La loi, soit l’art. 265 II LP, protège le débiteur victime d’une faillite personnelle ayant abouti à la délivrance d’actes de défaut de biens aux créanciers qui n’ont pas été totalement remboursés. Il ne peut être tenu de payer ses anciennes dettes que s’il est «revenu à meilleure fortune». La loi ne définit pas cette notion. Selon la jurisprudence, la procédure de contestation du retour à meilleure fortune doit permettre au débiteur «de se relever de sa faillite et de se construire une nouvelle existence, à savoir de se rétablir sur les plans économique et social, sans être constamment soumis aux poursuites des créanciers renvoyés perdants dans la faillite»1. Il ne suffit pas qu’il dispose de ressources supérieures au minimum vital de l’art. 93 LP; il doit encore «pouvoir adopter un train de vie conforme à sa situation et, en plus, épargner»2.
Différences importantes
Savoir quel est le montant concrètement nécessaire au débiteur pour mener un train de vie conforme à sa situation relève du pouvoir d’appréciation du juge3. Les tribunaux détermineront ce montant en partant du montant de base de l’art. 93 LP, auquel s’ajoutent les dépenses indispensables (loyer, chauffage, assurance maladie), les dépenses incompressibles (contributions d’entretien, impôts) et les frais usuels (véhicule, radio, TV, ordinateur, assurances privées), l’ATF 135 III 424 admettant même les frais d’école privée et de deux voitures pour la famille.
A ce montant est encore ajouté un «taux de majoration», soit un supplément qui a longtemps différé d’un canton à l’autre (de 50% du montant de base à Soleure ou en Argovie jusqu’à 100% à Bâle, à Neuchâtel, au Jura ou en Valais4). Désormais, selon le TF, si l’autorité cantonale a déjà compté largement les dépenses du débiteur et de sa famille (frais de deux voitures, école privée d’un enfant, impôts courants et arriérés), la majoration de 100% apparaît excessive et il convient de la réduire à 50%5. En pratique, comme le montre un sondage entrepris par notre homologue alémanique plädoyer auprès de 19 tribunaux alémaniques, ce pourcentage peut aller de 25% (Tribunal de district d’Aarau) à 100% du montant de base (Tribunal régional de Berne-Mittelland), ce qui, pour un montant de base de 1200 fr. pour une personne seule, représente un supplément pouvant aller, au pire, de 300 fr. à 1200 fr. dans le meilleur des cas. Une différence importante6.
Sébastien Mercier, collaborateur juridique au Service Dettes Conseil de Caritas, n’a pas l’impression que la récente jurisprudence fédérale ait unifié les pratiques et limité les inégalités de traitement. «A Genève, par exemple, aucun de mes collègues n’a vu de décision comprenant un supplément inférieur au 100% du montant de base. C’est le cas d’une décision du Tribunal de première instance de ce canton (11e Chambre) du 4 janvier 2010 qui ne cite pas l’arrêt en question. A l’inverse, une décision du juge civil du Tribunal de première instance du Jura du 28 octobre 2010 admet un important inventaire de charges indispensables, frais incompressibles et dépenses usuelles et ne retient qu’un supplément de 50%, conformément à la décision du TF. Cependant, il semble que ce tribunal voie, dans cette jurisprudence, une application automatique du forfait de 50%, alors qu’il doit être différencié selon les charges prises en compte. Il existe aussi des jugements trop sévères, comme cette décision de la justice de paix du district de Lausanne du 15 janvier 2013 qui retient peu de postes au titre de charges indispensables, frais incompressibles et dépenses usuelles, tient compte d’un 13e salaire qui n’existe pas et ne retient qu’une majoration de 50%, alors qu’un forfait proche de 100% paraîtrait plus adéquat.»
Sébastien Mercier relève «un problème de sensibilité aux problèmes de surendettement. Pour l’instant, peu de juges admettent que les arrangements de paiement en cours doivent être pris en compte dans les charges incompressibles pour permettre un désendettement complet. Dans une décision de la justice de paix de Lausanne du 9 juillet 2013, nous avons eu la satisfaction de voir que le rachat d’anciens actes de défaut de biens était reconnu au titre de dépense usuelle. Dans le même temps, nous n’avons pas compris le refus de prendre en compte des cotisations minimes au 3e pilier, alors que ces indépendants avaient perdu l’entier de leur 2e pilier et devaient bien se reconstituer une retraite décente.» Selon l’enquête de plädoyer, le Tribunal cantonal d’Obwald admet, lui, les versements au 3e pilier, lorsqu’il existe une lacune de prévoyance.
