1. Les procès climatiques: un mouvement global face à l’urgence climatique
1.1 En général
Depuis quelques mois, des grèves et des manifestations climatiques ont lieu partout dans le monde. Les participants expriment ainsi leur mécontentement face à la politique climatique actuelle et lancent un message clair au monde politique: c’est maintenant qu’il faut lutter contre le réchauffement climatique, après il sera trop tard.
En parallèle, et depuis déjà plusieurs années, des activistes, des organisations non gouvernementales, mais également de «simples» citoyens mènent ce même combat devant les tribunaux nationaux et internationaux 1. Le but des procès climatiques est de contraindre les gouvernements, voire des entreprises privées, à prendre des mesures plus incisives en matière de protection de l’environnement, et notamment des mesures visant la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Les procès climatiques ne constituent pas une catégorie homogène: certains requérants choisissent la voie du droit de la responsabilité civile et demandent la réparation d’un dommage probable ou déjà survenu, d’autres agissent par la voie du droit public de protection de l’environnement.
1.2 L’affaire Urgenda vs. Pays-Bas
Parmi les nombreux procès climatiques 2, l’affaire Urgenda aux Pays-Bas est particulièrement célèbre 3. En introduisant une action collective prévue par le code civil néerlandais 4 en 2013, la Fondation Urgenda et 886 personnes avaient demandé au juge de contraindre l’Etat néerlandais à prendre des mesures plus incisives, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. A l’appui de sa requête, Urgenda avait invoqué le fait que l’élévation de la température mondiale de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels aurait des conséquences très graves, voire catastrophiques pour la Terre et ses habitants. Or, selon Urgenda, le gouvernement ne prenait pas assez de mesures pour atteindre cet objectif qui est par ailleurs inscrit dans l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015. L’omission d’agir violerait non seulement le droit à la vie (art. 2 CEDH) et le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) des requérants, mais serait également contraire à l’obligation d’agir qu’ont les Pays-Bas en vertu du droit international et national.
En juin 2015, la Cour du district de La Haye a donné raison à Urgenda et a ordonné à l’Etat néerlandais de réduire les émissions de gaz à effet de serre, de telle manière qu’en 2020 ces émissions soient diminuées d’au moins 25% par rapport au niveau de 1990 5 . Selon la Cour de district, l’Etat a une obligation positive (duty of care) de protéger l’environnement. Sur recours, la Cour d’appel de La Haye a confirmé le jugement de la première instance en octobre 2018 6. Une procédure de recours devant la Cour suprême des Pays-Bas est actuellement pendante 7; le jugement n’est par conséquent pas encore définitif. Néanmoins, à la suite du verdict de la première instance, le Gouvernement néerlandais a annoncé vouloir prendre des mesures plus incisives visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.
2. En Suisse: l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz
2.1 La procédure devant le Detec et le Tribunal administratif fédéral
Contrairement à Urgenda qui a mis en cause la responsabilité de l’Etat, l’Association suisse des Aînées pour la protection du climat (Verein Klimaseniorinnen Schweiz) et quatre requérantes individuelles ont choisi la voie du droit public en matière de protection de l’environnement 8. En 2016, elles ont demandé au Conseil fédéral, au Detec, à l’OFEV et à l’OFEN de rendre une décision sur la base de l’art. 25a de la Loi fédérale sur la procédure administrative (PA) obligeant ces derniers à cesser les omissions illicites et à prendre toutes les mesures possibles pour limiter l’élévation de la température mondiale. A l’instar d’Urgenda, elles arguent que l’élévation de la température mondiale de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels aura des conséquences dangereuses et irréversibles. Le réchauffement climatique entraînerait, entre autres, une augmentation des périodes de forte chaleur et de sécheresse. Alors que la Suisse s’est engagée au niveau international à réduire les émissions de gaz à effet de serre entre 25 et 40% par rapport aux niveaux de 1990, la loi fédérale sur le CO2 ne prévoit qu’une réduction de 20%; l’objectif contenu dans la loi serait donc contraire à la Constitution et au droit international 9. Les Aînées pour la protection du climat allèguent en outre que le réchauffement climatique aurait des conséquences particulièrement néfastes pour les personnes âgées, et notamment pour les femmes âgées de plus de 75 ans. Elles seraient donc touchées plus que quiconque et auraient un intérêt digne de protection. Le Detec n’est pas entré en matière sur cette demande, indiquant qu’il s’agissait d’une actio popularis non admissible. Il a par ailleurs nié que le gouvernement ne prenait pas suffisamment de mesures en matière de protection du climat.
