Depuis une quinzaine d’années, nous avions eu le temps de nous familiariser avec les critères de Foerster, retenus par le Tribunal fédéral pour déterminer si un syndrome ou une pathologie sans étiologie claire ni constat de déficit organique (SPECDO2) était ou non invalidant au sens de l’art. 7 LPGA, en d’autres termes pour dire si les douleurs éprouvées par l’assuré étaient surmontables ou non. Nous nous étions résignés à subir la présomption de l’absence de caractère invalidant de ces atteintes à la santé, jusqu’à démonstration de la réalisation des critères de Foerster.
1. Nouvelle démarche probatoire
Le 3 juin 2015, notre Haute Cour est venue bousculer nos petites habitudes: dans un ATF 141 V 2813, elle a abandonné cette présomption, faisant ainsi, à première vue du moins, des SPECDO des atteintes à la santé comme les autres. Qu’on ne s’y méprenne ainsi pas: fondamentalement, une atteinte à la santé n’entrave pas la capacité de gain, tant que le contraire n’a pas été démontré. Dans ce sens, l’ATF 141 V 281 ne change rien aux conditions matérielles de l’invalidité, mais propose désormais une démarche probatoire différente pour les SPECDO.
Dans l’ensemble, les premières réactions à cette nouvelle jurisprudence ont été positives. Les auteurs qui se sont exprimés sur le sujet ont salué le courage de notre Haute Cour, qui a tenu compte des nombreuses critiques émises, tant par la doctrine juridique que la doctrine médicale, et qui est revenue sur sa pratique. On a pu lire à plusieurs endroits que la nouvelle procédure probatoire rendait son rôle à la médecine, et permettait une appréhension plus globale de la situation de l’assuré.
Il est vrai que la preuve du caractère invalidant du SPECDO doit désormais être faite au moyen d’une «grille d’analyse structurée et normative» beaucoup plus complexe, complète et subtile, sur laquelle nous reviendrons. Pour accéder à cette procédure probatoire, il faut, avant toute chose, qu’on soit certain d’être en présence d’un trouble somatoforme douloureux ou d’une pathologie associée. Le TF est en effet parti du présupposé qu’on n’avait, jusqu’ici, pas accordé assez d’importance à un diagnostic posé dans les règles de l’art, mais qu’on s’était focalisé sur l’évaluation des conséquences fonctionnelles de la douleur. Notre Haute Cour en déduit que des diagnostics de ce type ont souvent été posés sinon à la légère, du moins trop facilement.
2. Exigences beaucoup plus élevées en matière de diagnostic
A l’ATF 141 V 281, les juges fédéraux ont ainsi considérablement augmenté les exigences en matière de diagnostic, demandant aux médecins et aux experts de tenir davantage compte du degré de gravité inhérent au diagnostic de trouble somatoforme douloureux, qui suppose une «souffrance prédominante», des douleurs «persistantes, sévères et pénibles» et «une aide et une sollicitude accrues de la part de l’entourage et des médecins». Il doit «survenir dans un contexte de conflits émotionnels et de problèmes psychosociaux qui jouent le rôle principal pour le début, le degré de gravité, l’exacerbation ou le maintien des douleurs»4.
Ainsi, dans un arrêt 9C_862/ 2014 du 17 septembre 2015, le TF a écarté le diagnostic de trouble somatoforme douloureux pourtant retenu par les médecins au motif que le dossier était insuffisamment étoffé et qu’il ne permettait pas de vérifier que les médecins avaient posé ce diagnostic lege artis.
En soi, cette exigence du TF est légitime, et doit également inciter les médecins et les experts à «creuser» l’affaire lorsque les plaintes subjectives de l’assuré ne sont pas immédiatement corrélables à des constats objectifs. Son analyse prête toutefois le flanc à la critique, dès lors que des critères établis par les juges peuvent conduire à écarter un diagnostic pourtant posé lege artis. Ces critères sont ceux qui ont été établis à l’ATF 131 V 49. Dans cette affaire, le TF avait retenu que, «normalement, il n’existe pas d’atteinte à la santé assurée lorsque la perte de rendement se base sur des aggravations ou sur des phénomènes similaires»5.
Sont notamment, pour notre Haute Cour, des indices en faveur d’un bénéfice secondaire de la maladie:
• des divergences considérables entre les douleurs décrites et le comportement de l’assuré ou l’anamnèse;
• le caractère vague de la caractérisation des douleurs alléguées;
• l’absence de traitement médical ou d’autre thérapie;
• des plaintes présentées de manière démonstrative et peu crédible;
• des limitations importantes alléguées dans la vie quotidienne, malgré un entourage psychosocial intact.