Saisies plus ou moins rapides
Eric Muster, chargé de cours à l’Université de Lausanne, qui défend régulièrement des débiteurs en justice, admet «des problèmes de coordination non réglés, certains juges de paix admettant la prise en compte d’arriérés d’impôts et d’autres pas». Il relève une autre différence de traitement. «Si le juge déclare l’opposition irrecevable, il va déterminer dans quelle mesure le débiteur est revenu à meilleure fortune. Le Tribunal fédéral a dicté la manière de faire7. Le juge arrête le montant global de la saisie, puis l’Office des poursuites fixe la saisie jusqu’à concurrence de son minimum vital strict selon l’art 93 LP. On constate cependant des pratiques divergentes, certains juges calculant encore le retour à meilleure fortune mensuellement (et saisissant, par exemple, 300 fr. sur 12 mois pour un retour à meilleure fortune de 3600 fr., ce qui est plus favorable au poursuivi), alors que, dans d’autres cas, l’office va réduire le débiteur au minimum vital strict et saisir 1000 fr. par mois, afin d’arriver plus rapidement au même résultat.» Dans ce dernier cas, constate Sébastien Mercier, «l’effet protecteur de la faillite peut très facilement disparaître et la personne se surendetter denouveau en ne pouvant plus payer ses impôts courants et autres dépenses dépassant son minimum vital au sens strict».
Dans le canton de Vaud, selon le témoignage de deux représentants des Offices des poursuites lausannois et d’un juge de paix, cet arrêt du TF est resté méconnu. Youri Diserens, président de l’Association des agents d’affaires brevetés vaudois, compétents devant les juges de paix, a, lui, l’impression que le Tribunal cantonal a joué son rôle d’autorité de surveillance en faisant circuler cette décision et garantissant une approche similaire. En tout cas, à Fribourg, des décisions judiciaires ont récemment décrété le retour à meilleure fortune sans déterminer le montant effectif du retour à meilleure fortune, comme l’exige l’art. 265a III LP, témoigne Sébastien Mercier.
Avances de frais variables
Autre inégalité: celle de l’accès au juge. «Comme il n’existe pas de recours contre la décision du juge de retour ou non à meilleure fortune, tout est en principe saisissable et il faut faire une action au fond en constatation pour alléguer tous les moyens de preuve (art. 265a IV LP). Les avances de frais dépendent du droit de procédure cantonal et sont importantes», poursuit Eric Muster. De 7000 francs pour un acte de défaut de biens de 150 000 fr. dans le canton de Vaud et de 10 000 à 15 000 fr. à Fribourg.
Enfin, la possibilité introduite à l’art. 265a III LP, selon laquelle le juge peut déclarer saisissables des biens appartenant à des tiers, lorsque le débiteur en dispose économiquement et que le droit du tiers a été constitué par le débiteur dans l’intention reconnaissable par le tiers d’empêcher le retour à meilleure fortune, est jusqu’ici restée lettre morte, constatent tant l’enquête de plädoyer qu’Eric Muster. Un des rares cas d’application concerne un débiteur qui percevait un bas salaire en étant employé dans l’entreprise de sa femme, qu’il dirigeait dans les faits. Le tribunal attribua donc une partie de la valeur de l’entreprise à la fortune du débiteur.
1 ATF 135 III 424 c. 2.1.
2 Ibid.
3 ATF 129 III 385, 388 c. 5.1.1.
4 MUSTER, Eric, Le retour à meilleure fortune: un état des lieux, in Bulletin des préposés aux poursuites et faillites 2013, p. 6.
5 D’avis qu’il faut retenir une majoration de 50%, surtout lorsque les charges ont été calculées généreusement: MUSTER, Eric, ibid.
6 A cette différence s’ajoute celle de la réserve d’économies jugée admissible, qui peut aller de 5000 francs (Appenzell Rhodes extérieures) à 15 000 francs (Nidwald). La plupart des autres tribunaux la laissent à l’appréciation du juge, ou permettent une réserve à hauteur des frais d’entretien de un (tribunal cantonal de Schaffhouse) à trois mois maximum (tribunal de district de Schwyz).
