La cause, comme souvent lorsque se posent ces questions, attire la sympathie: la victime d’un mésothéliome pleural malin, puis sa veuve, attaquent, en 2005 et 2006, l’ancien employeur de la victime, coupable de l’avoir exposé à l’amiante dans les années septante. Par la même occasion, la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (SUVA) fait également l’objet de prétentions de la veuve. L’arrêt du Tribunal fédéral était prévisible:
les deux actions sont prescrites conformément à l’article 60 CO et à l’article 20 al. 1er de la loi fédérale sur la responsabilité de la Confédération, des membres de ses autorités et de ses fonctionnaires. Les deux dispositions prévoient un délai absolu de prescription (pour l’article 60 CO) ou de péremption (pour l’article 20 al. 1er LRCF) de dix ans dès l’acte dommageable.
Comment? Une prétention prescrite avant même que la victime n’ait appris l’existence de sa maladie? La Cour européenne des droits de l’homme a tranché:
«La Cour estime que, lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de péremption ou de prescription.
»Partant, au vu des circonstances exceptionnelles de la présente espèce, la Cour estime que l’application des délais de péremption ou de prescription a limité l’accès à un tribunal à un point tel que le droit des requérantes s’en est trouvé atteint dans sa substance même.»1
L’arrêt tombe à point nommé pour s’inviter dans les débats suisses. La Confédération envisage une réforme globale du droit de la prescription, qui consisterait à ne plus faire de distinction entre la prescription contractuelle et la prescription délictuelle. Dans les deux cas s’appliqueraient un délai de prescription relatif de trois ans dès le moment où le créancier a eu connaissance de la créance et du débiteur et un délai absolu de dix ans dès l’exigibilité de la créance ou le fait dommageable. Le délai absolu serait prolongé à trente ans dans les cas d’atteinte à l’intégrité corporelle2.
Cette augmentation du délai absolu n’apporterait qu’une réponse très partielle à l’arrêt de la Cour: le point de départ du délai resterait le fait dommageable. Le risque de prétentions prescrites avant d’avoir pu être exercées ne serait nullement exclu, dans notre monde inquiétant où les produits de la vie moderne sont toujours plus suspects de créer des effets indésirables à très long terme. Pour se conformer à l’arrêt de la Cour, c’est le dies a quo qu’il faudrait revoir. Une autre approche pourrait être de travailler sur les motifs de suspension de la prescription: l’article 134 ch. 6 CO permet déjà de ne pas faire courir la suspension tant qu’il est impossible de faire valoir la créance devant un tribunal suisse. Ne peut-on considérer qu’il est «impossible de faire valoir devant un tribunal suisse» une prétention liée à une maladie qui ne s’est pas déclarée? Une interprétation extensive de l’article 134 ch. 6 CO, qui devrait être étendu aux délais de péremption du droit public, pourrait être une réponse possible aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme.
Faut-il choisir entre l’Europe et les droits de l’homme?
Cela dit, le principe posé par l’arrêt dérange. Selon la Cour, il est contraire au principe du procès équitable, et donc aux droits de l’homme, qu’après un certain laps de temps une prétention ne puisse plus être exercée, alors qu’elle n’a jamais pu l’être auparavant. C’est pourtant un des effets classiques de la prescription, qu’il s’agisse de la prescription pénale (le criminel n’a pas été retrouvé) ou civile (le défaut de la chose s’est révélé après l’expiration du délai de garantie).
Le paragraphe 2 de l’article 10.2 des principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, qui représentent l’un des états les plus aboutis des efforts de syncrétisme des traditions juridiques mondiales, prévoit un délai maximum de dix ans à compter du moment où le droit pouvait être exercé, «indépendamment de la connaissance réelle ou présumée du créancier», ajoute le commentaire officiel. Faut-il pour autant brandir l’étendard des droits de l’homme devant les locaux d’Unidroit?
La directive européenne 85/374 sur la responsabilité du fait des produits défectueux prévoit, en son article 11, une prescription de dix ans dès la mise en circulation des produits. Qu’importe si les effets indésirables du produit ne se révèlent qu’après ce délai: aucune prolongation n’est possible si l’action n’a pas été introduite dans les dix ans. Bref, les producteurs d’amiante des années septante peuvent être tranquilles.
Cette directive a été reprise de façon autonome par notre pays, avec la loi sur la responsabilité du fait des produits, qui intègre bien sûr, en son article 10, le principe d’un délai absolu de dix ans dès la mise en circulation du produit. Faut-il en conclure que la Suisse viole les droits de l’homme par eurocompatibilité? Va-t-elle devoir choisir entre le législateur européen et le juge des droits de l’homme?