Les Aînées pour la protection du climat ont alors recouru au Tribunal administratif fédéral (TAF) qui a statué le 27 novembre 2018 10. La question principale était de savoir si le Detec avait raison de conclure à l’irrecevabilité de la demande. Pour y répondre, le TAF procède à une brève analyse de la jurisprudence relative à l’intérêt digne de protection et arrive à la conclusion que les requérantes ne sont pas touchées plus que quiconque et n’ont donc pas la qualité pour agir. Selon le TAF, le réchauffement climatique affecte toute la population, sans que l’on puisse dire que certains groupes soient plus touchés que d’autres 11. Il nie également un droit à une décision qui découlerait des articles 6 § I et 13 CEDH.
2.2 La procédure devant le Tribunal fédéral
Les Aînées pour la protection du climat ont introduit un recours au Tribunal fédéral (TF) demandant l’annulation de l’arrêt du TAF. Le TF devra se prononcer prochainement. Son analyse se limitera à la recevabilité de la demande basée sur l’art. 25a PA 12; le fond de l’affaire, c’est-à-dire la question de savoir si l’on est en présence d’un acte ou d’une omission illicite, ne sera examiné par la première instance que si le Tribunal admet la recevabilité de la demande.
Le TF examinera ainsi, avant tout, la question de savoir si l’omission touche à des droits et à des obligations des recourantes et la question de savoir si celles-ci sont touchées plus que quiconque. Il convient d’analyser ces conditions de plus près.
Pour répondre à la première question, il convient de se demander quels droits et obligations des recourantes pourraient être touchés; pour cela il faut s’intéresser notamment au droit à un environnement sain. Il est important de relever que ce droit est aujourd’hui en plein essor et reconnu par de très nombreux Etats 13. Même si le système régional de protection des droits humains européen n’a pas explicitement consacré le droit à un environnement sain dans un traité, contrairement aux autres systèmes régionaux, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a développé une riche jurisprudence environnementale sur la base des articles 2 et 8 CEDH notamment. Cette jurisprudence met des obligations positives à la charge de l’Etat, qui consistent à prendre des mesures en vue de protéger les droits des individus susceptibles d’être touchés par des nuisances provenant de l’environnement. En tant qu’Etat membre de la CEDH, la Suisse est tenue d’appliquer cette jurisprudence. Dans l’affaire Urgenda, la jurisprudence relative au droit à un environnement sain a joué un rôle clé. En effet, le tribunal a procédé à un long développement, considérant que la jurisprudence de la CrEDH sur les questions liées à l’environnement pouvait servir de source d’interprétation pour les dispositions internes. La Cour de district, puis la Cour d’appel ont utilisé les articles 2 et 8 CEDH et la jurisprudence y afférente pour interpréter l’article pertinent du code civil néerlandais. Dans son arrêt, la Cour d’appel a considéré que l’Etat avait violé les art. 2 et 8 CEDH 14. Le TAF, quant à lui, ne fait pas mention de cette jurisprudence dans son arrêt. Or, les Aînées sont touchées dans leur bien-être, leur santé et leur vie par les changements climatiques. Leurs droits humains découlant des articles 2 et 8 CEDH sont atteints.
