L'autorité parentale conjointe après le divorce doit-elle devenir la règle? Cette question fait actuellement l'objet d'une révision du Code civil et occupe les esprits du lac Léman jusqu'au lac de Constance. Mais, en Suisse romande, elle suscite moins de controverse: l'autorité conjointe y est plus facilement accordée qu'en Suisse alémanique. Dans les cantons de Genève, Vaud, Neuchâtel et du Jura réunis, une décision dans ce sens a été prise pour 53% des enfants de parents divorcés en 2009 et même 57% en 2010 (chiffres de l'Office fédéral de la statistique). Pendant ce temps, dans les cantons intégralement ou majoritairement de langue allemande, ces proportions restaient de 35% en 2009 et de 44% en 2010.
Les spécialistes interrogés par plaidoyer sont conscients de cette différence, en peinant toutefois à l'expliquer. Ils évoquent souvent une différence de culture et de mentalité. Pour Philippe Meier, professeur à l'Université de Lausanne, «l'aspect symbolique de cette autorité joue un rôle plus important que ses conséquences juridiques. Elle exprime le partage des responsabilités parentales, qui est bien ancré dans les mentalités. Refuser l'autorité parentale conjointe revient à nier cette co-responsabilité, à remettre en cause l'apport d'un parent dans le passé, mais aussi (et surtout) à mettre en doute sa capacité à assumer son rôle à l'avenir. En Suisse romande, ce signe fort de défiance est devenu socialement incorrect.»
A Genève, Doris Leuenberger, avocate, met également en avant l'aspect symbolique de l'autorité conjointe: «Si elle est refusée, cela est souvent perçu par les pères comme une punition. Ils ont en effet l'impression qu'on les prive de leurs enfants. Même si, en pratique, le partage de l'autorité ne change pas totalement la situation par rapport à l'autorité exclusive. En effet, le parent qui ne la détient pas a néanmoins le droit d'obtenir les renseignements et les informations essentielles concernant son enfant, notamment de tiers, de même qu'il doit être consulté s'agissant des décisions importantes pour le développement de celui-ci (comme le prévoit l'art. 275a CC ).»
Une décision des parents
Dans les faits, les modèles de conventions de divorce avec partage de l'autorité parentale circulent probablement davantage en Suisse romande. «Les couples en train de divorcer ont tendance à se baser sur la convention de leurs amis qui ont vécu cette expérience», constate l'avocate bernoise Andrea Kaiser, qui exerce notamment à cheval sur les deux régions linguistiques, à Bienne. Et, «en pratique, ce n'est pas le tribunal qui accorde l'autorité parentale conjointe, mais le parent gardien qui l'accorde à l'autre, sous réserve d'une ratification par le tribunal», constate Mary Monnin, avocate à Yverdon, laquelle souligne, comme Andrea Kaiser, qu'un refus du juge est exceptionnel. En Suisse alémanique en revanche, «les couples en train de divorcer arrivent souvent au tribunal sans savoir ce qu'ils veulent», constate l'avocate zurichoise Kathrin Thomann, spécialiste FSA en droit de la famille. En pareille situation, le tribunal peut exercer une certaine influence sur les parties.
Kathrin Thomann fait par ailleurs le lien entre le «röstigraben» évoqué et l'étendue du droit de visite: «Chez les Romands, ce dernier est plus généreux.» Le pas à franchir pour accorder l'autorité parentale conjointe est ainsi moins grand, puisque, dans les faits, le parent non gardien a davantage de droits concernant ses enfants qu'en Suisse alémanique. Une observation partagée par Anne Reiser, avocate à Genève, qui souligne que, plus on vit avec son enfant, grâce à un droit de visite étendu, plus on est apte à participer aux décisions le concernant.
Dans les milieux spécialisés, on entend souvent dire que l'attribution de l'autorité parentale conjointe est liée à l'offre de structures d'accueil pour les enfants. Un argument difficile à prouver, car les éléments chiffrés font défaut. L'Office fédéral de la statistique enregistre les lieux de garde ou les crèches, mais sans indiquer le nombre de places. De plus, il n'existe pas de statistiques sur les autres modes de garde, telles que les mamans de jour.
