plaidoyer: L’initiative dite aussi «pour l’autodétermination» place la Constitution au-dessus du droit international, mais elle prévoit, en même temps, que le TF doit appliquer certains traités internationaux. C’est plutôt contradictoire?
Pascal Mahon: En effet. L’article 5 al. 4 de l’initiative place la Constitution au-dessus du droit international, sous réserve des règles impératives du droit international. Mais à l’article 190, il est dit que «le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et les traités internationaux dont l’arrêté d’approbation a été sujet ou soumis au référendum». Dans un cas concret, un tel traité l’emporterait par conséquent sur la Constitution. Par la suite, devrait-il être renégocié ou dénoncé? On pourrait le penser, à la lecture du nouvel art. 56a proposé, mais le texte est difficile à interpréter.
Et la suprématie de la Constitution serait relative, puisque l’initiative n’introduit pas de contrôle de constitutionnalité des lois fédérales?
Dans la logique de l’initiative, on aurait dû mettre la Constitution tout en haut, non seulement au-dessus du droit international, mais aussi des lois fédérales. Mais les initiants n’ont pas voulu toucher à l’immunité des lois fédérales, optant pour une distinction entre les traités assujettis au référendum, qui lieraient le Tribunal fédéral, et ceux qui ne le sont pas, qui ne le lieraient plus. Leur but est en réalité de donner moins de pouvoir au TF, pour l’empêcher de dire qu’un traité international peut l’emporter sur une initiative plus récente. Si l’intitulé de l’initiative s’en prend aux juges étrangers, ce sont en fait les juges suisses qui sont davantage touchés… Autre paradoxe: on veut limiter le pouvoir du juge, mais le texte comprend tellement de contradictions et de zones d’ombre qu’il donnera plus de travail – et de pouvoir – à ceux qui devront l’interpréter, notamment aux juges!
Dans la logique de l’initiative, l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) l’emporterait sur la Constitution, puisqu’il a été sujet à référendum?
Selon le nouvel art. 190, le TF serait en effet obligé d’appliquer l’ALCP dans un cas concret. Se poserait ensuite la question de savoir si l’accord devrait être renégocié ou dénoncé, avec les difficultés d’interprétation évoquées plus haut. Les initiants affirment pourtant que le TF ne pourrait plus dire que l’ALCP l’emporte sur l’initiative «contre l’immigration de masse», ce qui est faux. De même, ils estiment que la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne pourrait plus l’emporter sur l’initiative sur le renvoi.
La CEDH figurerait au nombre des traités non soumis au référendum, que le TF n’aurait pas à appliquer?
Le texte de base de la CEDH n’a effectivement pas été assujetti au référendum, parce qu’il n’avait pas à l’être, selon le droit de l’époque, mais plusieurs protocoles additionnels l’ont été. C’est le cas par exemple du Protocole 14 qui a réformé le mécanisme de recours à la Cour. Faut-il en conclure que la moitié du traité a été assujettie au référendum et l’autre pas? Une fois de plus, on voit que la distinction opérée à l’art. 190 pose de gros problèmes d’interprétation. La doctrine majoritaire et le Conseil fédéral estiment à juste titre qu’on peut voir la CEDH comme un traité ayant été assujetti au référendum. Car non seulement des protocoles additionnels qui ont modifié le texte de base l’ont été, mais le contenu de la CEDH est semblable à celui du Pacte ONU II, qui a, lui, été assujetti. De plus, le catalogue des droits fondamentaux de la CEDH a servi de base pour établir celui de la Constitution fédérale, approuvée par le peuple et les cantons.
En quoi les conditions auxquelles il faudrait dénoncer un traité ne sont pas claires?
L’art. 56a prévoit qu’en cas de conflit entre la Constitution et un traité, les autorités doivent renégocier le traité, et au besoin le dénoncer. Mais que faut-il entendre par «conflit»? Faut-il une condamnation préalable par la CrEDH? Dans le cas de l’interdiction des minarets, la Cour n’a par exemple pas condamné la Suisse. Mais admettons qu’il y ait un conflit, il faudrait renégocier la CEDH, ce qui n’est guère possible. Donc, il s’agirait «au besoin» de la dénoncer. Mais que signifie «au besoin»? Est-ce une ultima ratio? Faut-il dénoncer tout le traité à cause d’une seule disposition ou existe-t-il une marge de manœuvre? Beaucoup de questions restent ouvertes, que les autorités politiques ou judiciaires devraient interpréter. On pourrait croire que c’est le but des initiants: pouvoir se plaindre que les autorités ne respectent pas la volontaire populaire...
La primauté du droit international, à laquelle s’en prend l’initiative, n’est pourtant pas une règle complètement rigide?