7 Arrêt du Tribunal fédéral du 19 avril 2010, 5A_21/2010, c. 5.
«Il manque une procédure permettant un vrai désendettement»
«Notre droit suisse n’est pas outillé pour permettre une véritable procédure d’assainissement des particuliers», estime Nicolas Jeandin, qui enseigne le droit de l’exécution forcée à l’Université de Genève. «Le fait de se déclarer en faillite ne permet au débiteur que d’obtenir un délai pour souffler. Quant aux articles permettant le règlement amiable des dettes (art. 333 ss LP), ils sont restés largement lettre morte, car le règlement ne peut être adopté que si tous les créanciers sont d’accord, et il y en a toujours un pour s’y opposer», poursuit-il. «Une fausse bonne idée qui ne marche pratiquement jamais», confirme Youri Diserens, président des agents d’affaires brevetés dans le canton de Vaud. La procédure du concordat (art. 305 LP) exige, elle aussi, d’obtenir l’aval d’une majorité des créanciers (majorité simple des créanciers et deux tiers des créances ou un quart des créanciers représentant trois quarts des créances), ce qui est difficile à obtenir, notamment vis-à-vis du fisc et de certaines banques. En outre, c’est une procédure lourde et coûteuse, nécessitant de financer une assemblée des créanciers.
«C’est pourquoi cette procédure est très peu utilisée dans le désendettement des particuliers, constate Sébastien Mercier de Caritas. Je serais personnellement favorable à un système où la faillite personnelle serait remplacée par une procédure d’insolvabilité telle qu’elle existe en droit allemand. L’«Insolvenzordnung (InsO)» prévoit de réduire le débiteur au minimum vital durant trois à six ans1, durant lesquels il doit s’efforcer de diminuer ses dettes. Au terme de ce délai, il est libéré des sommes encore dues. Ses créanciers ne peuvent plus s’en prendre à lui, peu importe les dettes encore courantes; ils n’ont pas leur mot à dire. En droit suisse, en revanche, le débiteur est toujours à la merci des créanciers avec lesquels il doit trouver un accord. Je souhaite qu’une telle procédure soit aussi introduite dans notre pays.»
Le 27 septembre dernier, une interpellation du député Claude Hêche (13.3994) a demandé au Conseil fédéral quelle appréciation il portait sur la procédure allemande de désendettement et sur son éventuelle adaptation au contexte suisse, soulignant les avantages de cette solution. David Rüetschi, chef de la division de droit civil et de procédure civile à l’Office fédéral de la justice, indique que le Conseil fédéral rédigera une réponse écrite à ce sujet avant la prochaine session du Conseil des Etats. «Personnellement, je pense qu’il est effectivement nécessaire d’examiner la question de l’introduction d’une telle procédure en droit suisse, car il faut aussi penser au désendettement des particuliers et non seulement à celui des entreprises, sur lequel s’est penché la dernière révision du droit de l’assainissement. Mais il y a peu de lobbying dans ce sens2», constate-t-il.
S’agissant des différences de traitement constatées dans l’application de la notion de retour à meilleure fortune, David Rüetschi relève qu’il «est très difficile d’agir. Nous exerçons la haute surveillance sur les Offices des poursuites, mais non sur les tribunaux. C’est le Tribunal fédéral qui a cette responsabilité, mais beaucoup de cas ne lui sont pas soumis. Cette question relève de l’appréciation du juge, c’est pourquoi il serait difficile de la régler par le biais d’une ordonnance.» (sfr)
1 A la suite d’une révision législative, une durée de trois ans est suffisante si la personne réussit pendant ce temps à rembourser le 35% de ses dettes. Pour Dettes Conseils Suisse, faîtière des services de désendettement à but non lucratif, la durée de six ans est trop longue, tout comme pour Caritas Suisse.
2 A l’exception des spécialistes du désendettement, lire notamment l’article de Mario Roncoroni, directeur adjoint du Service bernois d’assainissement des dettes, «Der Weg in die garantierte Schuldenfreiheit, ein Plädoyer für die Restschuldbefreiung in der Schweiz», in SozialAktuell N° 2, février 2013, pp. 24-25, qui propose l’introduction d’une procédure judiciaire remettant le règlement des dettes à l’appréciation du juge dans le cas où certains créanciers bloquent la possibilité d’un accord.