Dans la dernière phase de la procédure préliminaire, le Ministère public procède à la clôture de l’instruction lorsqu’il estime que son enquête est complète. Il lui appartient alors de déterminer si et de quelle manière la procédure pénale doit se poursuivre. Il doit ainsi soit prononcer le classement de l’affaire, soit rendre une ordonnance pénale, soit engager l’accusation en rédigeant un acte d’accusation1. Cette concentration de compétences entre les mains du Ministère public, parfois qualifiée de «système suisse» par opposition à d’autres systèmes de mise en accusation, «vise à simplifier le déroulement des instances» et «à rendre plus rigoureuse l’articulation des étapes précédant la procédure judiciaire proprement dite», notamment dans le but de «contribuer à accroître l’efficacité des procédures pénales»2.
Le classement revient à abandonner la poursuite pénale, et donc à clôturer la procédure sur les points qu’il concerne3. L’art. 320 al. 4 CPP dispose de manière imprécise qu’«une ordonnance de classement entrée en force équivaut à un acquittement», puisque l’acquittement, contrairement au classement, constitue une décision au fond, assortie d’une autorité de chose jugée complète, sur laquelle il est impossible de revenir sans violer le principe «ne bis in idem»4.
Les motifs de classement
L’art. 319 CPP prévoit une liste exhaustive des cas dans lesquels le Ministère public est tenu de prononcer le classement de la procédure5. Selon le Message du Conseil fédéral, il s’agit de manière générale «de motifs qui, devant le tribunal, déboucheraient à coup sûr ou du moins très probablement sur un acquittement ou sur une clôture produisant des effets similaires»6. Un classement s’impose donc lorsqu’une condamnation paraît exclue avec une vraisemblance confinant à la certitude. Toutefois, la possibilité de classer la procédure ne doit pas être limitée à ce seul cas, car, sinon, le renvoi en jugement s’imposerait même en présence d’une très faible probabilité de condamnation7.
Selon l’al. 1 lit. a, le classement doit être ordonné «lorsqu’aucun soupçon justifiant une mise en accusation n’est établi». En cas de doute, le Ministère public doit donc dénoncer le cas au tribunal compétent par une mise en accusation, en application du principe «in dubio pro duriore»8, qui se déduit du principe de légalité de l’art. 5 al. 1 Cst.9. Le principe «in dubio pro reo», relatif à l’appréciation des preuves par l’autorité de jugement, ne s’applique donc pas à ce stade de la procédure10. En effet, comme l’a souligné le Tribunal fédéral, «en cas de doute, ce n’est pas à l’autorité d’instruction ou d’accusation mais au juge matériellement compétent qu’il appartient de se prononcer»11.
Dans le cadre d’une procédure, le Ministère public doit évaluer si une condamnation semble plus vraisemblable qu’un acquittement. Il dispose, dans ce cadre, d’un large pouvoir d’appréciation12. Lorsque les probabilités d’un acquittement et d’une condamnation paraissent équivalentes, il est en principe tenu de mettre le prévenu en accusation, d’autant plus lorsque les infractions sont graves13. Un simple soupçon, même insuffisant à ce stade de la procédure pour justifier en l’état une condamnation justifie la poursuite de l’enquête14.
Lorsqu’une cause porte sur des infractions pour lesquelles l’établissement des faits repose sur les dépositions contradictoires des parties, le Ministère public doit, en principe, procéder à la mise en accusation sauf, exceptionnellement, lorsque «rien ne permet de donner plus de poids à une version des faits qu’à une autre et qu’aucun résultat n’est à escompter d’autres moyens de preuve»15.
Dans chaque cas d’espèce, le Ministère public doit se livrer à une appréciation «tenant compte des intérêts variables qui peuvent se trouver en présence»16.
L’art. 319 al. 1 CPP liste les autres motifs de classement. Une procédure doit ainsi être classée «lorsque les éléments constitutifs d’une infraction ne sont pas réunis», «lorsque des faits justificatifs empêchent de retenir une infraction contre le prévenu», «lorsqu’il est établi que certaines conditions à l’ouverture de l’action pénale ne peuvent pas être remplies ou que des empêchements de procéder sont apparus» ou encore «lorsqu’on peut renoncer à toute poursuite ou à toute sanction en vertu de dispositions légales»17.
