Son petit accent alémanique ne l’a pas quitté, malgré plus de 20 ans passés à enseigner le droit international privé et le droit civil à l’Université de Genève. Son humour non plus. «Si vous me demandez de présenter la dimension sociale du droit international privé dans la jurisprudence actuelle du Tribunal fédéral, mon exposé risque d’être particulièrement bref, car je n’aperçois pas une telle dimension dans les arrêts récents de notre Haute Cour», a-t-il répondu à notre demande d’interview. Andreas Bucher est un Obwaldien qui a fait ses études à Zurich et sa thèse à Bâle1. Il est venu à Genève «parce que le professeur Pierre Lalive, récemment décédé, cherchait un assistant. Je pensais faire cela une année ou deux. Mais je me suis tellement bien implanté que le français est devenu la langue où j’ai rédigé la plupart de mes ouvrages de doctrine, avant l’anglais et l’allemand», sourit-il.
La LDIP a tenu le coup
«Le droit international privé était, à cette époque, une matière fort peu développée, il y avait des choses peu claires et beaucoup à faire», se souvient-il afin d’expliquer son intérêt pour ce domaine du droit. «Avant la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP, 1987), il existait, en Suisse, une loi fédérale du XIXe siècle qui ne portait que sur le droit de la famille et des successions et visait, surtout, à résoudre des conflits entre droits cantonaux. J’ai été expert lors de la codification du droit international privé suisse et je constate que cette loi, la LDIP, a bien tenu le coup au fil des années. On pourrait bien sûr beaucoup la simplifier, mais elle a bonne réputation à l’étranger et a servi de modèle.»
Le droit international privé est réputé techniquement difficile, est-ce une explication au fait qu’il est souvent mal appliqué? «Déterminer la compétence des tribunaux et trouver le droit applicable aux situations internationales est, en fait, assez simple. Bien sûr, il faut un certain intérêt et une connaissance des droits étrangers qui n’est pas à la portée de tous, tout comme la volonté de contacter les autorités étrangères pour trouver la solution applicable. Je constate que le TF le fait dans le domaine des sentences arbitrales, c’est-à-dire quand il s’agit de faire du business, mais, en matière de droit de la famille, il ne veut rien savoir.» Or, pour Andreas Bucher, le professeur d’université a «un rôle à jouer dans la société, celui de soutenir les causes mal représentées, comme celles des enfants. Ils n’ont pas de lobby pour faire valoir leurs droits. Qui sait qu’il existe un article 11 de la Constitution fédérale qui protège les enfants et les jeunes? Cet article est très méconnu et il n’a jamais été appliqué», déplore-t-il.
Succès des conventions de coopération
Principal négociateur, pour la Suisse, de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (1993), il raconte: «J’y ai beaucoup appris sur la problématique des enfants à l’échelle internationale. Par la suite, j’ai donné à l’Université de Genève un cours à option sur la Convention relative aux droits de l’enfant et j’ai constaté qu’on s’occupait trop peu des problèmes qui les touchent.» L’occasion aussi de se rendre compte que «les Etats s’intéressent peu aux conventions sur le droit applicable, à l’exception de celle des trusts. En revanche, quand une convention prévoit la coopération entre Etats (comme s’agissant de l’adoption ou de l’enlèvement d’enfants), elle a un grand succès. Le fait que, aujourd’hui le nombre d’adoptions diminue, car les Etats préfèrent faire adopter les enfants au sein même du pays d’origine, est une approche que, sciemment, nous avons voulue. Et, dans ce processus, les petits pays, comme la Suisse, la Belgique ou l’Irlande ont permis que les pays d’Amérique latine ou d’Asie aient leur mot à dire sur ces adoptions, alors que les grands pays n’osent pas s’exprimer pour ne pas heurter leurs alliances. Cela a donné à la Suisse un poids dans la négociation sans rapport avec l’importance de sa population.»
«Peur d’avoir trop de travail»
Venons-en au sujet qui inquiète Andreas Bucher: la jurisprudence récente du Tribunal fédéral en matière d’enlèvement d’enfants. «Dans un arrêt 5A_637/2013, la Haute Cour cite partiellement l’art. 5 de la loi fédérale sur l’enlèvement international d’enfants pour affirmer que la relation d’une mère avec son enfant de 2 ans est tellement étroite que la séparation suivie de remise au père, en France voisine, serait intolérable. Le TF renvoie donc le dossier à l’autorité cantonale pour qu’elle s’assure du maintien de l’enfant auprès de sa mère jusqu’au règlement du litige sur l’autorité parentale. En fait, le TF a les moyens de s’occuper lui-même de clarifier les conditions du retour de la mère et de l’enfant si l’urgence le requiert; il l’a d’ailleurs fait dans un arrêt 5A_105/2009 du 16 avril 2009 concernant un retour aux USA; il a aussi la possibilité de demander l’aide de l’Autorité centrale à Berne. Mais, aujourd’hui, il ne veut plus rien savoir. Les juges de la IIe Cour civile ont peur d’avoir trop de travail; mais en 2009, cette question s’est réglée rapidement par fax!»