La relation entre droit international et droit interne est complexe, en Suisse comme dans les pays qui nous entourent. La règle générale est la primauté du droit international, mais les Etats se réservent une soupape, permettant une souplesse dans des cas concrets. En Suisse, une loi fédérale l’emporte à titre exceptionnel quand le législateur a volontairement dérogé à un traité antérieur. C’est la jurisprudence «Schubert». Mais celle-ci est tempérée par la jurisprudence dite «PKK», selon laquelle le droit international des droits de l’homme prime même sur des lois postérieures. Quant aux dispositions constitutionnelles, elles l’emportent sur un traité antérieur, mais pas forcément quand le traité en question garantit des droits fondamentaux: c’est ce qu’a affirmé le TF dans deux arrêts récents (ATF 139 I 16 et 142 II 35), dont le premier a motivé le lancement de l’initiative dont nous parlons.
Avec l’acceptation de l’initiative, ce sont des principes de base du droit des traités qu’on bafouerait?
Le principe de base est «pacta sunt servanda». Si un pays ne veut plus être lié par un traité, il doit le dénoncer. Mais il ne peut pas dire à l’avance, au moment de la ratification, ou après, qu’il se réserve désormais le droit de ne pas le respecter. Et c’est pourtant ce que fait l’initiative! Et non seulement pour les traités futurs, mais pour tous ceux que la Suisse a déjà ratifiés, même depuis longtemps: c’est la clause de rétroactivité qui accompagne l’initiative. Si tous les Etats pratiquaient ainsi, il n’y aurait plus de droit international. Celui-ci repose sur le principe de fidélité aux engagements pris, qui prévaut de manière générale en droit des contrats. En comparaison, on pourrait difficilement conclure un contrat de travail en se réservant à l’avance le droit de ne pas le respecter, par exemple d’arriver en retard le matin.
Et cela concerne un nombre important de traités…
Entre 4000 et 5000 traités ont été ratifiés par la Suisse, dont la plupart n’ont pas été assujettis au référendum, c’est-à-dire que selon l’initiative, ils ne lieraient pas le TF. De plus, la distinction opérée par l’art. 190 n’est pas proportionnelle à l’impact du traité: certains accords passés par la Suisse sont importants mais n’ont pas été assujettis au référendum, et vice versa.
Si on retenait l’hypothèse que la CEDH est un traité non soumis au référendum, le TF ne pourrait pas l’appliquer, avec de graves conséquences sur la protection des droits fondamentaux?
Les initiants disent que leur texte ne toucherait pas les droits fondamentaux, car ceux-ci sont déjà garantis par la Constitution fédérale. Mais ce n’est pas exact, en raison du principe de l’immunité des lois fédérales. Si l’une d’elles viole la Constitution, elle ne peut pas être contrôlée par le TF. En revanche, elle peut être contrôlée par rapport à la CEDH. Or, avec l’initiative, on musèle le juge national, qui ne pourrait plus faire primer la CEDH sur une loi fédérale.
C’est d’ailleurs l’un des buts de l’initiative?
Probablement, mais ce n’est pas clair. Les initiants disent que la relation entre la loi et le traité international ne changerait pas, et que ce dernier continuerait de l’emporter: ce n’est que la place de la Constitution qui, d’après eux, changerait (et pas la relation entre traité et loi). Mais on peut interpréter leur texte autrement, puisque l’art. 190 implique que la plupart les traités internationaux ne lieraient plus le TF. On pourrait en déduire qu’en cas de conflit, c’est la loi qui l’emporte. Mais cela reste un point obscur – encore un – du texte.
Ce sont des arguments qui semblent peu intéresser les initiants?
On entend dire que leur objectif n’a rien à voir avec le texte, puisqu’il s’agirait, sur le plan politique, d’empêcher l’accord institutionnel avec l’Union européenne. C’est intéressant de voir qu’on peut utiliser une initiative pour un but étranger au texte lui-même…
Aurait-il fallu opposer un contre-projet à cette initiative?
Non, car il ne pouvait aller que dans le sens de l’initiative. Certains proposaient un contre-projet codifiant la jurisprudence du Tribunal fédéral, notamment celle dite «Schubert» prévoyant une dérogation possible à un traité. Mais on aurait alors fixé cette règle à l’avance, dans l’abstrait, alors qu’elle ne peut s’appliquer que dans un cas concret.
Que faudrait-il faire des initiatives dont on sait, à l’avance, qu’elles poseront de gros problèmes d’application?
Je ne suis pas favorable à une limitation du droit d’initiative. Mais il faudrait informer clairement les citoyens, et leur dire, avant la votation, que l’initiative ne sera appliquée que si elle peut l’être conformément au droit international.