Deux arrêts rendus postérieurement à l’ATF 141 V 281 confirment la direction prise par notre Haute Cour:
• dans un arrêt 9C_899/2014 du 29 juin 2015, le TF affirme que, en présence de plaintes majorées, le diagnostic de trouble somatoforme douloureux, pourtant retenu par les experts, doit être écarté;
• dans un arrêt 9C_173/2015 du 29 juin 2015 également, les juges fédéraux sont confrontés à l’examen d’un manque de volonté de l’assuré. Ils l’admettent sur la base d’un rapport d’expertise dans lequel les médecins posent le diagnostic de trouble somatoforme douloureux, mais indiquent que l’assuré pourrait, moyennant un effort (dont on ignore si l’assuré a les ressources pour le faire), sortir du cercle vicieux dans lequel il est enfermé, et que son comportement vis-à-vis des charges familiales est inadéquat dans la mesure où il laisse entièrement à son épouse, par ailleurs professionnellement active, la responsabilité de la gestion de la famille. Sur cette base, les juges fédéraux estiment que le diagnostic de trouble somatoforme douloureux doit être écarté.
La démarche du TF a pour nous ceci de contestable qu’elle permet à l’administration, respectivement au juge, de renoncer à toute instruction au motif que l’un des critères d’exclusion de l’ATF 131 V 49 est réalisé. Or il s’agit ici de critères normatifs qui font obstacle à une démarche médicale dont l’utilité même est ainsi remise en cause. Dans ce sens, il n’est pas certain que la nouvelle jurisprudence aménage une place plus importante à l’analyse médicale. Au contraire, il est à craindre, à l’avenir, que son analyse soit, en amont, court-circuitée par l’administration ou le juge, au nom de l’application de l’un des facteurs d’exclusion6. Ce point doit, à notre sens, être surveillé très étroitement, afin de ne pas remplacer l’ancienne présomption par une présomption, beaucoup plus dangereuse pour les assurés, selon laquelle un SPECDO ne serait pas une atteinte à la santé au sens de l’art. 7 LPGA7.
3. Si c’est bien un trouble somatoforme douloureux…
Si l’instruction du dossier d’un assuré franchit la barrière du diagnostic que nous venons de décrire, on accède alors, en vue de prouver le caractère invalidant de la pathologie, à cette fameuse nouvelle «grille d’analyse structurée et normative»8, dont l’objectif est de procéder à l’«inventaire qualitatif et l’estimation quantitative des conséquences fonctionnelles de l’atteinte à la santé»9. Il s’agit ainsi désormais d’évaluer le caractère incapacitant de l’atteinte à la santé diagnostiquée sur deux segments, celui de la gravité fonctionnelle de l’atteinte, d’une part, et celui de la cohérence des troubles, d’autre part. Chacun de ces deux segments est divisé en plusieurs indicateurs10.
3.1. Gravité fonctionnelle de l’atteinte
3.1.1. Axe «atteinte à la santé»
Outre ce qui a été dit plus haut au sujet du diagnostic, on examinera à ce stade le succès d’un traitement médical indiqué et réalisé selon les règles de l’art ou, au contraire, une résistance de l’assuré à cet égard. Le TF mentionne que des troubles ne peuvent être considérés comme invalidants que s’ils sont graves et non susceptibles de traitement. Il semble dire également que la pathologie ne présente pas de caractère invalidant si la maladie est relativement récente, et donc non encore chronicisée.
Dans le même ordre d’idée, on examinera dans cette «rubrique» le succès d’une réadaptation ou la résistance de l’assuré à cet égard. Le refus de ce dernier de participer à une mesure de réadaptation doit être considéré comme un indice sérieux en faveur du caractère non invalidant de l’atteinte. En revanche, l’échec de la réadaptation, malgré une coopération optimale, peut être significatif dans le cadre d’un examen global.
On se penchera enfin sur la présence de comorbidités. Une comorbidité psychiatrique, sans jouer le rôle décisif qu’elle jouait jusqu’ici, doit avoir un effet de baromètre, selon qu’elle agit ou non sur les ressources de l’assuré. Il s’agit ici de procéder à une approche globale du trouble somatoforme douloureux et des pathologies concomitantes. C’est sans doute à ce stade de l’analyse que le médecin s’est vu reprendre possession de son art. Pourtant, le TF précise, ensuite, qu’un trouble qui, lui-même, n’est pas invalidant, ne doit pas être pris en compte comme comorbidité. L’approche globale ne l’est ainsi en réalité pas tant que cela.
3.1.2. Axe «personnalité»
Cet indicateur doit permettre de prendre en considération les diagnostics relevant des troubles de la personnalité. Compte tenu du caractère subjectif de cet indicateur, les médecins se voient imposer des exigences très élevées en termes de motivation.
3.1.3. Axe «contexte social»
Trouver dans la grille d’analyse normative et structurée la mention du contexte social peut paraître surprenant, tant nous nous sommes entendus rabâcher par notre Haute Cour que les facteurs bio-psychosociaux, qui participaient éventuellement à l’invalidité, mais sans être la conséquence d’une atteinte à la santé, ne devaient, en principe, pas être pris en considération. Les juges de Lucerne nous tranquillisent rapidement: sur ce point, pas besoin de changer nos habitudes, à tout le moins lorsqu’il s’agit de facteurs bio-psychosociaux qui pèsent sur l’assuré. En revanche, quand ces derniers lui aménagent des ressources, il faut en tenir compte.
