plaidoyer: Jusqu’où la surveillance des tribunaux peut-elle aller pour ne pas compromettre l’indépendance des tribunaux?
Thierry Tanquerel: Il est normal qu’on vérifie que les tribunaux fonctionnent bien, que l’organisation de la justice rend les services qu’on attend d’elle. Il est légitime, aussi, de s’assurer, par un système de surveillance disciplinaire, que les juges font leur travail avec diligence. En revanche, il existe des limites particulières pour la justice, en raison de son indépendance. Le contenu des jugements n’est pas soumis à la surveillance, tandis que, dans d’autres domaines de l’action de l’Etat, les prestations fournies peuvent être contrôlées sous tous leurs aspects.
Jean-François Meylan: Les magistrats ne contestent pas la nécessité d’une surveillance. Leur souci majeur est l’indépendance et, ensuite, l’efficacité. Or, celle-ci pourrait être compromise si les modalités de la surveillance devenaient trop compliquées.
plaidoyer: Dans le canton de Vaud, le rapport de Dick Marty sur la surveillance de la justice conclut, notamment, que les juges de première instance manquent d’indépendance, car ils sont nommés et surveillés par le Tribunal cantonal. Qu’en pensez-vous?
Jean-François Meylan: Je ne considère pas leur nomination comme problématique, car elle respecte toute une procédure: mise au concours publique, audition par la Cour administrative, préavis à la Cour plénière, elle-même composée de 46 juges cantonaux représentatifs des forces politiques du Grand Conseil. Au final, les juges de première instance ne sont pas nommés sur une base politique, mais pour leurs compétences.
Thierry Tanquerel: La surveillance des tribunaux inférieurs par le tribunal supérieur est le modèle prédominant dans les cantons suisses. Le système est satisfaisant s’agissant de la nomination des juges de première instance par le tribunal supérieur: ils sont ainsi choisis selon des critères non politiques, formant un vivier de personnes compétentes susceptibles d’être élues plus tard à d’autres niveaux. En revanche, la surveillance exercée sur ces juges par le tribunal supérieur pose un problème, car c’est la même instance qui les nomme et qui, surtout, est autorité de recours pour les décisions rendues par ces juges. Ce mélange des genres n’est pas opportun. Le contrôle de la bonne marche administrative et disciplinaire devrait, au contraire, être confiée à un organe extérieur indépendant: c’est le concept du Conseil supérieur de la magistrature.
Jean-François Meylan: Pour l’organisation et la gestion des tribunaux, ainsi que pour la surveillance courante, la dimension du canton joue également un rôle. Vaud est plus peuplé que les autres cantons romands et comprend davantage de juges que la plupart des cantons disposant d’un Conseil supérieur de la magistrature. Nous avons une organisation et une gestion adaptée à notre taille, avec des délégations de compétences. Nous ne voyons pas de raison de modifier en profondeur le système actuel, d’autant plus qu’il a fait l’objet de plusieurs réformes ces dernières années. Nous sommes en revanche ouverts à la création d’un Conseil supérieur de la magistrature pour la surveillance disciplinaire. Actuellement, trois juges cantonaux forment l’Autorité de surveillance des magistrats de première instance. Il faut reconnaître que, au niveau des apparences, cela peut donner le sentiment d’un manque d’indépendance. Mais, sur le plan fédéral, à l’heure de l’unification des procédures et d’un certain rapprochement des organisations judiciaires, il est un peu dommage qu’on accentue les différences entre Suisse romande et Suisse alémanique dans le domaine de la surveillance.
plaidoyer: Quelles compétences doit avoir un Conseil supérieur de la magistrature (CSM)?
Thierry Tanquerel: Il devrait se charger de la surveillance disciplinaire dans un sens large: intervenir en cas de faute d’un magistrat, mais aussi quand cette faute révèle un dysfonctionnement. En somme, il contrôle la bonne marche des tribunaux, laissant aux instances internes au pouvoir judiciaire et au parlement la gestion générale et les compétences budgétaires. Il s’occupe aussi de la surveillance du tribunal supérieur. Dans cette fonction, il sera moins tenté qu’un organe politique de s’immiscer dans le contenu même des décisions de justice. Quand une commission parlementaire tient ce rôle, ses membres, même avec de bonnes intentions, ne font pas tous preuve d’une culture de l’indépendance de la justice. On l’a vu dans le canton de Vaud (dans l’affaire Claude D., la Commission de haute surveillance du Tribunal cantonal a demandé une enquête disciplinaire contre une magistrate, ndlr).
