En dernier lieu, ce n'est certes pas la seule détermination des avocats tunisiens qui a fait plier l'autocrate Zine El Abidine Ben Ali, le 14 janvier de cette année. Mais il faut reconnaître qu'ils s'étaient engagés auprès des manifestants et de la population dès le 22 décembre 2010, lors d'un sit-in à Kasserine, une ville de 100 000 habitants de la steppe tunisienne, raconte Mondher Cherni, avocat et secrétaire général de l'Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT). Jusqu'à la fin de l'année, les avocats se sont rassemblés quotidiennement dans plusieurs villes, notamment dans les Cours de justice, pour exiger le respect de la liberté de manifestation, d'opinion ainsi que la condamnation des policiers qui tiraient sur la foule.
L'ordre des avocats a critiqué le recours à la violence par le régime. «Pendant des années, nous avons été un bastion de résistance contre le régime quasi mafieux de Ben Ali», explique le président de l'ordre, Abderrazak Kilani. Les deux avocats Chokri Belaid et Abderraouf Ayadi ont été arrêtés le 28 décembre 2010 à Tunis, avant de subir les mauvais traitements de la police pendant toute la nuit. Le même jour à Jendouba (dans le nord-ouest), l'avocat Rabah Khraifi était physiquement agressé par la police. Le 31 décembre, l'ordre des avocats décidait d'organiser un blocus de tous les tribunaux du pays, en solidarité avec la population et pour protester contre les actes de violence commis sur les avocats.
Tribunaux attaqués
Dans les tribunaux de plusieurs villes, la police s'en est prise violemment aux avocats et s'est emparée, en pleine audience, de ceux qui portaient un bandeau rouge au bras, en solidarité avec le mouvement populaire, allant même jusqu'à interrompre les plaidoiries. De ce fait, le 31 décembre a été déclaré Journée nationale de la défense de l'ordre tunisien des avocats.
En Tunisie, la corporation des avocats, très politisée, peut se targuer d'une longue tradition d'opposition. En 2002, ses membres avaient, par exemple, fait la grève après le kidnapping par la police, en plein tribunal, de trois inculpés membres du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Ils s'étaient mobilisés également massivement en 2005, lorsque l'avocat Mohamed Abbou a été condamné à une peine de prison de deux ans et quatre mois pour avoir publié sur internet un article en faveur d'une justice indépendante.
Par le passé, de nombreux avocats et juges tunisiens avaient critiqué la justice, lui reprochant de manquer d'indépendance et de rester sous le contrôle des autorités exécutives, voire de Ben Ali lui-même. Des avocats de l'opposition ont subi des pressions du régime. Il arrivait qu'ils trouvent devant leur étude des collaborateurs de la police politique en train d'intimider et de menacer les clients potentiels. Bon nombre d'entre eux se faisaient prendre en filature et surveiller étroitement. Anouar Kousri, avocat et vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), raconte que, aujourd'hui, il est souvent surpris de ne pas être suivi par un policier. Une pratique qu'il subissait depuis vingt ans...
Réformer la justice
Sur mandat de la LTDH, Anouar Kousri est actuellement membre de la Haute Instance de la défense de la révolution. Cette chambre consultative prépare la nouvelle loi électorale et propose au gouvernement d'autres projets de lois, par exemple sur le financement des partis politiques. Pour rendre la justice indépendante, les avocats considèrent comme prioritaire une loi sur l'élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Ils aimeraient pouvoir faire partie, à l'avenir, de cet organe de surveillance de la justice.
Le CSM est responsable des mutations et des promotions des juges. «Il prévoyait notamment des mutations d'office des juges qui s'engageaient pour une justice indépendante», explique Abdessatar Ben Moussa, avocat et ancien président de l'ordre des avocats. Sous Ben Ali, il était usuel que les juges suivent les instructions du gouvernement et renoncent à prononcer un jugement impartial. Les juges indépendants subissaient souvent des réductions de salaire. Ils étaient même parfois victimes de violences. L'actuel CSM est encore composé de membres nommés par Ben Ali.
Le gouvernement de transition a accepté l'amélioration du statut des avocats: ceux-ci ne peuvent, aujourd'hui, plus être arrêtés sous prétexte qu'ils ont offensé les juges. Des avocats des droits humains estiment cependant que le gouvernement de transition ne veut pas d'une justice indépendante, afin de se protéger lui-même et d'éviter que la lumière soit faite sur d'éventuelles complicités avec l'ancien régime.