S'il s'avérait que les structures d'accueil étaient effectivement plus nombreuses en Suisse romande, encore faudrait-il faire le lien avec le «röstigraben» induit par le divorce. A l'Office fédéral de la justice, Felix Schöbi, chef du Secteur du Code civil et de la procédure civile, a de la peine à y croire, tandis que l'avocate zurichoise Kathrin Thomann estime que cette relation est imaginable, car une meilleure offre en matière de garde laisse penser que les mères sont plus souvent actives professionnellement: «Dit de manière caricaturale, ces mères n'ont ni le temps ni le besoin de manifester leur pouvoir au moment du divorce...»
Rôles des conjoints
De manière plus générale, Catherine Jaccottet Tissot, avocate à Lausanne, voit un lien possible entre le fonctionnement de la famille et l'autorité parentale: «Une conception plus traditionnelle des rôles des conjoints prévaut peut-être en Suisse alémanique, la Suisse romande connaissant davantage le partage des tâches concernant les enfants. Le partage de l'autorité parentale après un divorce s'en trouve ainsi favorisé. Une autre hypothèse, qu'il y aurait lieu de vérifier, tient au clivage existant chez les féministes: «les Romandes seraient plutôt favorables à l'autorité conjointe comme règle générale, car elle va de pair avec la répartition des tâches entre les parents. Tandis que les Alémaniques y seraient davantage opposées, car elles en font une question de partage du pouvoir.»
A Genève, Anne Reiser pense que le coût de la vie particulièrement élevé qui sévit dans une grande partie de la Suisse romande joue aussi un rôle: «Davantage de femmes travaillent à temps partiel, voire à plein temps, pour contribuer aux charges des deux foyers partagés par l'enfant. Elles voient ainsi tout l'intérêt d'avoir des moments à elles, pour souffler, quand le père prend l'enfant plus souvent et, ainsi, participe davantage à la responsabilité parentale.»
Quelle que soit l'importance des différents facteurs évoqués, il n'en reste pas moins que, à l'heure actuelle, les tribunaux romands accordent l'autorité conjointe dans plus de la moitié des cas, alors que cette solution déroge à la règle générale prévue par le Code civil. Ainsi, on peut se demander si une révision du Code civil suffirait à influencer la pratique. C'est peut-être la notion même d'autorité parentale conjointe qui varie entre les différentes régions linguistiques. A l'Office fédéral de la justice, Felix Schobi, livre son analyse: «Mon hypothèse est que cette notion se révèle, dans les faits, moins étendu en Suisse romande qu'en Suisse alémanique.» L'avocate bernoise Andrea Kaiser mène une réflexion semblable: «Peut-être que le concept de garde de l'enfant est si étendue en Romandie que l'autorité parentale conjointe en devient une pure question formelle.» A Zurich, sa consœur Kathrin Thomann pense que la révision produira tout de même des effets: «L'autorité partagée rappelle aux parents que même divorcés, ils sont les deux responsables de leurs enfants.» Et cela vaut pour les parents de l'ensemble de la Suisse.
Révision en préparation
Actuellement, l'autorité parentale conjointe n'est accordée que si les parents en font la demande conjointement, en présentant une convention déterminant la participation de chacun à la prise en charge de l'enfant (art. 133 al. 3 CC). Ainsi, l'autorité exclusive d'un des parents est bel et bien la règle. Cependant, à la suite d'un postulat du conseiller national Reto Wehrli, suivi d'une procédure de consultation, le Conseil fédéral demandait en 2009 à l'Office fédéral de la justice de préparer une modification du Code civil prévoyant que l'autorité parentale conjointe devienne la règle. En janvier 2011, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga informait que la révision était suspendue pour être complétée par des dispositions sur l'obligation d'entretien des enfants. Ce revirement a provoqué une levée de boucliers parmi les parlementaires et différents groupes d'intérêt. A un tel point que le Conseil fédéral a fait marche arrière et recommandé d'accepter la motion de la Commission des affaires juridiques du Conseil national du 8 avril 2011, selon laquelle l'autorité parentale conjointe doit rapidement s'imposer.