«Les renvois sans qu’on sache ce que les enfants vont devenir dans le pays où ils sont retournés sont des situations qui me choquent, poursuit-il. «l y a des cas où des enfants ont été séparés de leur mère et renvoyés vers l’Australie ou l’Espagne, sans que le père puisse toujours les accueillir, ce qui les a obligés à un retour en Suisse après plusieurs mois, mais dans quel état? Ces situations causent des traumatismes et entraînent de longs mois de traitement médical pour certains enfants, ce qui représente, à tous égards, des coûts inadmissibles, car évitables pour la société.»
«Modèle d’erreurs à ne pas commettre»
L’arrêt du 16 janvier 2014 5A_880/2013 est pour Andreas Bucher «un modèle d’erreurs à ne pas commettre. Dans cette affaire d’enlèvement d’enfant de l’Italie vers la Suisse, la procédure a été menée sans nommer un représentant à l’enfant, sans médiation, sans audition et sans aucune préparation au retour. Or, le père vivait dans un mobil-home en Italie et devait s’absenter quatre mois par an pour son travail. Tout ce qui ne plaît pas aux juges fédéraux, tels que la médiation, le représentant de l’enfant (l’Autorité fédérale avait six mois pour le faire avant que la procédure ne soit engagée, or la loi reste lettre morte), la collaboration avec les autorités étrangères, n’est pas envisagé. Le TF cite, à l’appui de son raisonnement, des arrêts de la CrEDH, mais tout est faux dans ces citations, car rien ne permettait de conclure à un changement de jurisprudence depuis l’arrêt Neulinger2. On n’a pas hésité à retirer cet enfant de 8 ans de l’école genevoise durant l’année scolaire, à le séparer de son frère aîné, sans savoir qui veillera sur lui en Italie lorsque son père devra s’absenter.»
Pour Andreas Bucher, ces incohérences ont une cause: «Le droit international privé est une branche négligée dans les universités suisses. A Zurich, la formation est même facultative, et à Bâle, elle n’est qu’une option. Là où il est enseigné, c’est le domaine économique et l’arbitrage qui sont privilégiés, mais il n’y a rien en droit de la famille. Il n’existe en outre aucun programme de formation continue au Tribunal fédéral, y compris pour les greffiers qui, en fait, rédigent les arrêts. Ce sont des Dieux, ils n’en ont pas besoin. Dans les pays voisins, à la Cour de cassation en France par exemple, on organise des colloques avec les milieux académiques. Il faudrait des orateurs habitués à simplifier et à vulgariser le propos. Cela permettrait d’éviter que, lorsqu’une convention comme celle sur la protection des enfants3 entre en vigueur, les arrêts de la Haute Cour ne soient pas émaillés d’erreurs, du fait que le champ d’application a été mal compris.»
«Manque d’humanité»
«Ce manque d’humanité est choquant et ne date pas d’hier», ajoute Andreas Bucher, qui commente les arrêts récents de la Haute Cour sur son site4. «Il y a dix ans, on ne se préoccupait pas du risque qu’une mère renvoyée en Argentine avec ses trois enfants soit emprisonnée. On osait même affirmer, dans un autre arrêt, qu’il était possible d’imposer à une mère de cesser d’allaiter son enfant pour pouvoir le renvoyer. Cela a changé aujourd’hui, mais un fond de cette mentalité persiste dans la manière de prendre certaines décisions. On connaît une pratique zurichoise qui préjuge du retour en commandant les billets d’avion du renvoi avant l’audience. Ainsi, dès le jour du prononcé, l’enfant doit quitter la Suisse, de sorte qu’il n’y a plus de possibilité pour recourir au TF!»
Incohérences
Le manque de cohérence entre les jurisprudences de la IIe Cour civile et de la IIe Cour de droit public s’agissant de l’application du droit étranger l’étonne également: «Ainsi que cela se produit lorsque la jurisprudence d’une Cour ne plaît pas à une autre, elle est simplement ignorée. Or, on ne suscite pas une réunion des Cours pour régler ce problème dont l’importance pratique n’est pas négligeable.» D’autres écueils encore pourraient, à l’entendre, être plus simplement réglés: «On se plaint que le TF a peu de juges femmes, mais on ne prévoit pas le temps partiel, le télétravail. La vidéoconférence pourrait éviter de déplacer le Tribunal fédéral des assurances de Lucerne à Lausanne. Mais ce sont des choses dont on ne peut même pas oser parler.»
Comme civiliste, Andreas Bucher déplore «un droit de l’entretien de l’enfant inutilement compliqué et le coût qu’il représente pour les justiciables», et un régime de l’autorité parentale conjointe «qui ne va pas s’appliquer sans peine, car il est trop compliqué. On croit édicter de belles règles, mais on ne s’interroge pas sur leur application pratique et les frais manifestement trop élevés pour les familles et la société.»
Editeur du célèbre Commentaire romand, Andreas Bucher, retraité de l’université depuis 2008, s’occupe d’en réaliser presque en temps réel la mise à jour sur son site, «une prestation appréciée par les praticiens». Il réserve un jour par semaine à ses quatre petits-enfants. Normal pour celui qui a toujours placé très haut le droit de la famille.