3.2. Cohérence des troubles
La cohérence des troubles de l’assuré doit être examinée à l’aune de deux indicateurs: tout d’abord, il s’agit de déterminer si les limitations de l’assuré se présentent de manière uniforme dans tous les domaines comparables de la vie, c’est-à-dire tant dans l’activité professionnelle que pour les actes habituels de la vie et dans les autres domaines (loisirs). Le critère du retrait social est désormais un critère parmi d’autres, pour déterminer si des ressources sont encore présentes et peuvent, cas échéant, être mobilisées par l’assuré. En bref, il s’agit de comparer le niveau d’activité avant et après l’atteinte à la santé11.
Il s’agit ensuite de mesurer le poids de la souffrance à l’aune de la mise à contribution d’options thérapeutiques, à condition toutefois qu’il ne s’agisse pas d’une stratégie en vue de la procédure assécurologique.
4. Et maintenant?
La grande question est aujourd’hui de savoir comment le TF affinera les différents indicateurs présentés ci-dessus. Les arrêts qu’il a rendus depuis l’ATF 141 V 281 ne nous renseignent pas encore, car il s’agit principalement d’arrêts dans lesquels la cause a été renvoyée à l’autorité précédente pour complément d’instruction, les éléments figurant au dossier ne permettant pas de se prononcer sur le caractère invalidant du trouble somatoforme douloureux en fonction de la nouvelle grille d’analyse. D’autres affaires font également l’objet d’un renvoi, lorsque le dossier est insuffisamment complet pour s’assurer que le diagnostic de trouble somatoforme douloureux a été posé en respectant les exigences du TF12. Une troisième catégorie d’arrêts aboutit au rejet de la demande de rente de l’assuré, au motif qu’un critère normatif permettant d’exclure un tel diagnostic est donné13.
Le TF a exigé des sociétés médicales, notamment de la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie, qu’elle édicte des directives claires en matière d’expertise psychiatrique, afin de répondre aux nouveaux réquisits probatoires du TF. Dans l’intervalle, les offices AI ont d’ores et déjà adapté les questionnaires qu’ils adressent aux experts qu’ils mandatent14, et leurs mandats sont accompagnés d’une lettre explicative précisant la démarche à adopter15.
Un passage de cette lettre résume, à notre sens, assez bien le point central de la nouvelle procédure probatoire: «L’accent est désormais mis sur les ressources et les capacités résiduelles de l’assuré à surmonter son atteinte à la santé (les déficits ne sont dès lors plus au premier plan), et (…) une limitation de la capacité de travail et/ou du rendement doit être cohérente et sans contradiction, en particulier au regard de l’ensemble des activités quotidiennes (activité lucrative, ménage, loisirs et activités sociales).»
En d’autres termes, alors qu’il s’agissait, avant, de décrire les limitations de l’assuré et de dire dans quelle mesure ces dernières faisaient obstacle à un retour à l’emploi, il faut, aujourd’hui, énumérer les éléments possiblement positifs dans cette perspective. Il n’en demeure pas moins qu’on ignore comment le TF transformera le catalogue de ressources de l’assuré en exigibilité au sens de l’art. 7 LPGA. De ce dernier point dépendra finalement la réponse à la question posée en titre de cet article. Nous distanciant ici d’autres auteurs qui ont écrit des propos positifs au sujet de la nouvelle jurisprudence16, nous préférons observer une réserve prudente.
5. Considérations d’ordre pratique
En tout état de cause, la nouvelle jurisprudence ne modifie pas la règle du caractère incontournable d’une expertise psychiatrique dans les cas de SPECDO. Les expertises déjà rendues ou en cours d’élaboration au moment où la nouvelle jurisprudence a été rendue ne perdent pas leur validité. Il faut examiner si, sur leur base, on peut procéder à l’analyse selon les nouvelles règles. Pour l’instant, dans les affaires qui ont été soumises au TF, ce n’est la plupart du temps pas le cas, comme on l’a vu plus haut.
En cas de mandat SwissMed@p, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a défini, dans sa lettre-circulaire AI n° 33417, la manière de procéder. Ainsi, si un mandat a déjà été établi, la procédure d’expertise suit son cours. Si la procédure prend du retard à cause de la nouvelle jurisprudence, on «stoppe le chronomètre» sur demande du centre d’expertise. Si une demande de mandat d’expertise a été déposée, mais que le mandat n’a pas encore été attribué, il faut s’assurer que les experts examinent les indicateurs de la nouvelle jurisprudence. Si le mandat n’a pas encore été établi, il convient, désormais, de soumettre le questionnaire tel qu’il a été prévu par l’OFAS dans sa lettre-circulaire n° 339. yAnne-