4.2.1 Le gestionnaire de fortune
Le gérant de fortune est tenu par une obligation contractuelle de veiller sur les intérêts pécuniaires d’autrui et dispose ainsi d’un pouvoir de gestion au sens de l’art. 158 CP24. Le TF a considéré que la gérance de fortune et le placement de fonds ne faisaient pas partie du métier d’avocat25. La doctrine retient toujours que la gestion de fortune, tout comme le courtage, notamment immobilier, sont des activités purement commerciales sortant du champ d’activité typique de l’avocat26. La LBA27 et ses ordonnances d’application s’appliquent à de telles activités. Les avocats qui sont professionnellement actifs dans la garde, le placement ou le transfert de valeurs patrimoniales pour leurs clients doivent s’affilier à un organisme d’autorégulation reconnu par la FINMA. Les obligations spécifiques découlant de cette activité vont de pair avec les exigences de soin et de diligence imposées à l’avocat par l’art. 12 let. a LLCA.
4.2.2 Le Trustee
D’après la définition contenue à l’art. 2 de la Convention relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance28, un trust est une institution caractéristique qui gère les relations juridiques créées par une personne, le settlor – par acte entre vifs ou à cause de mort – lorsque des biens ont été placés sous le contrôle d’un trustee dans l’intérêt d’un bénéficiaire ou dans un but déterminé. Le trustee est investi du pouvoir et chargé de l’obligation, dont il doit rendre compte, d’administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les termes de l’acte de trust et les règles particulières imposées au trustee par la loi (art. 2 let. c de la Convention). Du fait de son devoir de gérer ou de disposer de biens selon les termes de l’acte de trust (trust deed), le trustee revêt à notre sens la qualité de gérant au sens de l’art. 158 CP, car il dispose d’une indépendance et d’un pouvoir de disposition autonome sur les biens mis en trust. La jurisprudence anglo-saxonne (case law) constante interdit le principe du contrat avec soi-même («self dealing»), afin d’éviter toute forme de conflit d’intérêt. Le trustee ne doit pas se trouver en situation de conflit ou de potentiel conflit entre ses intérêts et ses devoirs, indépendamment du fait qu’il ait ou non obtenu un profit29.
4.2.3 Le curateur
Le curateur de portée générale (art. 398 al. 2 CC) ou de gestion du patrimoine (curatelle de représentation, art. 394 et 395 CC) est tenu d’administrer les biens de la personne concernée et notamment d’effectuer les actes juridiques liés à la gestion des biens (art. 408 CC). Dans le cadre de son mandat, le curateur dispose d’une indépendance suffisante et d’un pouvoir de disposition autonome sur les biens de son pupille. La surveillance et l’approbation de l’autorité de protection s’agissant des opérations de gestion n’intervient qu’après une période d’activité, au moins tous les deux ans (art. 410 CC). Le curateur investi de la mission de gérer le patrimoine d’une personne revêt par conséquent la qualité de gérant au sens de l’art. 158 CP.
4.2.4 Le mandataire pour cause d’inaptitude, l’exécuteur testamentaire et l’administrateur de succession
Le mandataire pour cause d’inaptitude (art. 374 CC), l’exécuteur testamentaire (art. 517 CC) et l’administrateur de succession (art. 554 CC) peuvent revêtir la qualité de gérant au sens de l’art. 158 CP lorsqu’ils sont amenés à gérer le patrimoine d’une personne incapable de discernement ou la masse successorale.
5. Conclusion
Les règles de la profession d’avocat interdisent à celui-ci de conclure des conventions de rétrocession ou d’apporteur d’affaires, cette pratique étant clairement contraire à ses devoirs de diligence et de prohibition des conflits d’intérêts. L’avocat doit renoncer à toute forme de pratique susceptible de nuire à son indépendance et, partant, à l’image de sa profession.
En plus d’être fermement interdite par les règles professionnelles applicables à l’avocat dans ses activités typiques et atypiques, la pratique des rétrocessions peut, selon les cas, être constitutive de gestion déloyale au sens de l’art. 158 CP. L’avocat qui, dans le cadre de mandats spécifiques, revêt la qualité de gérant et dispose d’un pouvoir de disposition autonome sur les biens de son client ou d’une personne à protéger, pourrait être reconnu coupable de gestion déloyale au sens de l’art. 158 CP s’il perçoit des rétrocessions à l’insu de son client ou de l’autorité de protection, respectivement s’il renonce à la restitution de rétrocessions pour le compte de son pupille, pour autant que les autres éléments constitutifs, objectifs et subjectifs, de l’infraction soient réalisés. y
1ATF 144 IV 294.
