L’application pratique des droits constitutionnels a toujours passionné Arun Bolkensteyn(1), ancien assistant de la Faculté de droit de Genève et désormais greffier au Tribunal administratif fédéral, à Saint-Gall. A Lausanne, il avait interpellé la société Pathé pour lui avoir refusé l’entrée d’un cinéma lors d’une nuit réservée aux femmes, un procédé qu’il estimait contraire au principe d’égalité. Il publie aujourd’hui une thèse sur un sujet fort peu traité par la doctrine(2), soit le contrôle des normes par les cours constitutionnelles cantonales, mais aussi par le Tribunal fédéral (TF).
«J’ai approché le professeur Vincent Martenet, qui a dirigé ma thèse à l’Université de Lausanne, parce que je me demandais comment fonctionnaient ces institutions relativement nouvelles que sont les cours constitutionnelles cantonales, à commencer par celle du canton de Vaud, explique Arun Bolkensteyn. Le sujet s’est élargi, puisqu’il comprend toute une partie sur le contrôle abstrait des normes effectué par le TF, selon l’art. 82 lit. b LTF. C’est le canton de Nidwald, à la fin des années 1960, qui a été doublement pionnier en étant le premier à créer une cour constitutionnelle cantonale et a lancé également la vague de révisions constitutionnelles cantonales qui a suivi. Cependant, toutes ces révisions n’ont pas abouti à créer une cour constitutionnelle cantonale, soit par crainte des coûts que cela entraînerait, d’une institution trop lourde, qui allongerait la procédure, risquerait d’instituer un «gouvernement des juges» et représenterait un doublon par rapport au contrôle institué au niveau fédéral.»
Qualité pour agir plus large
En fait, relève l’auteur, les cours constitutionnelles cantonales permettent un contrôle plus poussé, car le TF effectue lui aussi un contrôle abstrait, en dehors d’un cas d’application, mais limité à l’arbitraire s’agissant du droit cantonal. «Le TF a ainsi rendu un arrêt sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics à Genève, qui constatait que l’art. 178B Cst/GE était une disposition-programme visant à protéger le public de la fumée passive, mais qui devait être concrétisée par une loi formelle, mandat dont l’accomplissement n’était examiné que sous l’angle de l’arbitraire(3). Le recours a été rejeté. Si la cour constitutionnelle genevoise avait été en vigueur, un contrôle plus poussé aurait été possible», juge le spécialiste. Dans d’autres cas, c’est la qualité pour recourir au TF qui est plus restreinte qu’au niveau cantonal. Il en est ainsi d’un arrêt vaudois concernant une disposition interdisant de procéder au renvoi d’un sans-papier avant l’échéance du délai de recours. «Le Conseil d’Etat n’aurait pas pu recourir au TF, mais il a pu le faire à la cour constitutionnelle vaudoise(4).» Un autre avantage peut être de bénéficier de l’effet suspensif lors de recours devant une cour constitutionnelle cantonale, une garantie limitant les risques d’incertitude juridique qui n’est octroyée qu’avec parcimonie par le Tribunal fédéral.
Le contrôle concret, soit à l’occasion d’un cas d’application, reste, lui, du ressort des tribunaux ordinaires du canton; seule la Cour constitutionnelle des Grisons permet un contrôle concret contre certaines décisions du Parlement cantonal.
Pistes de recours
«Dans de nombreux cantons, il ne s’agit pas d’une Cour constitutionnelle à part entière, pouvant revoir les lois cantonales, comme dans les cantons de Vaud, du Jura, des Grisons et de Nidwald mais d’une simple Chambre du Tribunal cantonal. Certains cantons n’auraient sans doute rien fait s’ils devaient assumer les frais d’une Cour à part entière, et d’autres ont fortement réduit les compétences de cette instance. Les deux Bâles ont, par exemple, une compétence d’examen réduite aux seules ordonnances; Schaffhouse et Argovie n’examinent que les prescriptions administratives par une Chambre du Tribunal administratif.»