L’art. 319 al. 2 CPP prévoit encore que le classement peut être ordonné à titre exceptionnel si «l’intérêt d’une victime qui était âgée de moins de
18 ans à la date de commission de l’infraction l’exige impérieusement et le classement l’emporte manifestement sur l’intérêt de l’Etat à la poursuite pénale» (lit. a) et si «la victime ou, si elle n’est pas capable de discernement, son représentant légal a consenti au classement» (lit. b). Cet alinéa énumère des conditions qui doivent être cumulativement remplies pour qu’un classement exceptionnel puisse être ordonné18. Le classement de l’art. 319 al. 2 CPP est facultatif, par opposition au classement impératif de l’alinéa 119.
Approbation et recours
L’art. 322 CPP fixe les conditions d’approbation et les moyens de recours contre les classements du Ministère public. Il prévoit que «la Confédération et les cantons peuvent disposer que les ordonnances de classement doivent être approuvées par un premier procureur ou par un procureur général» et que «les parties peuvent attaquer l’ordonnance de classement dans les dix jours devant l’autorité de recours». Ce droit de recours «vise à faire contrepoids aux pouvoirs étendus dont jouit le Ministère public en matière de classement de la procédure»20.
La maxime «in dubio pro duriore» s’applique également à l’autorité judiciaire chargée de l’examen d’une décision de classement21.
En cas d’admission du recours, la procédure est renvoyée au Ministère public pour qu’il choisisse un autre mode de clôture de l’instruction. Il doit donc, dans ce cas, rendre une ordonnance pénale ou procéder à la mise en accusation22.
Reprise de la procédure préliminaire
En principe, le classement entraîne la clôture définitive de la procédure pénale23. Selon l’art. 323 al. 1 CPP, toutefois, «le ministère public ordonne la reprise d’une procédure préliminaire close par une ordonnance de classement entrée en force s’il a connaissance de nouveaux moyens de preuves ou de faits nouveaux qui (...) révèlent une responsabilité pénale du prévenu» et «ne ressortent pas du dossier antérieur». Ces deux conditions sont cumulatives24.
Les nouveaux moyens de preuves ou les faits nouveaux «peuvent être en rapport tant avec la question de savoir si l’on était en présence d’une infraction qu’avec les raisons qui ont amené à soupçonner la personne qui était alors prévenue»25.
Ainsi, «des moyens de preuves qui ont été cités, voire administrés dans le cadre de la procédure antérieure sans être toutefois complètement exploités, ne peuvent pas être considérés comme étant nouveaux»26.
Selon le Conseil fédéral, il ne faut pas limiter l’admissibilité des faits ou des moyens nouveaux à ceux dont le Ministère public ne pouvait absolument pas avoir connaissance, les autorités d’instruction étant «naturellement enclines à classer les procédures» en raison du grand nombre d’affaires pénales qu’elles ont à traiter. Dans ce cadre, le Message précise qu’«on ne saurait se montrer par trop exigeant s’agissant du respect du devoir de diligence»27.
Lorsque le Ministère public ou une partie, notamment la partie plaignante, a eu connaissance à l’époque d’un moyen de preuve ou d’un fait important, mais ne l’a pas soulevé dans la procédure ayant conduit au classement, la procédure ne peut souvent pas être reprise par la suite au détriment du prévenu sur la base de ce seul élément28.
Plusieurs classements romands injustifiés
Dans quelques arrêts récents, le Tribunal fédéral a considéré comme injustifiés des classements opérés par les Ministères publics des cantons romands. Tel fut notamment le cas dans plusieurs affaires mettant en cause des agents de détention.
Dans la célèbre affaire Skander Vogt, le détenu avait mis le feu à son matelas dans une cellule de haute sécurité de la prison vaudoise de Bochuz. Il était par la suite mort asphyxié, après avoir été laissé dans sa cellule durant près de deux heures. A la suite d’une plainte de sa sœur contre les personnes impliquées, notamment pour homicide par négligence, le ministère public avait prononcé un non-lieu, confirmé par les juges cantonaux. En 2012, le Tribunal fédéral a considéré que l’arrêt cantonal a retenu, dans le doute, la version la plus favorable aux accusés, appliquant ainsi à tort le principe «in dubio pro reo»29. L’arrêt souligne que «comme en atteste la longueur de l’arrêt attaqué, la cause soulève de nombreuses questions de fait et de droit, concernant notamment le déroulement précis des faits et, en particulier, le moment du décès, respectivement de l’intoxication irréversible», que «de nombreux services sont impliqués» et que «plusieurs négligences ont d’ores et déjà été constatées, l’une des questions à résoudre étant l’existence d’un rapport de causalité avec le décès». Selon les juges fédéraux, il n’était dès lors pas possible, à ce stade, de retenir qu’il n’existait aucun soupçon justifiant une mise en accusation ou que les éléments constitutifs d’une infraction n’auraient manifestement pas été réunis30. En janvier 2014, le gardien sous-chef a finalement été condamné par la justice vaudoise.