A l'heure actuelle, une procédure impliquant un policier se déroule automatiquement devant un tribunal militaire. Devant cette instance, les droits des lésés sont limités: les proches des victimes décédées et des blessés ne peuvent pas se constituer comme partie civile. Ils n'ont le droit ni de participer au procès ni de présenter des témoins. Par conséquent, aucun jugement n'a encore été rendu dans le cadre des procédures concernant les manifestants tués lors de la révolte populaire.
Par ailleurs, les chefs d'accusation retenus pour l'instant contre Ben Ali, comme la possession illégale d'objets archéologiques, de cannabis et d'armes, est une provocation pour les familles des victimes, sachant que le dictateur a fait tuer des centaines de personnes, explique la célèbre avocate des droits humains Radhia Nasraoui. «La justice aurait dû ouvrir des procès contre les auteurs de torture et de corruption qui se trouvent déjà en prison, dit-elle. Pour l'instant, la torture n'a pas cessé: raison pour laquelle le jugement des tortionnaires est prioritaire.»
Difficile combat en Egypte
En Egypte, le «printemps arabe» n'a pas non plus commencé sous un ciel sans nuages. «La bombe à retardement était enclenchée depuis longtemps, mais personne ne savait quand elle allait exploser», commente Gamal Shekhib au Caire, l'un des 450000 avocats du pays. Il analyse brièvement «la machine infernale égyptienne, qui comprenait un mélange de rêves évanouis, de frustrations et de colère retenue conte l'arbitraire et la violence policière, la répression politique, la corruption et la fraude électorale éhontée». Ce juriste dynamique représente des familles de jeunes Egyptiens tués par les forces de sécurité de Moubarak pendant la révolution.
Ils ont été presque 9000 à périr
à cette occasion. Gamal Shekhib réclame 1 million de livres (130 000 francs) pour chaque famille de victime. Mais les juges restent sourds à ses requêtes, ce qui ne surprend pas l'avocat. Il estime que la révolution «n'a pas changé fondamentalement la situation» au bord du Nil. Il faut continuer à combattre le «système Moubarak», car il fonctionne encore après la chute du dictateur. «Si on regarde les choses lucidement, nous n'avons pour l'instant pas obtenu grand-chose.»
Dans la période la plus intense de la révolution, Gamal Shekhib se rendait presque tous les jours sur la place Tahrir au Caire. Il était déjà descendu dans la rue en automne 2005, pour manifester contre les manipulations de masse, lors de la réélection de Hosni Moubarak. L'un de ses collègues avocats, Adel Ramadan, se souvient par ailleurs que le syndicat des avocats égyptiens du quartier «Garden City», au Caire, avait participé à l'organisation de cette manifestation. «Notre syndicat peut être considéré comme l'un des ferments de la révolution, lâche le jeune avocat pénaliste. Comme avocats, nous sommes en mesure de mettre au jour les dessous de la mise sous tutelle étatique et de la corruption.»
La profession est en mesure de mobiliser et d'inspirer d'autres personnes, ajoute Gamal Shekhib, qui ne veut pourtant pas surestimer le rôle joué par les avocats lors du «printemps arabe». Il faut faire preuve de réalisme. C'est bien le suicide du marchand de légumes Mohammed Bouazizi ayant conduit à la chute du dictateur tunisien Ben Ali, qui a servi de déclencheur à la révolution en Egypte et dans les autres pays arabes. «La bombe à retardement a fini par exploser», constate l'avocat.
Situation en Lybie
Dans la Lybie voisine également, des avocats ont contribué à préparer le terrain pour la révolution. C'est l'arrestation de l'un des leurs, Fateh Terbel, qui a provoqué leur soulèvement. Le célèbre avocat de la ville portuaire de Benghazi, entre-temps libérée par les combattants de la révolution lybienne, a représenté les familles des 1200 détenus de la prison d'Abou Salim, un quartier de Tripoli. Ces derniers ont été tués en juin 1996 lors d'une révolte réclamant de meilleures conditions de détention.