Enfin, les conventions mondiales du droit du transport international prévoient en général un délai de prescription bref dont le dies à quo est la date d’arrivée à destination. La récente Convention de Montréal pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international prévoit ainsi, en son article 35, que l’action en responsabilité doit être intentée contre le transporteur aérien, sous peine de déchéance, dans le délai de deux ans à compter de l’arrivée à destination. Le passager malheureux dont les séquelles d’un vol inconfortable ne se révèlent que tardivement ne peut que constater que ses droits sont prescrits. Cette règle a été intégrée dans un règlement européen et s’applique dans toute l’Union européenne.
La Suisse viole peut-être les droits de l’homme, mais elle a la communauté juridique tant européenne que mondiale avec elle.
Des prescriptions qui s’étendent à l’infini
Alors, où est le problème? Réside-t-il dans le principe d’une prétention qui n’a jamais pu être exercée? Dans la durée jugée trop courte? Dans le dommage, correspondant à une atteinte grave à l’intégrité corporelle?
Si c’est le principe, la réforme du droit suisse ne suffira pas. Le principe d’un délai absolu dont le dies a quo est le jour de l’acte dommageable reste ancré dans le projet. Nos experts n’ont plus qu’à le revoir, à la lumière de l’arrêt de la Cour. Cela dit, la question de fond est de savoir si des prescriptions à ressort, qui s’étendent potentiellement à l’infini, sont souhaitables. Les juristes doivent-ils se transformer en généalogistes pour rechercher les descendants lointains des auteurs d’actes illicites oubliés de l’histoire? Faut-il vraiment que les arrière-petits-enfants du faussaire soient poursuivis par les arrière-petits-enfants de l’acheteur grugé, lorsqu’ils découvrent que le tableau est un faux? Pour les crimes de l’histoire, faut-il laisser la pénible question des repentances du passé pénétrer le droit privé? L’exception de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité doit-elle devenir la règle?
Si c’est la durée, la réforme du droit suisse de la prescription apportera une réponse partielle, puisque le délai absolu sera porté à trente ans pour les atteintes à l’intégrité corporelle. Mais pourquoi trente ans plutôt que dix, et pourquoi pas quarante? La situation reste tout aussi injuste pour celui qui a subi, dans son enfance, un dommage qui ne se révèle qu’au soir de sa vie. Les prouesses des explorateurs de l’inconscient permettent de remonter loin dans la petite enfance, au berceau parfois, selon eux. Faut-il alors prévoir la durée d’une vie? Mais dans ce cas, n’est-on pas injuste avec les familles éplorées de la victime décédée? A partir de quelle durée le droit doit-il laisser la place à l’histoire? Combien d’années faut-il au passé pour passer?
Si c’est le dommage, c’est que les juges ont été sensibles à l’aspect tragique de l’affaire, et à la somme des souffrances accumulées. On peut les comprendre. La solution se trouve-t-elle pour autant dans une approche compassionnelle du droit? Faut-il un délai de prescription à géométrie variable, selon la gravité de l’atteinte? Il suffit de poser la question pour voir que cette approche ne peut conduire à une solution juridique satisfaisante et prévisible.
Ils doivent prouver que c’est à cause de «notre» pétrole
Peut-être cet arrêt est-il l’occasion de réfléchir plus profondément aux difficultés juridiques inhérentes à ces maladies révélées tardivement en lien avec les pratiques douteuses de nos sociétés modernes. Amiante, tabac, marées noires, ondes variées et diverses, déchets nucléaires, peintures toxiques, médicaments et chirurgie de confort, farines animales, OGM, pesticides ravageurs… la liste est longue de ces petites bombes qui encombrent notre quotidien et dont on ne sait jamais si, quand et où elles vont exploser.
La question de la prescription n’est que le paravent de ces difficultés juridiques, qui appellent une réflexion de fond sur la responsabilité liée aux dangerosités potentielles de produits nouveaux. En particulier, les incontournables difficultés de l’établissement de la causalité mettent bien plus en péril le droit des victimes à un procès équitable que la question de
la prescription. Qu’il nous soit permis de conclure cette brève analyse par cet extrait d’un ouvrage de Greg Palast(3), dont l’ironie mordante, souvent excessive mais toujours avisée, éclaire d’une lumière crue les faiblesses de nos systèmes juridiques.
«Quoi qu’il en soit, me dit-il, les parents d’enfants décédés allaient se retrouver face à un obstacle de taille lors du procès: «Si quelqu’un a attrapé un cancer ici, ils doivent pouvoir prouver que c’est à cause du pétrole brut ou des installations des compagnies pétrolières. Et, dans un second temps, ils doivent prouver que c’est à cause de «notre» pétrole.» Perez s’est calé au fond de son fauteuil avec un grand sourire. «Et ça, c’est absolument impossible.» Son sourire est devenu encore plus rayonnant.»
Ce n’est pas la réforme du droit de la prescription qui lui fera perdre son sourire.