Dans une autre affaire vaudoise, qui a occupé la justice durant plus de cinq ans, un détenu avait porté plainte, en 2009, contre cinq surveillants pour lésions corporelles simples qualifiées et abus d’autorité. Alors qu’il avait été placé en cellule d’attente avant un entretien avec la directrice de la prison du Bois-Mermet, cinq gardiens lui avaient pris de force un petit tube de pommade qu’il avait refusé de leur remettre.
Après plusieurs classements, le Tribunal cantonal a rejeté le recours du plaignant, en considérant qu’un «faisceau d’indices concordants» permettait de privilégier la version des faits des gardiens, qui paraissait «plus crédible» que celle du recourant. En mars 2014, le Tribunal fédéral a annulé l’arrêt, en se basant sur le fait que des lésions avaient été causées au détenu afin de lui prendre le tube de force, et qu’il apparaissait «peu vraisemblable», vu que le détenu n’était «pas connu comme quelqu’un de dangereux» et vu la petite taille du tube, que celui-ci «ait présenté un risque sécuritaire»31. En mars 2015, les gardiens ont été acquittés par le Tribunal de police de Lausanne.
Dans une affaire genevoise, un détenu de la prison de Champ-Dollon avait déposé plainte contre plusieurs gardiens pour injure, abus d’autorité et incitation au suicide. Il se plaignait notamment, alors qu’il avait été placé dans une cellule d’isolement aménagée en cellule forte et qu’il avait menacé de se pendre, que le chef d’étage l’ait encouragé à le faire. A son retour des urgences, il aurait en outre subi de nombreuses insultes des surveillants, dont l’un l’aurait à plusieurs reprises de nouveau incité à se suicider au moyen d’un câble d’antenne.
A la suite du classement de la procédure par le Ministère public genevois, confirmé par les juges cantonaux, le Tribunal fédéral a considéré, en janvier 2015, que le classement n’était pas possible sans autre mesure d’instruction «face à deux versions contradictoires, dont l’une émise par un intimé refusant de révéler l’identité des personnes présentes au moment des faits»32.
Dans plusieurs autres affaires récentes, le Tribunal fédéral a annulé des arrêts cantonaux romands qui avaient appliqué à tort le principe in dubio pro reo au stade de l’instruction.
Parmi celles-ci, on citera une affaire vaudoise dans laquelle l’occupante d’un squat avait déposé une plainte à la suite de son interpellation par la police pour abus d’autorité et lésions corporelles. Violente, elle avait dû être maîtrisée par la force et avait ensuite fait constater de nombreuses ecchymoses et des griffures, notamment sur les bras et les jambes. Les juges fédéraux ont annulé l’arrêt de la Cour cantonale, en considérant, en janvier 2014, qu’il semblait que cette dernière ait «implicitement retenu que certaines lésions restaient inexpliquées», qu’elle ne se prononçait pas sur les motifs pour lesquels elle avait écarté la version de la recourante et qu’en estimant qu’il était «plausible» que certaines des lésions constatées aient été causées par les policiers» et «pas exclu» que certaines d’entre elles aient été causées par la recourante elle-même alors qu’elle se débattait, la Cour laissait penser «qu’un certain doute existe quant au déroulement des faits»33.
Ainsi, le principe in dubio pro duriore, même s’il laisse au Ministère public une certaine marge d’appréciation, n’en doit pas moins être appliqué strictement. Au terme de l’instruction, le doute ne doit pas profiter à l’accusé, mais conduire à une mise en accusation.
1Voir Gérard Piquerez, Alain Macaluso, Procédure pénale suisse, 3e éd., Genève 2011 (ci-après Piquerez/Macaluso), n. 1713 et 1715.