Comme l'avocat égyptien Gamal Shekhib, Fateh Terbel s'était engagé pour obtenir des indemnités en faveur des familles des victimes. Il était parvenu à ses fins malgré une répression massive de l'Etat. Ainsi, au fil des années, de plus en plus de gens se sont mis à faire de la résistance. Ce sont eux qui sont «tout naturellement montés aux barricades» après l'arrestation de Fateh Terbel, analyse l'avocat de Beyrouth Nizar Saghieh, qui entretient de bons contacts avec ses confrères lybiens. «Terbel représentait pour eux l'espoir, c'était un homme qui avait réussi à s'opposer à l'arbitraire de Kadhafi, donnant ainsi du courage à ses confrères.»
Nizar Saghieh pense que les avocats égyptiens et lybiens ont donné une forte impulsion au printemps arabe. En refusant le culte arabe des dirigeants, ils ont donné du courage aux partis et aux organisations, estime l'homme de loi, non sans reconnaître que leur principale tâche est de protéger et de défendre les acquis de la révolution et de préserver les droits des opposants encore emprisonnés par milliers.
Comme chrétien libanais, Nizar Saghiehh se place en observateur. «Ce qui est fantastique dans la révolution arabe, souligne-t-il, c'est que ses différents mouvements n'ont pas de dirigeants auxquels les opposants au régime doivent se soumettre.» Ainsi, il n'y a pas de dirigeants à discréditer pour affaiblir le soulèvement. «La force de la révolution arabe est sa spontanéité, estime Nizar Saghieh. Plus les gens restent longtemps dans la rue, plus grande est la chance que les mouvements atteignent leurs objectifs.»
Mais rien n'est moins sûr. Plus de six mois après la chute du dictateur tunisien Ben Ali, Omar Nashabah, professeur de droit pénal à l'Université de Beyrouth, trouve que le mouvement de libération traverse une phase agitée: «Les Arabes aspirent à une véritable démocratie. Mais malheureusement, de nombreuses forces veulent torpiller le printemps arabe.» Selon ce professeur, l'Arabie saoudite joue un rôle particulièrement négatif. La monarchie absolue chercherait à se protéger en soutenant les régimes totalitaires dans la région, explique-t-il, en prenant l'exemple de l'aide militaire saoudienne à la répression de la révolte de la majorité chiite au Bahrein. Dans ce petit royaume au bord du golfe Persique, plusieurs avocats des droits humains ont été condamnés à des peines de prison de plusieurs années.
A l'Ouest, s'énerve Omar Nashabah, il n'y a presque pas eu de commentaires à la suite de la répression brutale de la révolte, qui a provoqué la mort de plus de trente personnes. Selon le professeur, cela montre que, à propos du Proche-Orient, l'Europe et les Etats-Unis ne se préoccupent pas seulement de démocratie et de défense des droits humains, mais que leur objectif politique prioritaire reste la sécurité de l'Etat d'Israël.
Avocats syriens
«Contrairement à leurs confrères égyptiens, les avocats syriens restent sur la défensive», analyse Nizar Saghieh. Ils se sont pour la plupart contentés de réagir aux événements, sans se positionner en leaders. C'est plutôt les avocats des droits humains syriens à l'étranger qui ont essayé de jouer les meneurs. C'est le cas notamment d'Ammar Qurabi, président de l'Organisation pour les droits humains en Syrie. C'est depuis Le Caire qu'il a renseigné les médias internationaux sur la situation dramatique de son pays. Ses informations et ses commentaires ont été le plus souvent diffusés sans avoir été vérifiés.
Nous avons rencontré Ammar Qurabi un vendredi du mois de juillet dernier sur la place Tahrir au Caire, dans une ambiance agitée. Des opposants égyptiens brandissaient des drapeaux du pays, tandis que, sur le podium, un jeune homme appelait à la «poursuite du combat contre l'ancien régime» et à la chute du successeur de Moubarak, Tantawi. D'une rue adjacente, un cortège de manifestants est arrivé sur la place: des Syriens, qui portaient fièrement un immense drapeau de leur pays.
Les Egyptiens ont réagi euphoriquement à ce geste de solidarité. Ils ont vanté en chœur les mérites de l'unité arabe en lutte contre les dictateurs: un combat qui vient de commencer, et dont nul ne sait quand il s'arrêtera.
«Il est sûr, maintenant, que nous ne renoncerons pas», lâche Gamal Shekhib. L'avocat du Caire sait qu'on aura besoin de lui, en tant qu'avocat mais encore plus comme être humain.