1. Introduction
Les questions juridiques rencontrées par les personnes trans* sont multiples et ne trouvent pas souvent de réponses claires dans les législations nationales – ces éléments n’ayant en effet pas été envisagés par le législateur. Ainsi, aux discriminations quotidiennes vécues par ces personnes s’ajoutent des obstacles légaux, concernant notamment les changements de prénom et d’état civil.
Au niveau terminologique, le terme «personnes trans*» recouvre les personnes transsexuelles et transgenres. Tant les personnes transgenres que transsexuelles sont des individus dont l’identité de genre s’écarte des attentes traditionnelles reposant sur le sexe qui leur a été assigné à la naissance. A titre illustratif, une femme trans* est un individu assigné homme à la naissance sur la base de ses organes génitaux externes, mais qui possède une identité de genre femme. Contrairement aux personnes transgenres, les personnes transsexuelles suivent ou souhaitent suivre des opérations de réassignation sexuelle2. Il est également important de préciser que le terme «personnes trans*» ne couvre pas les questions d’intersexualité, soit le fait pour une personne de présenter des caractéristiques génitales, hormonales ou chromosomiques ne correspondant pas à ce que l’on définit comme féminin ou masculin dans l’anatomie sexuelle ou reproductrice3. Les thématiques de l’identité de genre et de l’orientation sexuelles doivent aussi être clairement différenciées.
2. Etat des lieux des arrêts de la CrEDH
De 1986 – avec l’arrêt Rees c. Royaume-Uni4 – à nos jours, la CrEDH a rendu 18 arrêts concernant des personnes trans*, et trois requêtes sont actuellement pendantes. La plupart de ces arrêts ont porté sur des questions d’opérations de réassignation sexuelle et de changement d’état civil, et toutes les décisions concernaient des personnes transsexuelles (et non pas des personnes transgenres).
Les premiers arrêts de la Cour à ce sujet traitaient du droit pour des personnes trans* d’obtenir un changement d’état civil suite à une opération de réassignation sexuelle. Jusqu’en 2002, le refus par les Etats d’accorder ce changement d’état civil n’a pas été considéré par la Cour comme une violation de l’art. 8 de la CEDH5, qui protège la vie privée et familiale. Cette jurisprudence constante a néanmoins connu une exception en 1992, avec l’arrêt B. c. France6, dans lequel la Cour a conclu que la France violait l’art. 8 CEDH en ne permettant pas un changement d’état civil à une requérante transsexuelle. Cette exception a été justifiée par la situation particulière de la France, qui – contrairement au Royaume-Uni – identifiait le sexe légal d’une personne sur un nombre important de documents.
En 2002, dans l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni7, la Cour a procédé à un changement de jurisprudence, en affirmant une violation de l’art. 8 CEDH du fait du refus des autorités britanniques d’accorder le changement d’état civil à une personne transsexuelle opérée. Dans ce jugement, la Cour a abordé la question sous l’angle d’une éventuelle obligation positive de l’Etat de reconnaître un changement d’état civil. Dans cette analyse, la Cour a pris en compte le juste équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu. Elle a considéré que les Etats ne disposaient plus de marge d’appréciation en la matière, reconnaissant ainsi un droit au changement d’état civil, tout en laissant aux Etats le choix des moyens à mettre en œuvre pour assurer ce changement. Si le droit à la reconnaissance du sexe légal a ainsi été reconnu, on dispose encore de peu de précisions quant à la compatibilité avec l’art. 8 CEDH de certains critères imposés par les Etats membres à ce sujet, notamment la Suisse8. En outre, quinze ans après la reconnaissance du droit au changement d’état civil suite à une opération de réassignation sexuelle, la Cour devra prochainement se prononcer sur l’existence d’un droit à un tel changement pour des personnes transgenres. En effet, trois requêtes contre la France sont actuellement pendantes devant la Cour à ce sujet9.
Le droit à un changement de prénom semble bien établi dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, de sorte que peu de requêtes portant directement sur cette question ont été portées devant la Cour. Ce point a toutefois été soulevé de manière incidente dans certains arrêts, et l’on peut estimer que la Cour reconnaît un droit au changement de prénom selon l’art. 8 CEDH, du moins pour une personne transsexuelle. Une requête est néanmoins pendante contre l’Italie sur ce point, puisqu’une intervention chirurgicale de réassignation sexuelle y est exigée avant un changement de prénom10. L’Italie a de plus la particularité de soumettre l’opération de réassignation sexuelle à une autorisation devant provenir d’un juge.
Concernant le droit pour une personne trans* à une opération de réassignation sexuelle, on peut conclure à l’existence d’un droit au sens de l’art. 8 CEDH. Certaines exigences ont d’ailleurs été jugées inadmissibles par la Cour11, notamment l’exigence d’une stérilisation préalable à l’opération chirurgicale12.
Les conditions de remboursement de ces opérations ont été discutées devant la Cour dans le jugement Schlumpf c. Suisse de 200913. La Cour a souligné que les critères pour le remboursement des frais des traitements de réassignation chirurgicale ne devaient pas être trop restrictifs: la Suisse avait ainsi violé l’article 8 CEDH en exigeant d’une femme transsexuelle de 67 ans qu’elle subisse une période d’observation de deux ans avant les opérations de réassignation sexuelle, en conformité avec la jurisprudence constante du Tribunal fédéral14. Cette période appliquée de manière mécanique viole donc l’art. 8 CEDH. On peut néanmoins s’interroger sur la compatibilité avec cette disposition d’autres critères exigés par les caisses maladie suisses, notamment celui de l’âge minimal de 25 ans et le «test de vie réel», à savoir l’exigence de vivre dans le genre souhaité pendant une période définie15.
