Il est souvent rappelé la première jurisprudence de la Cour de Strasbourg en matière de détention datant de 1984: cet arrêt Campbell c. Royaume-Uni dans lequel les juges européens écriront que la «justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons»1. Si la jurisprudence de la Cour a, depuis, développé une normativité importante en la matière, elle n’est cependant pas toujours synonyme d’avancées pour les droits des personnes privées de liberté. Nous verrons en effet que plusieurs décisions démontrent une timidité dans le chef des juges, sûrement conséquence des critiques étatiques à l’égard de la Cour (1). Néanmoins, cette présentation des craintes actuelles ne doit pas faire oublier que la Cour s’est quand même montré audacieuse en la matière ces dernières années, notamment dans l’interprétation de l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 3 CEDH) et du respect de la vie privée (art. 8 CEDH) (2). Cette protection a d’ailleurs pris une épaisseur particulière avec la mise en œuvre d’arrêts pilotes2 (ou quasi-pilotes3) qui soulignent des violations structurelles des droits protégés par le texte européen et obligent les Etats à se conformer à ce dernier – dans le cas d’espèce mais aussi en général.
1. Craintes face à quelques jurisprudences
Deux craintes majeures semblent aujourd’hui traverser l’observation du contentieux européen lié aux droits des personnes privées de liberté. La première concerne le droit de vote tel que prescrit par l’article 3 du Protocole N° 1. De jurisprudence constante, la CrEDH considère qu’il ne doit pas y avoir de limitations disproportionnées au droit de vote, mais que les Etats gardent une marge d’appréciation en la matière4. Face à cette règle, le droit de vote des détenus crystallise une opposition grandissante entre les Etats et la Cour. Condamné car sa législation prive systématiquement du droit de vote «tous les détenus condamnés purgeant leur peine (…), quelle que soit la durée de [cette] peine et indépendamment de la nature ou de la gravité de l’infraction qu’ils ont commise et de leur situation personnelle»5, le Royaume-Uni a décidé de ne pas se conformer à la décision de la Cour. Après maints rebondissements jurisprudentiels6 c’est finalement cette dernière qui va tempérer sa jurisprudence arguant, dans une décision Scoppola c. Italie7 (dans laquelle le Royaume-Uni était tiers intervenant), que le «législateur peut décider de retirer ledit droit à certaines classes de détenus»8. A n’en pas douter, le droit de vote des détenus est en sursis.
La seconde crainte concerne l’application du droit du travail au détenu. Dans un arrêt récent concernant la Suisse9 et relatif à l’obligation faite à un détenu de travailler après l’âge de la retraite, la Cour a estimé qu’il n’existait aucun consensus européen et, dès lors que les autorités suisses bénéficiaient sur cette question d’une marge d’appréciation considérable, arguant ainsi que le travail en détention est un des éléments permettant de réduire «(l)es effets nocifs de la détention». Si l’on peut excuser l’erreur d’appréciation de la Cour quant au travail en prison, il est plus difficile d’excuser son oubli de la Règle pénitentiaire européenne N° 105.2 qui énonce que «les détenus condamnés n’ayant pas atteint l’âge normal de la retraite peuvent être soumis à l’obligation de travailler», excluant ainsi les détenus ayant atteint l’âge de la retraite.
Comprendre ces jurisprudences oblige une hypothèse: tant le Royaume-Uni que la Suisse ont laissé entendre une possible dénonciation de la Convention européenne. Si le Royaume-Uni l’a clairement déclaré après l’arrêt Hirst10, la Suisse, de son côté, est confrontée à un référendum populaire (et populiste) qui garantirait la primauté du droit national sur le droit international. Gageons que ces contextes n’ont pas échappé à la Cour qui, malheureusement, a peut-être préféré tempérer sa jurisprudence plutôt que d’affirmer son autorité.
2. Jurisprudence protectrice
Cela étant, il serait erroné de penser que la Cour ne rend que ce type de jugements; dans l’ensemble, sa jurisprudence est protectrice des droits de détenus et l’interprétation des art. 3 et 8 le prouve. Dans le cadre de ce court article relevons simplement que la Cour a dernièrement condamné la Belgique, à la faveur d’un arrêt pilote, pour violation de l’article 3 CEDH pour avoir maintenu interné dans une prison et durant de nombreuses années une personne souffrant d’un handicap mental sans qu’il puisse de ce fait bénéficier des soins nécessaires. La Cour estime que «l’encadrement médical des internés dans les ailes psychiatriques des prisons n’est pas suffisant»11. Certainement la Suisse devrait s’inspirer de cette jurisprudence.
La Cour a par ailleurs rappelé, dans deux arrêts récents, la nécessité de garantir une vie privée même derrière les barreaux. Premièrement, elle a rappelé que l’intimité dans les cellules – notamment en ce qui concerne les toilettes – ne souffre d’aucune exception et doit être garantie pour tous les détenus12. Deuxièmement, elle a estimé, dans l’arrêt Biržietis c. Lituanie, que «l’interdiction absolue (faite au requérant) de laisser pousser une barbe, indépendamment de toute considération hygiénique, esthétique ou autre, n’était pas proportionnée à l’objectif de défense de l’ordre et de prévention de la criminalité en prison tel que présenté par le gouvernement»13. Elle reconnaît ainsi au requérant son droit d’exprimer sa personnalité et son identité.
Ainsi, si la Cour a habitué les Etats et les observateurs à être toujours plus protectrice des droits énoncés par la CEDH, le contentieux lié aux conditions de détention laisse tout de même quelques inquiétudes. Même si ces dernières ne concernent que quelques droits, il sied de rappeler que, si l’on ne peut tous les garantir, il y a des risques qu’aucun ne soit pleinement respecté.