Lorsque le Ministère public genevois requiert la détention provisoire ou sa prolongation, il adresse systématiquement au tribunal des mesures de contrainte, en plus de sa demande signée électroniquement au format PDF, la version Word de celle-ci.
Cette pratique, qui contredit les exigences légales, interroge d’autant plus que les décisions de cette juridiction sont décriées pour reprendre mot pour mot ou presque les termes des demandes de détention. Le ministère public encouragerait-il ainsi le tribunal, pressé par le temps, à préjuger dans le sens voulu par l’accusation?
Le code de procédure pénale entré en vigueur le 1er janvier 2011, parfois ironiquement appelé Code fédéral zurichois de procédure pénale, a profondément modifié l’organisation de la poursuite pénale pour de nombreux cantons, dont Genève. Le modèle «Ministère public II», caractérisé par «l’absence totale de juge d’instruction», a été choisi par le législateur. Ce modèle implique que le ministère public conduit la procédure préliminaire, poursuit les infractions dans le cadre de l’instruction et le cas échéant dresse l’acte d’accusation et soutient l’accusation.
En d’autres termes, le CPP «présente l’inconvénient d’induire une forte concentration de pouvoirs entre les mains du ministère public». Celui-ci est responsable d’investiguer, avec un soin égal, les circonstances qui peuvent être à la charge et à la décharge du prévenu, mais, quelles que soient les garanties légales, ce mélange des genres a déjà été maintes fois dénoncé: l’autorité dont le rôle, autant historiquement que présentement, est de soutenir l’accusation est-elle en mesure de considérer «avec un soin égal» l’innocence? En réalité, dénoncent les praticiens, le ministère public a «tendance à préparer son futur dossier d’accusateur».
Comme le Conseil fédéral l’a reconnu, dans la mise en place du modèle choisi, «il importe de prévoir des mesures telles que l’instauration d’un tribunal des mesures de contrainte et un renforcement des droits de la défense, afin de faire contrepoids au pouvoir étendu dont dispose le ministère public». C’est ainsi que le CPP a mis en place une telle juridiction, laquelle est seule compétente pour ordonner la détention provisoire. Ce tribunal, selon le Message, «constitue un indispensable contrepoids aux pouvoirs de la police et du ministère public».
Le CPP laisse cependant volontairement une très grande marge de manœuvre aux cantons dans la mise en place de celui-ci, exigeant seulement que ses membres ne puissent pas statuer au fond dans la même affaire. Le tribunal des mesures de contrainte se conçoit indéniablement comme indépendant du ministère public, devant «incarner le contrepoids nécessaire aux pouvoirs conférés à l’accusation».
Toutefois, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer la proximité de ce tribunal avec l’accusation, donc le ministère public. À Genève, des statistiques peu flatteuses ont été rendues publiques: dans 97% des cas, le tribunal des mesures de contrainte ordonne la détention lorsqu’elle est requise par le ministère public, un chiffre pour le moins dictatorial. La formulation des décisions du tribunal a également été critiquée, celles-ci reprenant à l’identique ou presque non seulement le style, mais également les termes des demandes de détention adressées par le ministère public, laissant l’impression que les causes sont préjugées dans le sens voulu par l’accusation, par un juge unique ayant par ailleurs systématiquement exercé auparavant la fonction de procureur.
La controverse est telle que la Commission des visiteurs officiels du Grand Conseil s’est saisie de la question pour proposer d’adjoindre au juge unique deux juges assesseurs, allant jusqu’à poser la question d’un éventuel rôle de «chambre d’enregistrement des demandes du ministère public».
Un élément qui n’est décidément pas de nature à dissiper ces craintes, et que nous dénonçons ici, est une pratique que nous avons récemment découverte: lorsqu’il adresse une demande de détention provisoire au tribunal des mesures de contrainte, le ministère public adresse systématiquement, en plus de la demande signée numériquement en PDF, une version Word du même document. Cette pratique est pourtant en contradiction avec l’art. 6 al. 1 de l’ordonnance sur la communication électronique dans le cadre de procédures civiles et pénales et de procédures en matière de poursuite pour dettes et de faillite, qui exige l’utilisation du format PDF. Pourquoi alors le ministère public ajouterait-il systématiquement à sa demande adressée dans les formes prescrites la version Word de celle-ci à l’attention du tribunal?
Cette façon de faire pose réellement question. En effet, lorsqu’on ajoute à ce constat le reproche déjà maintes fois exprimé que les décisions du tribunal des mesures de contrainte reprennent à l’identique ou presque non seulement le style, mais également les termes des demandes de détention adressées par le ministère public, la crainte la plus vraisemblable est que cet envoi facilite la reprise par le tribunal – osons le dire, via copier-coller – de la demande de détention provisoire.
Mais alors, ce constat fait naître des doutes sur la manière dont le tribunal des mesures de contrainte exerce, en tout cas à Genève, son mandat légal. L’envoi systématique au tribunal des mesures de contrainte, par le ministère public, de la version Word de sa demande de détention provisoire, est de nature à confirmer les craintes exprimées par les praticiens: l’accusation va jusqu’à soumettre à l’autorité chargée de son contrôle les considérants pré-écrits de sa future ordonnance, l’encourageant ainsi à suivre sa position. Cette pratique n’est pas compatible avec la nécessaire indépendance de la juridiction saisie, ni avec le principe d’égalité des armes.
Malheureusement, le protectionnisme dont font preuve les juridictions d’appel permet difficilement d’espérer un changement de paradigme. Nous invitons donc instamment le législateur genevois, auprès de qui le PL 12840 est toujours en traitement, à véritablement réfléchir au fonctionnement effectif, et non pas seulement théorique, du tribunal des mesures de contrainte.
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