La question du droit au mariage pour les personnes trans* permet un parallèle intéressant avec la jurisprudence de la Cour européenne en matière d’orientation sexuelle. En effet, dans une jurisprudence constante, la Cour – se référant à la marge d’appréciation des Etats – a considéré que le droit au mariage pour les couples de même sexe n’était pas couvert par l’art. 12 CEDH (droit au mariage)16. Cette jurisprudence signifie qu’il n’y a pas, pour les Etats qui ne prévoient pas de mariage pour les couples de même sexe, d’obligation de reconnaître aux personnes trans* un droit de contracter un mariage avec une personne du même sexe que le leur après changement d’état civil. En revanche, depuis l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni de 2002, les personnes trans* qui ont changé d’état civil se sont vues reconnaître le droit de se marier avec une personne du sexe opposé au leur suite à ce changement. Il est intéressant de noter qu’en Suisse, la dissolution d’un mariage ne peut pas être exigée lors d’un changement d’état civil par une personne trans*, un point sur lequel la Suisse semble être plutôt progressiste17.
D’autres questions, notamment l’établissement de liens de filiation, l’âge de la retraite et les conditions de détention ont fait l’objet de décisions de la Cour. En vue de la délimitation de cette contribution, ces arrêts ne seront pas discutés ici; les lecteurs sont néanmoins invités à se référer à la fiche thématique «identité de genre» de la CrEDH pour plus de précisions18.
En conclusion, on constate que, si certains droits ont été acquis devant la Cour, les conditions pour les changements de prénom et d’état civil ainsi que pour les opérations de réassignation sexuelle sont encore floues. La situation en Suisse est également préoccupante, puisque, en l’absence d’une loi à ce sujet, la jurisprudence varie fortement entre cantons, contribuant à une incertitude juridique et à des inégalités de traitement importantes.
3. Quelques aspects critiques
Après avoir présenté l’état de la jurisprudence de la Cour sur les droits des personnes trans*, la présente section se propose de mettre en lumière quelques aspects critiques qui ressortent de l’analyse de ces arrêts19.
Tout d’abord, la Cour utilise dans ses jugements une terminologie approximative, voire offensante envers les personnes trans*, particulièrement dans les opinions dissidentes et concordantes. Par exemple, dans une opinion dissidente du juge Pinheiro Farinha dans l’arrêt B. c. France de 1992, ce dernier affirme que «[l]e requérant (je n’utiliserai pas le féminin, parce que je ne connais pas le sexe social et je ne reconnais pas le droit de quelqu’un à changer de sexe à sa guise) n’est pas un vrai transsexuel»20. Notons toutefois que, si certains juges se montrent particulièrement réfractaires, d’autres, au contraire, soutiennent des positions progressistes, comme le juge Martens dans son opinion dissidente à l’arrêt Cossey c. Royaume-Uni de 199021. Dans cette opinion, le juge Martens critique notamment l’aspect technique des arrêts de la Cour, la pathologisation de la question ou encore l’aspect politique des décisions.
Ensuite, sur le fond, la Cour donne, selon nous, beaucoup de poids à la marge d’appréciation des Etats ainsi qu’à l’évolution de la société et de la science. Or, ces éléments sont hautement politiques et permettent bien souvent à la Cour d’éviter de se prononcer sur des questions délicates de droits humains.
Le fait que seuls des cas concernant des personnes transsexuelles aient été soumis à la Cour constitue une autre limite de la jurisprudence de cette dernière. Elle n’a ainsi pas eu à se prononcer sur la protection des personnes transgenres et, au vu des jugements rendus concernant les personnes transsexuelles, on peut s’interroger sur le traitement qui leur sera accordé.
Il faut aussi noter que les arrêts de la Cour ont parfois eu pour effet d’opposer des revendications en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre. En effet, certains requérants et certaines requérantes n’ont pas hésité à utiliser des arguments hétérosexistes (en lien avec leurs croyances religieuses) pour faire avancer leurs droits, notamment dans l’objectif, suite à un changement d’état civil, de rester mariés et de ne pas voir leur mariage transformé en partenariat22.
Finalement, en traitant des questions des droits des personnes trans*, la Cour nous semble avoir manqué l’occasion d’une réflexion approfondie sur la binarité du droit, soit en l’espèce sur la pertinence ou l’artificialité des catégories hommes-femmes. On peut en effet se demander pourquoi une personne assignée homme à la naissance ne pourrait pas changer d’état civil sur simple déclaration ou, plus généralement, pourquoi le droit attache tant d’importance à la catégorisation de tout individu dans les cases hommes ou femmes, alors que certaines personnes ne se reconnaissent pas dans cette binarité. Ces questionnements rejoignent les propos du juge Martens dans son opinion dissidente de 1990 lorsqu’il exprimait que: «[i]nstead of daring to question the legal system that imposed on individuals the need to comply with a gender role that has been forced on them, the Court opted for identifying transsexuality as the problem. The system appeared as unquestionable and it was the transsexual who failed to fit in, and therefore could not obtain the recognition of his/her sex.»23