Les droits constitutionnels cantonaux sont assez peu invoqués par les plaideurs, qui trouveraient peut-être à les invoquer des pistes de recours intéressantes, relève Arun Bolkensteyn: «En matière de bourses d’études, l’art. 39 Cst/GE invoquant le droit à un niveau de vie suffisant pourrait être une voie intéressante à étudier vu le nombre de recours portant sur les montants accordés.
»Par ailleurs, l’art. 16 I Cst/Ge sur le droit d’accès des handicapés aux bâtiments et prestations destinées au public pourrait être un moyen de contester une situation bloquant l’accès des invalides à certaines prestations, comme par exemple dans l’arrêt 4A_367/2012, où le Tribunal fédéral avait confirmé le refus d’accès d’un handicapé à une salle de cinéma, l’exploitant invoquant des directives de sécurité et une construction antérieure à la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées.»
Peu d’arrêts
Le nombre de recours traité par ces cours constitutionnelles est encore relativement réduit. «En neuf ans, le canton de Vaud a examiné quelque 80 recours, mais rendu une soixantaine d’arrêts seulement. Il est frappant de relever que le débat judiciaire public prévu par le législateur vaudois pour cette instance, sauf dans le cas où elle prendrait une décision contraire unanime, est devenu l’exception, la Cour constitutionnelle vaudoise réglant l’essentiel des dossiers par voie de circulation», remarque l’auteur. Quant aux thèmes, ils touchent globalement le citoyen de près, comme l’interdiction de fumer dans les lieux publics, les chiens dangereux, la vidéosurveillance ou la loi sur les manifestations dans les lieux publics, l’ampleur des tarifs des EMS appliquée aux résidants, l’aide d’urgence aux requérants déboutés ou l’étendue du renseignement due par les bénéficiaires de l’aide sociale. «S’agissant de l’aide sociale, une des difficultés est que la loi vaudoise prévoit que seules les directives publiées peuvent être contestées, et souvent, les directives d’application définissant la situation des bénéficiaires ne le sont pas», ajoute l’auteur, qui relève que, à Genève, un amendement étendant le contrôle aux directives n’a pas été accepté.
Au Tribunal fédéral, 55% des recours sur la période 2005 à 2013 contre des actes normatifs cantonaux sont en français (dus notamment au grand nombre d’avocats genevois) et en italien (plusieurs recours l’an dernier concernent la loi tessinoise sur la fusion de communes). L’existence d’une cour constitutionnelle cantonale est un argument en faveur d’une décharge de la Cour suprême, puisque, lorsqu’elle existe, dans la plupart des cas, la procédure se termine à ce niveau. «Dans le canton de Vaud, seul un tiers des recours de la cour constitutionnelle ont été transmis au TF, une proportion qu’on retrouve aux Grisons. Dans le Jura, la proportion n’est même que de 13%», signale Arun Bolkensteyn.
Indépendance politique
Enfin, la nouvelle cour constitutionnelle genevoise permettra selon l’auteur une meilleure indépendance politique lors de l’examen de la validité des initiatives cantonales, qui était jusqu’alors du ressort du Grand Conseil: «Cet examen offrira désormais plus de garanties de reposer sur des critères uniquement juridiques, alors que le risque existait préalablement que le Parlement écarte les initiatives qui, politiquement, lui déplaisaient.»
(1) BOLKENSTEYN, Arun, Le contrôle des normes, spécialement par les cours constitutionnelles cantonales, Berne, Stämpfli, 2014.
(2) A l’exception de quelques articles de doctrine limités à l’examen d’un canton et de l’ouvrage relativement ancien de MORITZ, Jean, La juridiction constitutionnelle dans le Canton du Jura, Faculté de droit et des sciences économiques, Porrentruy, 1993.
(3) ATF 136 I 241.
(4) Arrêt CCST.2008.0002 du 15 août 2008.