Ensuite, il faut que les recourantes soient touchées directement et plus que quiconque dans un intérêt digne de protection. Ce critère n’a pas été décisif dans l’affaire Urgenda aux Pays-Bas, contrairement au cas suisse. Alors que le TAF a nié que les Aînées pour la protection du climat sont touchées plus que l’ensemble des administrés et a conclu à l’actio popularis, le TF pourrait suivre un autre raisonnement. Il peut se référer à sa propre jurisprudence relative à la délimitation de la demande fondée sur l’art. 25a PA et l’actio popularis 15, et notamment à l’arrêt Mühleberg (ATF 140 II 315). Ce dernier nous semble particulièrement pertinent pour analyser le cas d’espèce: dans cette affaire, le TF avait admis un intérêt digne de protection de riverains d’une centrale nucléaire qui exigeaient une décision de l’ENSI. Certes, toute la population serait concernée dans le cas d’un incident nucléaire; cependant, selon le TF, les riverains se trouvaient dans un rapport spécial avec l’objet du litige et étaient donc touchés plus que quiconque.
Un raisonnement similaire doit, à notre avis, s’appliquer en matière de réchauffement climatique. Ainsi, personne ne conteste que toute la population suisse est (et sera) concernée par les conséquences néfastes du réchauffement climatique. Cependant, les femmes âgées de plus de 75 ans sont touchées plus que l’ensemble des administrés: de nombreuses statistiques et études le démontrent et – preuve à l’appui – certaines parmi les recourantes ont effectivement souffert de problèmes graves de santé pendant la période de forte chaleur en 2015 16. Contrairement au cas Mühleberg, le TF ne se servirait donc pas d’un critère spatial ou géographique, mais d’un critère épidémiologique (et donc statistique). En effet, le réchauffement climatique n’est pas un risque local ou régional comme cela est le cas des centrales nucléaires; il s’agit d’un risque global pour lequel le critère géographique n’est pas adapté. L’élargissement nécessaire du critère géographique dans les affaires environnementales ressort également de la jurisprudence de la CrEDH. Il est vrai que cette dernière n’admet pas non plus l’actio popularis, ce qu’elle a dûment rappelé dans l’affaire Di Sarno et autres c. Italie 17. Toutefois, bien que la situation affectait l’ensemble de la population de la Campanie, la CrEDH est entrée en matière sur la base de documents qui attestaient que la ville en question dans cette affaire avait bien été frappée par la «crise de déchets» 18. Les recourants, reconnus victimes, n’étaient cependant pas touchés plus que le reste de la région par les nuisances. On pourrait dire qu’il y a eu un effet implicite d’action populaire 19. Cela paraît inévitable en matière environnementale, dans la mesure où nier la qualité de victime à ces requérants au motif que toute une région se trouvait dans le même cas qu’eux aurait été comme nier leur droit à la vie privée et familiale 20. Ce raisonnement, ainsi que le cas Mühleberg, pourrait inspirer le Tribunal fédéral et l’amener à admettre que les recourantes disposent d’un intérêt digne de protection: la balle est désormais dans son camp 21.
3. Conclusion
En conclusion, les Aînées pour la protection du climat sont touchées dans leurs droits et obligations et plus que quiconque. Le fait que le réchauffement climatique a des conséquences pour d’autres groupes de la population n’empêche pas les requérantes de disposer d’un intérêt digne de protection. Le TF devrait, à notre avis, admettre le recours. Par ailleurs, l’objectif d’un réchauffement de moins de 2 °C jusqu’en 2100 ne peut être atteint que si tous les pays font des efforts. Les pays industrialisés et riches comme la Suisse ont une responsabilité particulière. Si le TF devait décider de ne pas entrer en matière, les autorités fédérales devraient de toute façon agir. L’affaire fait partie d’un mouvement plus général et d’un problème global qu’on ne peut continuer à traiter en appliquant des critères géographiques locaux. y
1 Pour la «justice climatique», cf. Christel Cournil/Leandro Varison, Introduction, in: Christel Cournil/Leandro Varison (Eds.), Les procès climatiques entre le national et l’international, Editions A. Pedone, Paris, 2018, p. 19, et Christel Cournil, Etude comparée sur l’invocation des droits constitutionnels dans les contentieux climatiques nationaux, in: Cournil/Leandro, p. 85.