Jean-François Meylan: Il est vrai qu’une commission parlementaire – comme dans le canton de Vaud la Commission de haute surveillance du Tribunal cantonal – peut sortir de son rôle: cela a été le cas dans l’affaire Claude D. On pourrait donc imaginer un CSM pour la haute surveillance, mais à condition qu’il remplace d’autres organes. Pas moins de quatre commissions parlementaires s’occupent actuellement de surveillance ou de gestion de la justice. Je ne vois pas l’avantage de rajouter une structure supplémentaire si l’on n’en supprime pas d’autres.
Thierry Tanquerel: Si un CSM voyait le jour dans le canton de Vaud, il faudrait en effet dissoudre la Commission de haute surveillance du Tribunal cantonal, dont l’essentiel des tâches serait désormais assuré par le nouvel organe.
plaidoyer: Un Conseil supérieur de la magistrature doit-il se mêler de l’élection des juges?
Thierry Tanquerel: Les juges de l’instance supérieure sont généralement élus par les Parlements cantonaux, par conséquent dans un contexte très politisé. Un préavis (et non pas une élection) par un CSM, comme cela se passe à Fribourg ou à Genève, par exemple, est une bonne chose, car il offre un point de vue non politisé sur les compétences des personnes candidates. A Genève, c’est, en pratique, une Commission extraparlementaire inter-partis qui sélectionne les candidatures sur des critères notamment politiques. Cette instance informelle n’a aucune légitimité autre que la confiance des partis qui y sont représentés. Le préavis du CSM rééquilibre un peu le système. Dans le canton de Vaud, la Commission de présentation, composée de députés, mais conseillée par des experts, semble bien fonctionner.
Jean-François Meylan: Un Grand Conseil travaille toutefois sur la base de rapports émanant de ses commissions. Je crains donc fort que le préavis d’un CSM ne soit ensuite soumis à une commission parlementaire chargée de préaviser sur le préavis. J’y vois là de nouveau, un risque de complication du système et non une source de simplification.
plaidoyer: Quelle devrait être la composition d’un Conseil supérieur de la magistrature?
Jean-François Meylan: En bonne doctrine, il devrait être composé en majorité de magistrats. Or, cela semble être de moins en moins le cas. Genève a, par exemple, abandonné cette règle. Par ailleurs, un avocat, par exemple le bâtonnier, devrait en principe avoir sa place dans un CSM, mais pas davantage. On pourrait aussi songer à un professeur d’université ou à des personnalités indépendantes. Mais je suis réticent pour les députés, car on retrouverait alors le risque de politisation que le CSM veut justement éviter.
Thierry Tanquerel: Je regrette aussi que le CSM genevois ne soit plus composé en majorité de magistrats. Ils devraient, ne serait-ce que pour le symbole, être tout juste majoritaires, par exemple six sur onze. Il pourrait y avoir plus qu’un praticien, avocat ou notaire, sans donner trop de place à ceux qui plaident en justice. Mais surtout pas, comme c’est curieusement le cas à Fribourg, de membres du législatif et de l’exécutif, car cela heurte le principe de la séparation des pouvoirs.
plaidoyer: Un CSM composé surtout de magistrats, sans membres du législatif et de l’exécutif, n’est-ce pas un système où les magistrats sont jugés par leurs pairs?
Thierry Tanquerel: Il est faux de croire que les pairs sont laxistes. Je pense qu’ils sont au contraire plus sévères.
Jean-François Meylan: Je crois aussi qu’on est jugé plus sévèrement par ses pairs.
plaidoyer: Professeur Tanquerel, vous avez lancé l’idée d’un Conseil supérieur intercantonal de la magistrature. Pour quelle raison?
Thierry Tanquerel: Le point faible des CSM existants est la proximité entre leurs membres et ceux qu’ils surveillent, car, à l’échelle cantonale, tout le monde se connaît dans les milieux juridiques. Même si les gens sont honnêtes, cette endogamie est problématique. Dès qu’on passe les frontières du canton, on se connaît beaucoup moins. Cela limite les cas de récusation et permet une distance salutaire, surtout dans les cas disciplinaires.
Jean-François Meylan: Certes, la Suisse est un petit pays. Mais il y a d’autres entorses plus graves à la problématique de l’indépendance. Ainsi, le principe de la réélection périodique des juges par un organe politique est, par exemple, contraire aux directives du Conseil de l’Europe. Il faudrait bien entendu que les CSM soient parfaitement irréprochables. Mais ne perdons pas de vue qu’il s’agit de gérer, somme toute, un petit contentieux: le nombre de problèmes disciplinaires n’est pas très important.
Thierry Tanquerel: Raison de plus pour mutualiser les structures et regrouper les forces de plusieurs cantons! Dans un premier temps, pour commencer avec une structure légère, on pourrait envisager une Commission interconseils pour l’instruction des affaires. Elle se limiterait à donner un préavis, la décision finale revenant au CSM cantonal concerné.