Il n’a ainsi tout simplement pas examiné le grief de violation de la garantie des droits politiques qu’invoquaient les recourants. Ceux-ci soutenaient que la question soumise au vote violait le principe de l’unité de la matière en empêchant l’expression fidèle et sûre de la volonté des citoyennes et des citoyens (art. 34 al. 2 Cst.). Ces arrêts du TF1 posent à l’évidence un problème à la fois juridique, institutionnel et politique que l’on aborde ici en tentant d’esquisser des solutions.
Historique
Lors de deux votations fédérales, en 2017, le souverain a rejeté la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) ainsi que la prévoyance vieillesse 2020 (PV 2020). Le Conseil fédéral et le Parlement ont alors estimé qu’il était nécessaire de revisiter le projet RIE III en prévoyant des compensations sociales à la perte de recettes fiscales.
Dans un premier temps, le Conseil fédéral avait proposé cette compensation par un relèvement des allocations familiales. Le Parlement a finalement imaginé de rapprocher la question de l’assainissement de l’AVS de celle de la réforme fiscale en adoptant la Loi fédérale relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS (RFFA). Malgré un avis de droit de l’Office fédéral de la justice2 qui faisait part de ses doutes quant à la compatibilité de ce projet avec la garantie des droits politiques résultant de l’art. 34 al. 2 Cst., sous l’angle du respect du principe de l’unité de la matière, ce projet a été adopté, puis soumis au référendum. Il a été accepté en votation populaire par 66,4% des votants, le 19 mai 2019.
La garantie des droits politiques en tant que droit fondamental
La garantie des droits politiques figure au chapitre des droits fondamentaux de la Constitution fédérale. L’exigence de l’unité de la matière découle de la liberté de vote et, en particulier, du droit à la libre formation de l’opinion des citoyennes et des citoyens et à l’expression fidèle et sûre de leur volonté (art. 34 al. 2 Cst.). Selon une jurisprudence constante du TF3, elle interdit de mêler, dans un même objet soumis au peuple, plusieurs propositions de nature ou de but différents, qui forceraient ainsi le citoyen à une approbation ou à une opposition globale, alors qu’il pourrait n’être d’accord qu’avec une partie des propositions qui lui sont soumises. Il doit ainsi exister, entre les diverses parties d’un objet soumis au peuple, un rapport intrinsèque ainsi qu’une unité de but, c’est-à-dire un rapport de connexité qui fasse apparaître comme objectivement justifiée la réunion de plusieurs propositions en une seule question soumise au vote.
Les recourants ont contesté le résultat de la votation devant le Tribunal en invoquant la violation de ce principe. Parfaitement conscients de la teneur de l’art. 189 al. 4 Cst., ils soulignaient qu’ils ne s’en prenaient pas à l’acte de l’Assemblée fédérale en tant que tel, mais contestaient les résultats du vote dans la mesure où celui-ci n’avait pas pu s’exprimer d’une manière conforme au droit fondamental découlant de l’art. 34 al. 2 Cst. Le projet ainsi ficelé était le résultat d’une négociation politique, en soi concevable dans un système de démocratie représentative, mais incompatible avec le système de démocratie directe lorsque l’hypothèse de l’aboutissement d’un référendum se réalise. En effet, l’électeur est dans une position différente de celle des groupes politiques: il n’est pas en mesure de négocier pour obtenir un avantage en échange d’un compromis, mais il ne peut qu’accepter ou refuser l’objet qui lui est soumis. Or, si l’acceptation d’une partie de cet objet implique des concessions dans un domaine complètement différent, l’électeur ne peut plus exprimer sa volonté librement4.
Retenue excessive du TF ou nécessité de légiférer?
S’il semble incontestable que la loi RFFA viole le principe de l’unité de la matière5 et, par conséquent, le droit fondamental des citoyennes et des citoyens à la liberté de vote, le problème réside dans le fait que le TF a simplement refusé d’entrer en matière sur ce grief en se réfugiant derrière l’art. 189 al. 4 Cst. Cela est évidemment insatisfaisant sur le plan de la protection des droits fondamentaux. Une disposition constitutionnelle figurant simplement dans le chapitre concernant l’organisation des autorités et leurs compétences sert ainsi de prétexte pour ne pas examiner une question cruciale touchant à la protection d’un droit fondamental.
Remède possible
Si un nouveau compromis de ce type devait faire l’objet d’un référendum (par exemple, si l’Assemblée fédérale décidait d’adopter un arrêté fédéral unique prévoyant l’acquisition de nouveaux avions de combats pour 6 milliards de francs et simultanément l’allocation d’un montant de quelques milliards en faveur d’un fonds pour l’aide au développement), il vaudrait probablement la peine de remettre l’ouvrage sur le métier pour amener le TF a reconsidérer sa position en soutenant que la protection de la liberté de vote des citoyennes et des citoyens ne peut être battue en brèche par une disposition constitutionnelle de nature organisationnelle.
Sur le plan législatif, une initiative parlementaire (18.436) est en cours d’examen. Elle vise à inscrire dans la loi l’obligation pour tout acte soumis ou sujet au référendum de respecter l’unité de la matière. Dans un premier temps, elle a été acceptée par six voix contre quatre et deux abstentions par la Commission compétente du Conseil des Etats. Elle a en revanche été rejetée par treize voix contre dix et deux abstentions par la Commission compétente du Conseil national.
Il est ainsi vraisemblable qu’une solution législative éviterait au TF de se figer dans une position institutionnelle trop rigide face à son obligation de garantir les droits fondamentaux. On pourrait parfaitement concevoir que la Loi fédérale sur les droits politiques (LDP) prévoie – mais uniquement en cas d’aboutissement d’un référendum au sujet d’un acte unique de l’Assemblée fédérale modifiant plusieurs lois fédérales ou impliquant deux décisions sans connexité objective entre elles – que celui-ci doit obligatoirement être soumis au vote de telle manière que le souverain puisse se prononcer séparément sur chacun des objets en cause.
* Avocat des recourants contre le résultat de la votation RFFA, ancien conseiller d’Etat (VD) et ancien conseiller national.
1 Cf. notamment TF 1C_323/2019 du 24.6.2019.
2 parlament.ch/centers/documents/fr/stellungnahme-bj-einheit-materie-18-031-f.pdf
3 ATF 137 I 200, c. 2.2 et les références citées.
4 ATF 137 I 200, c. 4.2.
5 Samuele Vorpe, La RFFA e il principio dell’unità della materia, NF 3/2019, p. 115; Andreas Auer, Die Reform des Altersvorsorge 2020 und der Grundsatz der Einheit der Materie, Napoleon’s Nightmare 15.9.2019.