2 Pour une vue d’ensemble des procès climatiques dans le monde, cf. la base de données du Sabin Center for Climate Chance Law (http://climatecasechart.com/).
3 Cf. notamment Emma Petrinko, De la décision d’Urgenda aux perspectives d’un nouveau contentieux climatique, in: Cournil/Varison (note 1).
4 Code civil néerlandais, Livre 3, Titre 3: 305a.
5 Jugement du 24.6.2015 de la Cour du district de La Haye, Stichting Urgenda vs. De Staat der Nederlanden (Ministerie van Infrastructuur en Milieu). Traduction anglaise disponible sur le site d’Urgenda.
6 Jugement du 9.10. 2018 de la Cour d’appel de La Haye, Stichting Urgenda vs. De Staat der Nederlanden (Ministerie van Infrastructuur en Milieu).
7 Cf. le site d’Urgenda dédié à l’affaire climatique néerlandaise, urgenda.nl themas climate-case.
8 Cf. pour cette affaire notamment Raphaël Mahaim, Le juge national et «la victime climatique»: la vulnérabilité des aînées en Suisse, in: Cournil/Varison (note 1), pp. 165 ss, et Cordelia Bähr et alii, KlimaSeniorinnen: lessons from the Swiss senior women’s case for future climate litigation, Journal of Human Rights and the Environment 2018, pp. 194-221.
9 Cf. pour cette argumentation également Raphaël Mahaim (note 8) p. 166 ss, et Cordelia Bähr/Ursula Brunner, Ist das Schweizer Klimaziel verfassungskonform?, PJA 2016, pp. 1219-1228.
10 Arrêt du TAF A-2992/2017 du 27.11.2018.
11 En 2009, le TAF avait déjà nié la qualité de victime à des recourants en matière de pollution de l’air au motif qu’ils n’étaient pas touchés plus que quiconque par la pollution des véhicules à moteur, voir ATAF 2009/1.
12 Cf. Thierry Tanquerel, Manuel de droit administratif, 2e éd., Schulthess, Genève 2018, No 695 ss pour toutes les conditions d’application de l’art. 25a PA.
13 Cf. Francesca Magistro, Le droit à un environnement sain revisité: étude de droit suisse, international et comparé, Schulthess, Genève 2017.
14 Jugement du 9.10.2018 de la Cour d’appel de La Haye, Stichting Urgenda vs. De Staat der Nederlanden (Ministerie van Infrastructuur en Milieu), § 73.
15 Cf. notamment les arrêts suivants: ATF 121 II 176; 123 II 376; 140 II 315; 143 I 336; 144 II 233.
16 Cf. également Mahaim (note 8), p. 172 s, et les références citées.
17 CrEDH, Di Sarno et autres c. Italie, no 30765/08, 10.1.2012; voir Magistro (note 13), p. 97; Francis Haumont, La crise des déchets en Campanie et les droits de l’homme (CrEDH, arrêt Di Sarno e.a. c. Italie, 10.1.2012), RTDH 2012, p. 972.
18 CrEDH, Di Sarno et autres c. Italie, no 30765/08, 10.1.2012, § 81.
19 Voir Nicolas Hervieu, Protection de l’environnement: les juges européens érigent le service public de gestion des déchets en exigences conventionnelles, Lettres Actualités Droits-Libertés, 12 janvier 2012, qui voit une «acceptation implicite d’une sorte d’actio popularis à dimension locale et à teneur environnementale».
20 Magistro (note 13), p. 97.
21 Cf. pour la même conclusion Mahaim (note 8).