2ATF 132 III 460, SJ 2006 I 407.
3ATF 137 III 393, JdT 2012 II 168 et SJ 2012 I 137; le TF a retenu que le devoir d’information devait permettre au client de connaître de manière complète et exacte l’ampleur et le mode de calcul des rétrocessions dans le cas concret et que le fardeau de la preuve de cette information incombait au mandataire.
4ATF 143 III 348 c. 5.1.2; voir aussi ATF 138 III 755 c. 4.2 s’agissant des commissions d’Etat versées par le fournisseur, par exemple un fonds de placement.
5ATF 143 III 348 c. 5.1.2.
6Olivier Thévoz, Règles professionnelles applicables aux activités atypiques, Revue de l’avocat 2018, p. 450.
7Loi fédérale sur la libre circulation des avocats du 23 juin 2000, RS 935.61.
8Michel Valticos, Commentaire romand de la Loi sur les avocats (CR LLCA), Bâle 2010, n. 8 ad art. 12 LLCA.
9Valticos, CR LLCA, n. 9 ad art. 12 LLCA.
10Valticos, CR LLCA, n. 29 ad art. 12 LLCA.
11Benoît Chappuis, La profession d’avocat, Tome I Le cadre légal et les principes essentiels, Quid iuris? Band/NR. 8, 2016, pp. 134-157, pp. 145-146.
12Valticos, CR LLCA, op. cit., n. 183 ad art. 12 LLCA
13Valticos, CR LLCA, op. cit., n. 183 ad art. 12 LLCA. Par tiers, on entend par exemple les banquiers, les notaires ou les fiduciaires.
14Benoît Chappuis, Les conflits d’intérêts de l’avocat administrateur (2C_45/2016), Revue de l’avocat 2017 p. 179, p. 180.
15ATF 135 III 410 c. 3.3; ATF 122 Ib 606, JdT 1987 IV 150; ATF 114 III 105, JdT 1990 II 98; ATF 115 Ia 197, JdT 1991 IV 14; Christian M. Reiser, Michel Valticos, Les règles professionnelles et les activités atypiques de l’avocat inscrit au barreau, SJ 2015 II p. 191, p. 192.
16Thévoz, Règles professionnelles, p. 450.
17Chappuis, Les conflits d’intérêts de l’avocat administrateur, p. 180.
18ATF 129 IV 124 c. 3.1, JdT 2005 IV 112; ATF 123 IV 17 c. 3b; ATF 120 IV 190 c. 2b et les références citées.
19ATF 123 IV 17 c. 3b; ATF 120 IV 190 c. 2b et les références citées.
20ATF 129 IV 124 c. 3.1; ATF 123 IV 17 c. 3d.
21ATF 122 IV 279 c. 2a; arrêt 6B_1054/2010 du 16.6.2011 c. 2.2.1.
22TF 6B_845/2014 du 16.3.2015 c. 3.4.5.
23Michel Dupuis, Laurent Moreillon et alii, Petit commentaire du code pénal, Helbing Lichtenhan, 2e éd., Bâle 2017, n. 29 ad art. 158.
24ATF 120 IV 190 c. 2b.
25ATF 112 Ib 606, JdT 1987 IV 150, p. 152.
26Reiser, Valticos, SJ 2015 II p. 191, p. 195; Pascal Maurer, Jean-Pierre Gross, CR LLCA, nn. 145ss ad art. 13.
27Loi sur le blanchiment d’argent, RS 955.0.
28Convention relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance conclue à la Haye le 1er juillet 1985, RS 0.221.371.
29L’affaire de principe en la matière est un cas anglais: Tito v Waddell (No 2) (1977) Ch 106, sur laquelle repose d’autres jurisprudences subséquentes. Fondé sur cette jurisprudence, le trustee n’a pas le droit de recevoir des rétrocessions d’un gérant de fortune.