2Voir sur ces points Conseil fédéral, Message relatif à l’unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005, FF 2006 1057 (ci-après Message CPP), pp. 1254 s.
3Message CPP p. 1255, Yvan Jeanneret, André Kuhn, Précis de procédure pénale, Berne 2013 (ci-après Jeanneret/Kuhn), n. 16032.
4Voir Robert Roth, in André Kuhn, Yvan Jeanneret, Code de procédure pénale suisse – Commentaire romand, Bâle, 2011 (ci-après Roth), n. 10 ad Intro. art. 319-323, Jeanneret/Kuhn n. 16032 et 16037.
5Voir sur ces points Laurent Moreillon, Aude Parein-Reymond, CPP – Code de procédure pénale, Bâle, 2013 (ci après Moreillon/Parein-Reymond), n. 1 ad art. 319.
6Message CPP p. 1255.
7ATF 138 IV 86, 90 c. 4.1.1, Camille Perrier Depeursinge, Code de procédure pénale suisse (CPP) annoté, Bâle, 2015 (ci-après Perrier Depeursinge) p. 403, Moreillon/Parein-Reymond n. 10 ad art. 319.
8Message CPP p. 1255 s., ATF 138 IV 86, 90 s. c. 4.1.1, Jeanneret/Kuhn nbp 50 p. 390, Perrier Depeursinge p. 403, Moreillon/Parein-Reymond n. 8 et 10 ad art. 319.
9ATF 138 IV 86, 91, c. 4.2, Perrier Depeursinge p. 403, Moreillon/Parein-Reymond n. 11 ad art. 319.
10Message CPP p. 1255, ATF 138 IV 86, 90 s. c. 4.1.1, Perrier Depeursinge p. 403, Moreillon/Parein-Reymond n. 8 ad art. 319, Roth n. 5 ad art. 319.
11ATF 138 IV 86, 90 s. c. 4.1.1.
12ATF 138 IV 86, 91, c. 4.1.2, Perrier Depeursinge p. 403.
13ATF 138 IV 86, 91, c. 4.1.2, Perrier Depeursinge p. 403, Moreillon/Parein-Reymond n. 10 s. ad art. 319.
14Moreillon/Parein-Reymond n. 9 ad art. 319, Roth n. 5 ad art. 319.
15Perrier Depeursinge p. 404 et réf. citées.
16ATF 138 IV 86, 91, c. 4.2.
17Pour quelques exemples de telles dispositions légales, voir Message CPP p. 1256.
18Jeanneret/Kuhn n. 16034, Moreillon/Parein-Reymond n. 21 et 23 ad art. 319, Roth n. 21 ad art. 319. Contra : ATF 138 IV 86, 90, c. 4.1 in fine, qui paraît considérer l’intérêt de la victime et son consentement comme deux motifs distincts de classement.
19Voir Moreillon/Parein-Reymond n. 1 et 21 ad art. 319.
20Message CPP p. 1255.
21ATF 138 IV 86, 91, c. 4.1.1, Perrier Depeursinge p. 403.
22Piquerez/Macaluso n. 1743.
23Message CPP p. 1255, Moreillon/Parein-Reymond n. 2 ad art. 319.
24Moreillon/Parein-Reymond n. 3 ad art. 323, Perrier Depeursinge p. 408, Roth n. 16 ad art. 323.
25Message CPP p. 1257. Voir aussi Moreillon/Parein-Reymond n. 4 ad art. 323.
26Message CPP pp. 1257. Voir aussi Moreillon/Parein-Reymond n. 8 ad art. 323.
27Message CPP p. 1257 s. Voir toutefois Roth n. 20 ad art. 323.
28Voir Message CPP p. 1258, Moreillon/Parein-Reymond n. 10 ad art. 323, Roth n. 19 et 22 ad art. 323.
29Arrêt du Tribunal fédéral du 22 mars 2012, 1B_272/2011.
30Voir c. 3.3 de l’arrêt.
31Arrêt du Tribunal fédéral du 27 mars 2014, 6B_797/2013, c. 2.3.
32Arrêt du Tribunal fédéral du 6 janvier 2015, 6B_152/2014, c. 3.6.3
33Arrêt du Tribunal fédéral du 16 janvier 2014, 6B_769/2013, c. 2.3.